Les mœurs du tigre, récit de chasse/Chapitre IV

Le monde illustré (Parutions des 8, 15 et 22 mai 1886p. 35-43).

IV

LA CHASSE DU TIGRE



Le fait suivant s’est passé dans les Nielgherries, dans cette station d’Ootakamund que les Anglais ont transformée en sanitarium. Les héros sont mes proches, mes plus proches parents.

En 1869, M. de F…, un Français, depuis longtemps fixé dans l’Inde, abandonna les « hauts » pour se transporter au sud, dans le voisinage de la côte Malabar. Il y venait surveiller une plantation de café, et y menait avec lui toute sa famille, qui comprenait, outre Mme de F…, six enfants dont le plus âgé — une fille — avait alors une dizaine d’années. Un frère, plus jeune de deux ans, était le véritable chef de la petite troupe, qui prenait souvent ses ébats dans le voisinage de la maison d’habitation.

J’ai dit plus haut que les monts Nielgherries sont infestés de tigres. M. de F…, malgré ses occupations, ne négligeait pas la chasse, car le gibier abonde dans ces magnifiques régions. Il y a de superbes occasions pour les beaux coups de fusil, et le bâgh, si carnassier qu’il puisse être, n’en laisse pas moins de fort beaux dividendes aux destructeurs humains.

Dans ses excursions, M. de F… visitait les villages hindous et avait l’occasion d’y recueillir des renseignements sur les mœurs et habitudes des terribles voisins que leur avait donnés la nature. Je tiens de lui des assertions absolument précises sur la force prodigieuse du tigre.

En une circonstance, il fut prévenu qu’un de ces animaux avait poussé l’audace jusqu’à pénétrer au cœur même d’un village. Il y avait dévoré plusieurs moutons à la barbe des bergers terrifiés. Ceux-ci n’avaient eu que le temps de se réfugier sur des arbres. Le tigre, en effet, contrairement aux croyances de nombre de gens, diffère entièrement du chat et du jaguar sous ce rapport. Il ne grimpe pas. Tout au plus pourrait-il, d’un bond, se placer sur les plus basses branches de quelques gros arbres, comme le banyantree.

L’animal reparut à plusieurs reprises, mais en faisant montre d’une extrême prudence, ce qui ne l’empêchait point d’être le plus rusé et le plus adroit voleur que l’on pût imaginer.

Une nuit, il franchit la palissade d’enclos d’un kraal. Cette palissade avait trois mètres de hauteur, ce qui est déjà fort raisonnable. Malheureusement elle n’avait pas partout les mêmes dimensions. Elle s’abaissait même d’un mètre sur l’une de ses faces. Le coquin vit promptement le parti qu’il pouvait tirer de cette inégalité. Il dut se dire, comme le bouc de La Fontaine :


Ce n’est pas tout de boire, il faut sortir d’ici.


Aussi sa résolution fut-elle bientôt prise. La crainte de se laisser surprendre lui fit choisir le moyen le plus court. Il s’empara d’une vache, et, avec cet énorme fardeau, escalada les deux mètres de la muraille. Le fait fut absolument constaté par les traînées de sang laissées avec les marques de griffes sur le bois. On retrouva le cadavre éventré et à moitié dévoré de la pauvre bête à près de deux milles au-delà. Le sang guida les recherches. Mais, chose singulière, à proportion que les empreintes du fauve se faisaient plus distinctes et plus profondes, l’herbe était de moins en moins foulée. Le tigre n’avait donc pas traîné sa victime pendant ce long parcours. Il l’avait littéralement portée sur ses robustes épaules.

Quelques jours plus tard, le monstre renouvela son exploit en plein jour, devant une dizaine de témoins. Il fut donc impossible de conserver l’ombre d’un doute à cet égard. On put voir le gigantesque félin jeter la vache sur son dos, se bornant à laisser traîner les cornes sur le sol, et bondir sous cette masse pesante avec une légèreté presque égale à celle qu’il aurait déployée dans toute la liberté de ses mouvements.

Toutes les tentatives pour l’attirer dans un piège, pour le surprendre à l’affût demeurèrent infructueuses. On avait affaire à un vieux routier, malin comme un singe, et qui prisait plus l’habileté que la force. « Ce tigre là — me disait M. de F… — avait dû entendre siffler bien des balles à ses oreilles. » Il ne se hasardait point, sachant que sa vitesse ne pouvait égaler celle du plomb lancé par un fusil.

Pendant quelques jours l’animal, se sentant traqué, fit le mort. On finit par croire qu’il avait émigré vers d’autres régions. Il n’en était rien.

Un matin, comme quatre des enfants de M. de F…, entraînés par leurs jeux, avaient dépassé la lisière du village, il leur arriva de s’avancer outre mesure sur la berge d’un petit ruisseau aux eaux claires et limpides. Le ruisseau n’avait pas dix mètres de largeur, et son lit, bordé d’herbe fraîche et pavé de cailloux ronds, était de ceux qu’un enfant traverse sans se mouiller plus haut que le genou. Une partie fort animée commença. La gaité atteignit promptement son plus haut niveau et, les ricochets et les cabrioles aidant, on perdit toute notion de la durée et de l’heure du retour.

Quelque chose se produisit alors qui rappela à nos étourdis l’imprudence qu’ils avaient commise et leur inspira du devoir une idée qu’ils n’avaient peut-être pas eue jusque-là.

Soudain un bruit sourd, un grondement rauque s’éleva du milieu des herbes qui bordaient la rive opposée du petit cours d’eau, et les enfants purent voir un tigre gigantesque sortir du feuillage. Il s’avança, la langue rouge et pendante, vers le ruisseau, et y but longuement, avec une évidente volupté. Le vent venait de lui et portait vers les enfants.

Immobiles, cloués par la terreur, ceux-ci n’osaient bouger de leur place. Le monstre ne les avait pas vus. Mais il pouvait les voir d’un instant à l’autre et fondre sur eux. De plus, le jour baissait visiblement et, dans ces régions voisines de l’équateur, le crépuscule est insignifiant. Le soleil tombe d’une seule chute derrière l’horizon et les étoiles lui succèdent sans transition. Certes, le village n’était pas loin, mais il fallait encore qu’il ne fit pas nuit noire pour se guider dans la retraite. Que faire ? À quel parti s’arrêter ?

Ce fut le petit Eugène, dont j’ai parlé, qui, par un acte de virilité bien extraordinaire à cet âge, brusqua la situation et assura le salut de toute la bande. Se plaçant devant ses frères et sœurs, sans hésitation comme sans forfanterie, il leur enjoignit de se retirer un à un, sans bruit, dans la direction du village. Cette tactique réussit. Déjà trois des enfants avaient atteint les premières huttes, quand un faux pas que fit l’un d’eux rompit le silence, en faisant crier les cailloux du chemin.

Le bâgh releva la tête, et regarda longuement le groupe enfantin, attachant surtout ses regards sanglants sur le petit héros qui s’était vaillamment dévoué. Il parut mesurer de l’œil la largeur du ruisseau, fit mine d’y descendre ; mais, vaincu par l’horreur instinctive que tous les félins ont de l’eau, il parut réfléchir et se disposa à le franchir d’un bond. Au reste, ce n’était qu’un jeu pour lui, car, je me hâte de le dire, le « seigneur » n’était autre que le voleur de vaches.

Heureusement, Eugène de F…, était doué d’une de ces volontés puissantes qui caractérisent les hommes de grandes ressources. Il ne perdit pas un instant le sentiment de sa position. Une idée lui traversa l’esprit et s’y grava profondément avec l’implacable ténacité des résolutions décisives. Il avait à la main un petit jonc qui lui servait de canne. L’élever à la hauteur de l’épaule, horizontalement, et coucher en joue le tigre fut pour lui l’affaire d’une seconde. Le résultat fut immédiat et prodigieux. Le monstre, qui s’était tapi dans l’herbe et agitait déjà sa croupe de ce tremblement qui précède l’élan, s’arrêta net, se dressa sur ses pattes, montra son effroyable gueule dans un rictus démesuré et, finalement, disparut dans le feuillage.

Le petit garçon profita de ce répit pour rejoindre en quelques bonds ses devanciers. Le monstre ne l’eut pas plus tôt vu fuir qu’il franchit le filet d’eau et s’élança à sa poursuite. Mais Eugène, que son heureuse expérience venait d’instruire, se souvint à point de son jonc et de son geste. Une seconde fois, le bâton fut mis en joue et, une seconde fois, le bâgh, plus prudent que courageux, s’éclipsa. Ceci permit aux quatre enfants de trouver un abri dans une cabane. L’instant d’après le son du tam-tam, les clameurs des hommes, les aboiements des chiens mirent le tigre définitivement en fuite.


Le monstre s’arrêta net.