Les méthodes nouvelles de la mécanique céleste/Introduction

Gauthier-Villars et Fils (1p. 1-5).

LES MÉTHODES NOUVELLES
DE LA
MÉCANIQUE CÉLESTE.

TOME I.

INTRODUCTION.

Le Problème des trois corps a une telle importance pour l’Astronomie, et il est en même temps si difficile, que tous les efforts des géomètres ont été depuis longtemps dirigés de ce côté. Une intégration complète et rigoureuse étant manifestement impossible, c’est aux procédés d’approximation que l’on a dû faire appel. Les méthodes employées d’abord ont consisté à chercher des développements procédant suivant les puissances des masses. Au commencement de ce siècle, les conquêtes de Lagrange et de Laplace et, plus récemment, les calculs de Le Verrier, ont amené ces méthodes à un tel degré de perfection qu’elles ont pu suffire largement jusqu’ici aux besoins de la pratique. Je puis ajouter qu’elles y suffiront encore longtemps, malgré quelques divergences de détails ; il est certain néanmoins qu’elles n’y suffiront pas toujours, un peu de réflexion le fait très aisément comprendre.

Le but final de la Mécanique céleste est de résoudre cette grande question de savoir si la loi de Newton explique à elle seule tous les phénomènes astronomiques ; le seul moyen d’y parvenir est de faire des observations aussi précises que possible et de les comparer ensuite aux résultats du calcul. Ce calcul ne peut être qu’approximatif et il ne servirait à rien, d’ailleurs, de calculer plus de décimales que les observations n’en peuvent faire connaître. Il est donc inutile de demander au calcul plus de précision qu’aux observations ; mais on ne doit pas non plus lui en demander moins. Aussi l’approximation dont nous pouvons nous contenter aujourd’hui sera-t-elle insuffisante dans quelques siècles. Et, en effet, en admettant même, ce qui est très improbable, que les instruments de mesure ne se perfectionnent plus, l’accumulation seule des observations pendant plusieurs siècles nous fera connaître avec plus de précision les coefficients des diverses inégalités.

Cette époque, où l’on sera obligé de renoncer aux méthodes anciennes, est sans doute encore très éloignée ; mais le théoricien est obligé de la devancer, puisque son œuvre doit précéder, et souvent d’un grand nombre d’années, celle du calculateur numérique.

Il ne faudrait pas croire que, pour obtenir les éphémérides avec une grande précision pendant un grand nombre d’années, il suffira de calculer un plus grand nombre de termes dans les développements auxquels conduisent les méthodes anciennes.

Ces méthodes, qui consistent à développer les coordonnées des astres suivant les puissances des masses, ont en effet un caractère commun qui s’oppose à leur emploi pour le calcul des éphémérides à longue échéance. Les séries obtenues contiennent des termes dits séculaires, où le temps sort des signes sinus et cosinus, et il en résulte que leur convergence pourrait devenir douteuse si l’on donnait à ce temps une grande valeur.

La présence de ces termes séculaires ne tient pas à la nature du problème, mais seulement à la méthode employée. Il est facile de se rendre compte, en effet, que si la véritable expression d’une coordonnée contient un terme en

étant une constante et l’une des masses, on trouvera, quand on voudra développer suivant les puissances de , des termes séculaires

et la présence de ces termes donnerait une idée très fausse de la véritable forme de la fonction étudiée.

C’est là un point dont tous les astronomes ont depuis longtemps le sentiment, et les fondateurs de la Mécanique céleste eux-mêmes, dans toutes les circonstances où ils ont voulu obtenir des formules applicables à longue échéance, comme par exemple dans le calcul des inégalités séculaires, ont dû opérer d’une autre manière et renoncer à développer simplement suivant les puissances des masses. L’étude des inégalités séculaires par le moyen d’un système d’équations différentielles linéaires à coefficients constants peut donc être regardée comme se rattachant plutôt aux méthodes nouvelles qu’aux méthodes anciennes.

Aussi tous les efforts des géomètres, dans la seconde partie de ce siècle, ont-ils eu pour but principal de faire disparaître les termes séculaires. La première tentative sérieuse qui ait été faite dans ce sens est celle de Delaunay, dont la méthode est encore appelée sans doute à rendre bien des services.

Nous citerons ensuite les recherches de M. Hill sur la théorie de la Lune (American Journal of Mathematics, t. I ; Acta mathematica, t. VIII). Dans cette œuvre, malheureusement inachevée, il est permis d’apercevoir le germe de la plupart des progrès que la Science a faits depuis.

Mais le savant qui a rendu à cette branche de l’Astronomie les services les plus éminents est sans contredit M. Gyldén. Son œuvre touche à toutes les parties de la Mécanique céleste, et il utilise avec habileté toutes les ressources de l’Analyse moderne. M. Gyldén est parvenu à faire disparaître entièrement de ses développements tous les termes séculaires qui avaient tant gêné ses devanciers.

D’autre part, M. Lindstedt a proposé une autre méthode beaucoup plus simple que celle de M. Gyldén, mais d’une portée moindre, puisqu’elle cesse d’être applicable quand on se trouve en présence de ces termes, que M. Gyldén appelle critiques.

Grâce aux efforts de ces savants, la difficulté provenant des termes séculaires peut être regardée comme définitivement vaincue et les procédés nouveaux suffiront probablement pendant fort longtemps encore aux besoins de la pratique.

Tout n’est pas fait cependant. La plupart de ces développements ne sont pas convergents au sens que les géomètres donnent à ce mot. Sans doute, cela importe peu pour le moment, puisque l’on est assuré que le calcul des premiers termes donne une approximation très satisfaisante ; mais il n’en est pas moins vrai que ces séries ne sont pas susceptibles de donner une approximation indéfinie. Il viendra donc aussi un moment où elles deviendront insuffisantes. D’ailleurs, certaines conséquences théoriques que l’on pourrait être tenté de tirer de la forme de ces séries ne sont pas légitimes à cause de leur divergence. C’est ainsi qu’elles ne peuvent servir à résoudre la question de la stabilité du système solaire.

La discussion de la convergence de ces développements doit attirer l’attention des géomètres, d’abord pour les raisons que je viens d’exposer et en outre pour la suivante : le but de la Mécanique céleste n’est pas atteint quand on a calculé des éphémérides plus ou moins approchées sans pouvoir se rendre compte du degré d’approximation obtenu. Si l’on constate, en effet, une divergence entre ces éphémérides et les observations, il faut que l’on puisse reconnaître si la loi de Newton est en défaut ou si tout peut s’expliquer par l’imperfection de la théorie. Il importe donc de déterminer une limite supérieure de l’erreur commise, ce dont on ne s’est peut-être pas assez préoccupé jusqu’ici. Or les méthodes qui permettent de discuter les convergences nous donnent en même temps cette limite supérieure, ce qui en accroît beaucoup l’importance et l’utilité. On ne devra donc pas s’étonner de la place que je leur accorderai dans cet Ouvrage, bien que je n’en aie peut-être pas tiré tout le parti qu’il eût convenu.

Je me suis moi-même occupé de ces questions et j’y ai consacré un Mémoire qui a paru dans le tome XIII des Acta mathematica ; je m’y suis surtout efforcé de mettre en évidence les rares résultats relatifs au Problème des trois Corps, qui peuvent être établis avec la rigueur absolue qu’exigent les Mathématiques. C’est cette rigueur qui seule donne quelque prix à mes théorèmes sur les solutions périodiques, asymptotiques et doublement asymptotiques. On pourra y trouver, en effet, un terrain solide sur lequel on pourra s’appuyer avec confiance, et ce sera là un avantage précieux dans toutes les recherches, même dans celles où l’on ne sera pas astreint à la même rigueur.

Il m’a semblé, d’autre part, que mes résultats me permettaient de réunir dans une sorte de synthèse la plupart des méthodes nouvelles récemment proposées, et c’est ce qui m’a déterminé à entreprendre le présent Ouvrage.

Dans ce premier Volume, j’ai dû me borner à l’étude des solutions périodiques du premier genre, à la démonstration de la non-existence des intégrales uniformes, ainsi qu’à l’exposition et à la discussion des méthodes de M. Lindstedt.

Je consacrerai les Volumes suivants à la discussion des méthodes de M. Gyldén, à la théorie des invariants intégraux, à la question de la stabilité, à l’étude des solutions périodiques du second genre, des solutions asymptotiques et doublement asymptotiques, et enfin aux résultats que je pourrais obtenir d’ici à leur publication.

En outre, je serai forcé, sans aucun doute, de revenir, dans les Volumes suivants, sur les matières traitées dans le Tome Ier. La logique en souffrira un peu, il est vrai, mais il est impossible de faire autrement dans une branche de la Science qui est en voie de formation et où les progrès sont incessants. Je m’en excuse donc d’avance.

Une dernière remarque : on a l’habitude de mettre les résultats sous la forme la plus convenable au calcul des éphémérides en exprimant les coordonnées en fonctions explicites du temps. Cette façon de procéder présente évidemment de grands avantages, et je m’y suis conformé le plus souvent que j’ai pu ; cependant, je ne l’ai pas fait toujours et j’ai mis fréquemment les résultats sous forme d’intégrales, c’est-à-dire sous forme de relations implicites entre les coordonnées seules ou entre les coordonnées et le temps. On peut se servir d’abord de ces relations pour vérifier les formules qui donnent explicitement les coordonnées. Mais ce n’est pas tout ; le véritable but de la Mécanique céleste n’est pas de calculer les éphémérides, car on pourrait se contenter alors d’une prévision à brève échéance, mais de reconnaître si la loi de Newton est suffisante pour expliquer tous les phénomènes. À ce point de vue, les relations implicites dont je viens de parler peuvent rendre les mêmes services que les formules explicites ; il suffit, en effet, d’y substituer les valeurs observées des coordonnées et de vérifier si elles sont satisfaites.


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