Les loisirs du chevalier d'Éon/1/Pologne/X


CHAPITRE X.

Suite et fin des assemblées politiques pendant l’interrègne.


Diétines avant le sacre.1. L’Interrègne, comme on l’a dit dans le chapitre précédent, dure jusques au sacre du roi : ainsi c’est encore le primat qui envoie ses universaux dans toutes les provinces, pour avertir la noblesse d’assembler les diétines, & d’élire les nonces qui doivent assister tant au sacre qu’à la diette du couronnement.

Frais des funérailles du feu roi.2. Le primat & les conseillers tant du sénat que de l’ordre équestre, règlent la dépense & les préparatifs nécessaires pour les funérailles du roi défunt, dont les frais se prennent sur les biens qu’il a laissés.

Ordre du convoi.3. On n’oublie rien pour rendre le convoi magnifique & respectable : plusieurs évêques & abbés mitrés sont nommés pour accompagner le corps. Les officiers de la couronne & du grand duché, ceux de la cour, les principaux dignitaires de la noblesse, les gentils-hommes de la chambre, les domestiques du palais doivent s’y trouver avec une nombreuse escorte de l’élite des troupes du pays. Un sénateur séculier sert de maréchal dans cette cérémonie, en a le titre, & en porte le bâton pendant toute la marche.

Marche du convoi.4. Cette marche est fort longue, car outre qu’il y a quatre-vingts lieues de France à faire & qu’on va lentement, on s’arrête dans toutes les paroisses que l’on trouve en chemin : parce que l’usage veut que l’on chante dans chacune la messe des morts. Lorsqu’on arrive à Cracovie, on fait halte dans le fauxbourg de cette ville nommé Klepardie ; & l’on y met le corps en dépôt dans l’église collégiale de faint Florien, où il doit rester jusques au couronnement du nouveau roi.

Lieu du sacre.5. Le couronnement se faisoit autrefois à Gnesne, & l’on y gardoit les ornemens convenables pour une si grande cérémonie : mais depuis le sacre de Ladislas surnommé Lostik ou le nain, la ville de Cracovie est en possession de cet honneur. Néanmoins, quand la guerre ou d’autres circonstances l’exigent, un roi peut fort bien être sacré dans tout autre endroit, témoin le roi Stanislas qui le fut à Varsovie en 1705.

Le primat doit faire la cérémonie du sacre.6. Le primat doit sacrer le nouveau roi. Cette prérogative lui appartient en vertu d’un privilège accordé par Casimir IV & confirmé par le pape Alexandre VI. Une bulle de Sixte V prête une nouvelle force aux droits de l’archevêque de Gnesne : néanmoins si ce prélat étoit malade ou mort, ou si par quelques raisons mal fondées il refusoit de couronner un roi légitimement élu, l’évêque de Cujavie & à son défaut celui de Cracovie, ou tout autre prélat pouroit faire cette fonction. Les scissions font ordinairement naître la-dessus des irrégularités, dont les deux avant-dernières élections fournissent des exemples mémorables : mais l’accession subséquente de la république justifie tout, ainsi qu’on l’a dejà fait remarquer plusieurs fois.

Le roi ne peut entrer d’abord dans Cracovie.7. Lors qu’après les diétines, le tems du couronnement est arrivé, le roi élu, les sénateurs & les nonces doivent se rendre à Cracovie. L’ancien usage veut que le roi n’entre pas d’abord dans la ville, mais qu’il s’arrête dans les fauxbourgs ; & qu’au lieu d’aller loger au château, il demeure pendant quelques jours dans le palais nommé de la grande procuration. Là il harangue, donne audience aux personnes qui viennent lui parler d’affaires ou le féliciter.

8. Il faudroit entrer dans un long détail, pour rapporter toutes les circonstances & toutes les cérémonies du sacre ; on peut les voir dans plusieurs relations imprimées en différentes langues : ainsi nous n’en décrirons que l’essentiel, pour ne point sortir des bornes d’un simple abrégé.

Entrée solemnelle du nouveau roi.9. Aussitôt qu’on a fixé le jour de l’entrée publique, le roi se rend à un petit château éloigné de Cracovie d’environ une lieue. Les troupes & la bourgeoisie se rangent sous leurs drapeaux, & occupent en haie tout le terrein qui s’étend depuis la ville jusques au château en question. Tout étant ainsi préparé, le roi monte à cheval de même que les sénateurs, les ministres & les dignitaires de la noblesse, qui marchent devant le prince en bel ordre, chacun suivant le rang de sa dignité. Il faut observer que cette marche est d’autant plus nombreuse, que les grands officiers de Pologne & de Lithuanie ne peuvent avec décence manquer à cette cérémonie, & y manquent d’autant moins, que le sacre est la pompe où leurs charges sont principalement en vigueur, car dans les autres circonstances elles n’offrent pour la plupart que des titres honoraires.

10. En traversant le fauxbourg de Klepardie, le roi met pied à terre & s’arrête pendant quelques instans dans l’église de saint Florien ; où la coutume ordonne qu’il prie Dieu pour l’âme de son prédécesseur : & dans laquelle on lui présente ensuite le recteur & les principaux membres de l’université, qui viennent lui faire un compliment de félicitation.

11. Après cette cérémonie, tout le cortège dans le même ordre s’avance vers la ville. Arrivé à la première porte, le roi y trouve les magistrats, qui lui présentent les clefs dans un bassin de vermeil. Les rues, par où il passe ensuite, sont ornées d’arcs de triomphe & d’autres décorations superbes différents concerts interrompus par de fréquentes salves d’artillerie & de mousqueterie, se font entendre de tous côtés, & tout annonce la joie publique. Enfin la marche s’achève au château, ancienne demeure des premiers rois de Pologne, & riches monumens de la magnificence des Jagellons.

12. Les démarches du roi, pendant les trois jours qui précédent le couronnement, sont réglées par les constitutions.

Premier des trois jours avant le couronnement.13. Le premier jour, il sort à pied avec son cortège, & se rend au quartier nommé Kazimirie, pour y visiter la chapelle de Saint Stanislas située sur une colline appellée Skalka : c’est précisément l’endroit où ce prélat fut massacré par Boleslas le hardi. La piété polonoise, en assujettissant le nouveau roi à faire ce pèlerinage, veut qu’en quelque manière il expie par cette démarche le crime d’un de ses prédécesseurs.

Second jour.14. Le second jour est marqué pour porter le corps du roi défunt à l’église cathédrale. Son successeur suit le convoi, en tenant comme les autres un cierge en main : au surplus le cortège est si nombreux, & forme une si longue procession, que malgré que cette pompe funèbre commence d’assez bon matin à se mettre en mouvement, elle ne finit qu’à peine vers le soir.

Troisième jour. 15. Le troisième jour est consacré à célébrer les funérailles du roi défunt. Divers sénateurs y portent la couronne, le sceptre & le glaive renversé ; les drapeaux des palatinats & des territoires sont portés dans la même situation par les officiers de l’ordre équestre : enfin dans le dernier acte de cette pièce lugubre, les maréchaux de la couronne & du grand duché rompent leur bâton contre le tombeau, les chancelliers, les officiers, & les hommes d’armes en font autant de leurs sceaux, leurs drapeaux ou leurs lances. C’est encore un sentiment de piété, ou plutôt une idée morale qui fait qu’on amène là le nouveau roi ; car on s’imagine que, pour le mettre dans le cas de régner sagement, on doit lui présenter les horreurs de la mort & la fragilité des grandeurs du monde.

Sacre.16. Après ces trois jours si bien remplis, vient le jour du sacre qui n’est guère moins laborieux.

Premier17. Le roi doit se mette en habit habillement du roi.polonois dès le matin. À l’heure marquée par le primat, tous les évêques & les abbés mitrés viennent à la tête du clergé & de l’université le prendre dans son palais. Ils font suivis des sénateurs séculiers, des ministres de la république, des grands officiers, des nonces & autres membres de l’ordre équestre. Les ministres étrangers, s’il y en a sur les lieux, ne manquent pas d’y assister aussi, tant pour faire leur cour au prince & à la nation, que pour rendre la cérémonie plus belle & plus auguste.

Second habillement.18. L’assemblée subalterne s’arrête dans la cour & au bas de l’escalier, pendant que le primat, les évêques, les autres sénateurs, les ministres d’état & les ambassadeurs montent aux appartemens. Là le grand maréchal de la couronne met au roi les ornemens qu’il doit porter ce jour-là, par dessus son habit. Cette parure est riche, mais lourde, embarassante & capable de fatiguer cruellement.

Marche vers l’église.19. Aussitôt que le roi est paré de la sorte, le primat ayant fait une courte prière jette de l’eau bénite sur le monarque, & donne le signal pour se rendre à l’église. Quatre sénateurs séculiers marchent devant & portent sur de magnifiques carreaux, l’un la couronne, l’autre le sceptre, un troisième le globe ou la pomme d’or & le dernier le glaive. Ordinairement ces sénateurs sont le castellan & le palatin de Cracovie, le palatin & le castellan de Wilna ; mais les différentes circonstances amènent des variations qui procurent souvent cet honneur à d’autres personnes : aussi voit-on dans l’histoire qu’au sacre d’Auguste II il y eut des allemands qui firent les fonctions des charges polonoises : ce qui ne put être accompli sans exciter beaucoup de murmures.

Couronnement.20. En arrivant dans l’église, on place le roi sur son trône, & l’un des évêques de l’assemblée lui adresse un discours sur les vertus convenables aux grands princes, & le termine par les trois questions qui suivent avec les réponses que le roi doit y faire.

L’évêque. Voulez-vous garder la sainte foi qui nous a été donnée par des hommes catholiques, & faire de bonnes œuvres ? Le roi. Je le veux.

L’évêque. Voulez-vous être le protecteur & le défenseur de l’église & de ses ministres.

Le roi. Je le veux.

L’évêque. Voulez-vous gouverner, maintenir & défendre, suivant la justice de nos pères, le royaume que Dieu confie à vos soins ?

Le roi. Je le veux.

Serment.21. On lit ensuite à haute voix les pacta conventa & le roi renouvelle à genoux le serment de les observer, soit qu’il en ait déjà fait la cérémonie par lui-même, ou qu’elle ait été précédemment remplie par la bouche de son ministre. Il est bon de savoir que ce second ferment est ordinairement plus étendu que le premier, & qu’on le termine par la clause suivante, qui est sans difficulté d’une extrême importance, tant pour la république que pour son chef.

« S’il arrive, ce qu’à Dieu ne plaise ! que je viole mon serment dans quelquesuns des points mentionnés, les habitans du royaume & de tous les domaines de Pologne & Lithuanie ne seront plus tenus de m’obéir : au contraire en pareil cas je les tiens d’avance pour dûment affranchis de toute fidélité & de toute soumission envers moi. De plus je jure que je ne demanderai jamais aucune dispense de mon présent serment ; & que quand on me l’offriroit, je ne l’accepterois point. »

Sacre.C’est immédiatement, après cet engagement solemnel, que se fait le sacre ou l’onction avec l’huile sainte & les prières usitées, après quoi le roi se confesse & reçoit la communion des mains du primat.

Intronisation.22. Ce prélat met alors la couronne sur la tête du roi, le sceptre dans sa main droite & le globe ou la pomme d’or dans sa gauche & enfin l’épée bénite à son côté. Ces cérémonies étant achevées, le primat conduit le roi vers un autre trône, qui est dressé au milieu de l’église en face du maître-autel, & qui est plus magnifique & plus élevé que le premier ; & c’est ce qu’on appelle intronisation. Le primat, en faisant asseoir le prince sur ce trône, lui dit, « Assis-toi, & garde déformais la place que Dieu t’a donnée. »

23. La musique ayant chanté le Te Deum en actions de grâces, le primat fait sa dernière fonction, en adressant au roi ces paroles tirées de l’écriture : « Que ta main s’affermisse & que ta puissance s’exalte : » & tout le chœur y ajoute : « Que la justice & la droite raison soient la préparation de ton salut. »

24. Voilà les principales cérémonies du sacre : au reste le roi, le primat & le clergé sont assez les maîtres d’y ajouter ou d’en retrancher plusieurs choses qui n’ont rapport qu’à la magnificence & à la pompe : mais l’essentiel demeure constamment tel qu’on vient de le décrire. On ne sauroit douter que cette solemnité ne soit extrêmement fatigante pour les personnes même les plus robustes. Auguste II qui étoit l’hercule de son siècle, tomba en foiblesse au moment qu’on lui mettoit la couronne sur la tête.

Fin du sacre.25. Le maréchal termine la solemnité en criant Vive le roi, ce qui est répété par les assistans ; & pendant que le grand trésorier jette de l’argent au peuple qui est dans l’église, on ôte au roi son épée, pour la remettre à l’officier de la couronne, qui doit la porter levée devant sa majesté, qui retourne au château.

26. Le roi en s’y rendant est chargé de sa couronne, de son sceptre & des autres marques de sa dignité. Alors les maréchaux portent leurs bâtons levés devant lui : & la journée se termine par un festin ; où quantité de grands officiers ont leurs fonctions prescrites à peu près comme celles des électeurs de l’empire le sont par la bulle d’or au banquet qui suit le sacre de l’empereur d’Allemagne. On dresse deux tables dans la plus belle salle, la première est élevée d’un degré & placée sous un dais pour le roi, la reine, s’il y en a une, le nonce du Pape & les ambassadeurs : la seconde est plus basse, se trouvant posée simplement sur le parquet, & est destinée aux sénateurs & aux dames qui partagent leur rang. Le reste de la noblesse est traitée dans d’autres chambres & le peuple dans la cour & dans les rues.

Diette de couronnement.27. Le lendemain même du sacre est le jour marqué pour l’ouverture de la diette du couronnement. Elle doit durer six semaines & tout s’y passe à peu près comme dans les diettes ordinaires. Le primat s’y dépouille de la régence qu’il a exercée pendant l’interrègne. Les autres sénateurs prêtent serment de fidélité au roi, ce que font ensuite le maréchal & les nonces de l’ordre équestre. C’est à ce moment que le nouveau monarque jouït pleinement des droits de la royauté. Aussi les chancelliers en dépêchent ils sur le champ la notification aux palatinats & aux territoires sous les sceaux de Pologne & de Lithuanie. Cette notification constate non seulement la dignité du prince, mais elle ranime les tribunaux de la justice ordinaire, & fait taire les jugemens de Kaptur.

Matières traitées dans cette diette.28. Les objets, qui font la matière des délibérations dans une diette de couronnement, sont ceux qui ont besoin du concours des trois ordres de l’état, & le plus ordinairement ils roulent sur les points suivants. La réforme des exorbitances, parce qu’il est rare que les diettes de convocation & d’élection fassent plus qu’effleurer cette matière. On examine ensuite les constitutions, ou pour mieux dire les ordonnances provisionelles émanées de ces deux mêmes diettes, & l’on fait une loi permanente des points dont on sent que la stabilité sera utile à la république ; au lieu qu’on abroge les autres qui sont censés n’avoir été mis en vigueur que pour un tems. Il paroît donc, de cette confirmation qu’on exige de l’état dans cette circonstance, que toute convention, qui ne doit sa naissance qu’à une assemblée des deux ordres, n’aquière force de loi perpétuelle, qu’après qu’elle a uni la fonction des trois dans une diette générale. Bien des gens regardent en conséquence les diettes tenues pendant l’interrègne comme les senatus consilium que le roi assemble pendant sa vie.

Hommage des villes.29. Pendant cette diette, on dresse dans la place de Cracovie devant l’hôtel de ville, une espèce de théâtre couvert de drap rouge & sur lequel est placé un trône magnifique, que le roi vient occuper, ayant la couronne en tête, & étant revêtu des marques de sa dignité qu’il a reçues à son sacre. Les magistrats de Cracovie, & les députés des autres principales villes du pays viennent alors lui rendre hommage & lui prêter serment de fidélité. Les premiers lui donnent mille ducats dans un bassin de vermeil, & les autres lui font de pareilles offrandes, mais proportionnées à leurs facultés. Tous le haranguent séparément & lui présentent le recueil de leurs privilèges, en le suppliant de les confirmer. Il leur répond favorablement par la bouche du chancellier, & signe les livres dont on lui demande la ratification.

30. Cela étant fait, le roi prend le glaive bénit de la main du Miecznik ou porte-épée de la courone, & se tenant debout il en frappe l’air en croix vers les quatre coins du monde, voulant exprimer par cette cérémonie, qu’au nom & en vertu de la passion de Notre Seigneur Jésus Christ, il punira les ennemis & les perturbateurs du repos de la patrie, de quelque partie du monde qu’ils viennent. On lui présente ensuite diverses personnes de mérite, soit des magistrats, soit des gens de lettres ou autres particuliers dont les talens peuvent être utiles à l’état, & le monarque les crée chevaliers de l’éperon d’or. Pendant cette solemnité, un nouveau roi ne sauroit guère se dispenfer de faire jetter au peuple de la monnoie & des médailles d’or & d’argent. La nation augureroit mal de l’économie qu’un prince pouroit montrer dans cette occasion : aussi Michel Wiesnowieski, tout pauvre qu’il étoit, ne laissa-t-il pas de suivre l’usage à cet égard.

31. Il faut remarquer, au sujet de l’article précédent, que par une prérogative éminente les villes de Prusse n’envoient point leurs députés à Cracovie pour y rendre hommage au roi. C’est au contraire le roi couronné qui leur envoie, de sa part, un seigneur accrédité pour recevoir leur serment. J’ajouterai touchant le même article qu’autrefois, lorsque les princes de Walachie & de Moldavie étoient vassaux de la Pologne, les rois dans la solemnité qu’on vient de décrire, leur donnoient ou leur confirmoient l’investiture de ces états.

32. Il est rare qu’une diette de couronnement soit rompue, & quand elle le seroit, l’état du roi n’y perdroit rien ; car son sacre le met à l’abri de toute, discussion. Les constitutions de cette espèce de diette sont dressées avec les mêmes formalités prescrites pour celles des diettes ordinaires, excepté qu’on y joint le diplôme de couronnement & les pacta conventa. L’original de ce recueil est déposé dans le Grod de Cracovie, & on en expédie des copies imprimées & légalisées par les chancelliers, pour être remises aux différends Grods, tant de Pologne, que de Lithuanie.