Les loisirs du chevalier d'Éon/1/Pologne/VII


CHAPITRE VII.

Suite des assemblées Politiques pendant le règne.


1. Comme dans le chapitre précédent, l’on s’est borné à donner une juste idée de la diette & des diétines qui la dévancent & la suivent, l’ordre exige que, dans celui-ci, on explique les autres assemblées politiques, qui concourent au gouvernement de l’état, sous la direction du prince régnant.

Senatus consilium.2. Le roi convoque le Senatus consilium, quand & où il le juge à propos. Les sénateurs y sont rangés dans le même ordre qu’à la diette : mais le trône, sur lequel est assis le souverain, n’a qu’un degré, pour montrer qu’il n’y préside qu’au sénat ; car l’ordre équestre n’a ni séance ni voix dans cette assemblée.

13. Trois ou quatre jours avant son ouverture, le roi fait communiquer aux sénateurs un écrit, qui contient les matières qu’il entend y mettre en délibération, & sur lesquelles ils doivent être prêts à donner leur avis ; car dès qu’ils sont rendus dans la salle, chacun doit ouvrir le sien, selon le rang que lui assigne le grand maréchal par le signal d’usage.

4. C’est à la pluralité des voix qu’on décide dans le senatus consilium ; mais cette décision n’est ordinairement que provisionnelle : ainsi elle ne peut acquérir force de loi, sans être confirmée par une diette. Il suit donc que la plupart des senatus consilium ne sont regardés, que comme des dispofitions préliminaires, à l’égard des réglemens qui doivent être statués par l’aveu des trois ordres. Mais il est certains cas qui demandent une prompte expédition, & les anciennes constitutions permettent qu’alors, en vertu d’un senatus consilium, le roi fasse telle ou telle démarche qu’on y aura cru nécessaire pour le bien de l’état. Par exemple, sur la décision d’un senatus consilium, le prince peut dépêcher un ministre auprès de quelque puissance étrangère, & ordonner aux grands trésoriers de lui fournir l’argent nécessaire : il peut construire ou réparer des bâtimens publics, donner de nouveaux privilèges à des villes, à des bourgs & faire quelques autres choses semblables : mais dans toutes les circonstances où il a le droit d’exercer cette autorité, il ne sauroit agir avec trop de circonspection, sans jamais perdre de vue les chagrins dont la diette le menace.

5. La durée du senatus consilium n’est point limitée par les constitutions, ainsi elle est plus ou moins longue suivant l’importance ou la multiplicité des matières qu’on y traite : mais comme les choses s’y passent ordinairement avec ordre & avec décence, & qu’on n’y perd point de tems en disputes frivoles, cela fait que sa tenue n’est gueres que de dix ou douze jours au plus.

6. Quand le senatus consilium est fini, on en met le résultat dans les registres des chancelleries de la couronne & du grand duché. C’est un référendaire, ou un grand secrétaire qui est chargé de cet ouvrage, ou à leur défaut c’est un notaire qu’on choisit exprès. Il doit marquer pour quel sujet l’assemblée a été convoquée, sur quelles matières ont roulé les délibérations, quels ont été les avis particuliers de chaque sénateur, & de quelles raisons chacun s’est servi pour appuyer son opinion, enfin les sentimens qui ont prévalu. Chaque sénateur qui a été présent doit signer l’article qui le concerne : mais si des sénateurs absents ont écrit leurs avis, l’on insère leurs lettres dans les mêmes registres ; & ces lettres sont censées avoir autant de force, que les discours qu’ils auroient pu prononcer devant le trône.

Grand conseil d’état.7. Il est une autre assemblée qui tient & de la diette & du senatus consilium, qu’on appelle en polonois Rada Walna, comme qui diroit en François, grand conseil d’état. Ce conseil a lieu pendant la guerre ou pendant les confédérations, enfin lorsque quelques circonstances fâcheuses empêchent le roi de convoquer les sénateurs & les nonces de la couronne & du grand duché pour tenir une diette.

8. Les loix ne fixent ni le tems ni le lieu de la convocation du grand conseil d’état, non plus que sa durée ; & par rapport à ces trois articles, il ressemble au senatus consilium, ainsi qu’à la manière d’y traiter les points proposés. C’est aussi la pluralité des voix qui décide de tout provisionellement & en attendant la confirmation de la diette : d’où il suit, que sans cette confirmation, les réglemens émanés d’une pareille assemblée n’ont qu’une vigueur passagère.

9. D’un autre côté le grand conseil d’état ressemble aux diettes, parce qu’il y a, comme dans les diettes, une chambre basse, ou plusieurs membres de l’ordre équestre convoqués immédiatement par le roi. Sans aucunes diétines préalables, ces nobles tiennent d’abord leurs séances à part, pour se joindre ensuite aux membres du sénat rassemblés dans la chambre haute.

10. Quand ce conseil s’assemble d’intelligence avec un parti confédéré, le maréchal de la confédération est en même tems maréchal de la chambre basse : mais lors qu’il n’y a point de confédération, ou s’il en est une qui soit contraire au roi, alors les membres de l’ordre équestre se choisissent un maréchal comme dans les diettes. Confédération avec le concours du roi.11. Le grand conseil d’état nous mène naturellement à parler des confédérations. Ce font des assemblées qu’on forme toujours sous le prétexte du bien public, mais qui ne manquent jamais d’être pernicieuses, parce qu’elles tendent ordinairement à la guerre civile.

12. Entre toutes les confédérations, la plus innocente paroît celle qui se forme d’intelligence avec le roi, soit qu’il la compose de divers membres d’une diette rompue, soit qu’il la fasse éclore sans aucune assemblée préalable. Par exemple, un ennemi puissant menace l’état d’une invasion prochaine ; ou un voisin prépondérant s’obstine à faire passer ses troupes sur le territoire de la république, sans en avoir obtenu la permission ; le roi, pour s’opposer à de semblables violences, assemble une diette sous le lien de la confédération, comme nous l’avons expliqué Chapitre VI. article 41. & déclare ennemi de la patrie quiconque s’attachera au parti contraire. Cette diette agit en conséquence contre les étrangers & leurs adhérens. Dès lors, comme on peut l’imaginer sans peine, c’est un vrai bonheur pour la république, si tous les citoyens s’accordent avec le Roi. Mais Anti-confédération. Ses dangers.s’il y a, pour parler le langage du Polonois, une réconfédération, ou pour mieux dire une anti-confédération, la plus affreuse situation devient inévitable, & le feu qui s’allume est d’autant plus terrible, que la licence de la nation l’augmente de moment en moment, & qu’aucun chef des deux partis n’est le maître de l’éteindre à propos. Dans ces tems orageux, le désordre va si loin, que les tribunaux sont obligés de garder le silence ; parce que chaque confédération s’arroge le droit de juger souverainement en dernier ressort.

Confédération sans le concours du roi.13. Si, sans le concours du roi, l’ambition, l’animosité, le mécontentement, ou enfin quelqu’autre intérêt particulier fait naître une confédération, on l’appelle Rokofs. Ce terme est si bisarre que sa signification n’est pas encore bien décidée. Les uns prétendent que Rokofs veut dire révolte : d’autres croient avec plus de fondement, que c’est un cri de guerre que les Polonois ont emprunté des Hongrois, parce qu’anciennement les Hongrois s’assembloient d’une façon tumultueuse auprès d’un village nommé Rokofs, situé dans une plaine très vaste en deçà de Pest, & qu’en y arrivant ils s’avertissoient les uns les autres que c’étoit à Rokofs qu’il falloit aller. Quoiqu’il en soit, ce petit mot avoit autrefois tant d’ascendant sur l’ordre équestre que, pour peu qu’un gentil-homme s’avisât de le prononcer publiquement à haute voix, tous ceux qui l’entendoient étoient obligés, sous les peines les plus séveres, de s’attrouper autour de lui. Comme ceux qui s’y rendoient répétoient le cri, ces clameurs réitérées attiroient toujours de nouveaux camarades : ainsi la bande grossissant à chaque instant, l’on voyoit bientôt en armes une foule prodigieuse de noblesse, dont les trois quarts ne savoient pas la plupart du tems de quoi il étoit question. Maintenant que les mœurs sont adoucies & que la politique s’est perfectionnée, cette Boutade Sarmatique n’auroit plus d’influence. Ainsi pour ne pas succomber dans une pareille entreprise, il faut la projetter avec prudence, l’entretenir avec adresse, & n’éclater qu’après s’être assuré de puissants secours tant internes qu’externes.

Anti-confédérations qui naissent du Roskofs14. Une ou plusieurs anti-confédérations ne manquent jamais de suivre le Rokofs. Il s’en élève naturellement une pour les intérêts du roi ; souvent aussi différens seigneurs en forment d’autres de leur côté, & de cette manière la patrie, se trouve cruellement déchirée, & le peuple devient tour à tour la victime de tous les partis, sans savoir auquel il doit se soumettre.

15. Quelquefois il arrive que deux confédérations, trop foibles séparément contre une troisième, s’unissent l’une avec l’autre. Leur jonction ne sert qu’à prolonger les troubles. D’autres fois un parti, qui n’est composé que d’un petit nombre, d’adhérens, & qui par conséquent semble menacé d’une promte ruine, devient tout à coup redoutable par la quantité de transfuges, que les profusions ou l’adresse de ses chefs savent lui procurer. On ne finiroit point si l’on vouloit détailler les difficultés & les vicissitudes qui s’entre-suivent rapidement dans de pareilles situations.

Confédération de l’armé.16. L’histoire de Pologne fournit plusieurs exemples d’une autre espèce de confédérations, nommé Züyouzek, dans le langage du pays, & confédération militaire, en françois. Celle-ci est une révolte de l’armée qui, ne reconnoissant plus la voix de ses généraux, se choisit elle-même un chef, qu’elle tire souvent du rang le plus bas & le plus méprisable. Une multitude soldatesque, conduite de la sorte, ne sauroit manquer de tomber dans le plus affreux brigandage.

17. Dans ces révoltes, autrefois très fréquentes, les troupes prenoient constamment pour prétexte le défaut de paiement des arrérages de la solde que la république leur devoit : mais en même tems elles ne comptoient pour rien le pillage qu’elles faisoient & les contributions qu’elles levoient de toutes parts : ainsi le pays se trouvoit ruiné, sans que ses dettes en fussent diminuées.

18. Il ne peut être hors de propos d’en citer un exemple qui, en faisant voir le danger de ces sortes de confédérations militaires, montre le moyen dont la république s’est servie pour en supprimer le motif le plus ordinaire.

19. La noblesse, fatiguée des désordres que commettoient les militaires révoltés, se confédéra elle-même sous le maréchal Ledoukousky ; & se trouvant supérieure aux rebelles, elle ordonna d’un côté que tous les palatinats, terres & districts produiroient l’état de leurs pertes, & de l’autre que l’armée fourniroit celui de ses prétenfions. L’ordre fut exécuté ; l’armée montra qu’il lui étoit dû quatre-vingt-dix millions de livres polonoises : mais en revanche il fut prouvé qu’elle avoit fait pour plus de cent quatre-vingt dix millions de dommages : ainsi le procès finit, on ne paya point : mais ensuite pour couper racine à des séditions si pernicieuses, on cassa entièrement l’armée dans la pacification de 1717. & l’on en forma une nouvelle beaucoup moins considérable, qui touche maintenant d’avance la solde de six mois, de sorte qu’elle n’a plus le même prétexte pour se soulever.

20. Toute confédération est conduite par un chef, qu’elle choisit elle-même, qui porte le titre de maréchal. On le tire de l’ordre équestre ; ou s’il est sénateur, il abdique sa dignité pour prendre le bâton de commandement ; ce qui prouve assez que l’ordre équestre joue le plus beau rôle dans de semblables occasions. Au surplus un maréchal de confédération doit avoir de l’adresse, de l’éloquence & des manières affables pour gagner les cœurs de la multitude. Il doit être ferme & courageux pour s’attirer la vénération & la confiance publique. Il faut enfin qu’il soit riche, libéral & qu’il fasse grande dépense ; sans quoi il ne peut espérer ni de fixer ses adhérens, ni de séduire ceux du parti contraire.

21. Après l’élection du maréchal, on lui donne des conseillers qui doivent l’assister de leurs avis, & régler avec lui les mouvemens & les opérations de ce grand corps.

22. L’unanimité n’est point requise dans les décisions des confédérés, il suffit de la pluralité des voix pour former une conclusion. Mais quoique cette pluralité donne vigueur aux délibérations de l’assemblée pour les affaires présentes, elle ne produit pour l’avenir que des ordonnances provisionelles, qui n’aquièrent la force de loi stable, que quand elles ont été confirmées par la diette de pacification. Comme la confédération n’a point de règle fixe, & que tout y varie au gré des circonstances, il seroit assez inutile d’en entreprendre ici le tableau.


Diette de pacification23. Il n’est point de confédération qui ne soit suivie d’une diette de pacification, qui n’est jamais infructueuse ; parce qu’alors la nation, fatiguée des maux inséparables de la division, cherche sérieusement les moyens de regagner quelque tranquillité. Quant aux formalités qu’exige cette assemblée nécessaire, elles sont absolument les mêmes, que celles ordonnées pour la tenue des diettes ordinaires.

24. Nous avons parlé dans le sixième chapitre article 7. des diétines comitiales qui précèdent la diette, & article 44. des diétines de relations qui la suivent ; il ne nous reste donc plus maintenant qu’à dire un mot de deux autres espèces de diétines, qui font tellement isolées, qu’indépendament de toutes diettes, elles ne manquent jamais de s’assembler dans les endroits Diette d’économie.marqués par les constitutions. L’une de ces espèces comprend les diétines d’économie, où la noblesse règle les intérêts domestiques de son territoire, par rapport à la distribution du sel, aux impôts établis sur les boissons de bierre, d’eaux de vie, & à d’autres points semblables. Elle y choisit aussi les députés qu’elle veut envoyer aux tribunaux de la couronne & du grand-duché ; de même que les commissaires qui doivent assister de sa part au tribunal de Radan, dont il fera fait mention dans la Diettes éléctives.suite. L’autre espèce comprend les diettes appellées électives, parce que la noblesse convoquée par son palatin où par son castellan, y nomme de droit à certaines dignités, telles que sont celles de chambellans, de juges, de notaires du district, & même de porte-enseignes de Lithuanie. Pour chacune de ces charges vacantes, ou toute autre sujette aux suffrages de la nation, l’assemblée désigne quatre sujets, mais n’en installe aucun ; car c’est au roi de choisir l’un d’entre ceux qui lui font présentés par la diétine, & de lui accorder les lettres patentes qui le mettent en possession. Les trois autres n’ont que l’honneur d’avoir été publiquement jugés dignes de remplir le poste vacant, & par là d’avoir donné à la cour une idée du crédit qu’ils ont parmi la noblesse de leur canton. Au surplus ces deux espèces de diétines ressemblent aux autres, tant par rapport à l’élection du maréchal & à l’unanimité des suffrages, que par rapport aux tumultes qui s’y élevent le plus ordinairement.