Les loisirs du chevalier d'Éon/1/Pologne/V


CHAPITRE V.

De l’ordre Équestre.


1. L’ordre Équestre n’est autre chose que toute la noblesse de Pologne & de Lithuanie, dont les franchises & les droits sont immenses. Un simple gentilhomme, avec un bien médiocre, vivroit dans ce pays plus heureusement, que beaucoup de grands seigneurs dans le reste de l’univers, si les hommes savoient jouir d’une entière liberté, sans en abuser.

Ses privilèges.2. Pour les franchises & les privilèges, toute la noblesse est dans une parfaite égalité. La distinction de haute & petite noblesse n’a lieu ici qu’abusivement, ou tout au plus pour donner aux familles un certain éclat dans le cours de la vie ordinaire ; car pour ce qui concerne la préséance & le plus ou moins d’autorité ou d’influence dans les affaires publiques, les titres & la naissance n’y font rien, la chose dépend uniquement des charges que les membres de cet ordre peuvent avoir : d’où il suit qu’un prince ou un duc, fut-il du sang des Piastes ou des Jagellons, ne l’emportera point par là sur un simple gentil-homme.

Le moindre noble de trois générations est autant maître dans sa terre & aussi libre dans la république, que le seigneur le plus grand & le mieux titré. Il a droit de vie & de mort sur les paysans qui sont ses sujets, il peut ouvrir des mines de sel ou de métaux, les exploiter & en disposer à sa volonté. On ne sauroit l’arrêter qu’après l’avoir convaincu du crime dont il est accusé. Sa maison jouit tellement du droit d’asile, qu’on ne peut user de violence pour en tirer les gens qui s’y font réfugiés ; il est vrai qu’alors la justice peut les consigner entre les mains du propriétaire & l’en rendre responsable. Le noble, qui est élu nonce pour une diette, peut la rompre par sa seule opposition ; a droit de choisir le roi, & se fraie facilement une route aux principales charges de la république & même au trône.

Ses avantages.4. Les talens naturels & aquis ont en Pologne une belle perspective. Un gentilhomme, quoique pauvre, s’il est insinuant & qu’il ait de l’esprit & du manége, peut gagner aisément les cœurs de ceux qui composent l’ordre équestre. Ce premier pas le conduit bientôt au point de s’attirer la considération des sénateurs, d’où il parvient nécessairement à se concilier l’attention de la cour. Alors les Starosties, les villages royaux, les dignités d’officiers & autres grâces semblables commencent à changer sa fortune, jusqu’à ce qu’enfin l’entrée au Sénat ou une place de ministre le tire de l’ordre équestre. Il faut cependant remarquer que, pour obtenir du roi une charge, le gentil-homme qui y prétend doit être ce qu’on appelle possesseur, c’est-à-dire, qu’il faut qu’il ait quelque bien, dans les terres de la couronne ou du duché, selon la situation de la dignité dont le monarque veut le gratifier.

Des Starosties.5. Les Starosties sont des terres qui faisoient anciennement partie du domaine des rois, & qu’ils ont été obligés dans la suite de céder à la noblesse à titre de récompense ; & c’est pour cela qu’on les appelle aujourd’hui le pain des gens de mérite.

6. Le mot Starostie se traduiroit exactement en françois par celui de capitainerie : mais les Polonois trouvent plus noble de l’expliquer par le nom de gouvernement. Ainsi à leurs yeux un Staroste est un gouverneur.

7. Quelques-unes de ces Starosties ont un Grod, c’est-à-dire, une espèce de jurisdiction qui donne au titulaire le pouvoir de décider sur diverses affaires. Les autres n’ont pas le même attribut : mais les places n’en sont ni moins recherchées ni moins lucratives. Il y a telle Starostie qui rapporte annuellement plus de soixante mille livres de France ; & une même personne peut en posséder plufieurs, pourvu que, dans tout le nombre, il n’y en ait qu’une de la première classe : mais elles ne passent Des Grands Officiers tirés de

ni aux veuves ni aux enfans, si ce n’est avec le consentement du roi.

Nombre des Starosties.8. On compte quatre cents cinquante-deux de ces Starosties, tant dans le royaume que dans le grand duché, outre une quantité prodigieuse de villages détachés que le roi donne pareillement à vie.

Des Granfs Officiers tirés de l’ordre équestre.9. Avant que de donner la liste des principaux officiers de Pologne & de Lithuanie, il convient de faire les observations suivantes.

En premier lieu, on donnera à quelques-unes de ces charges les noms qu’elles ont en Polonois, parce qu’à cet égard les termes du pays sont souvent plus de mode, même dans une autre langue, que n’en pouroit être la traduction : on ne se dispensera pas néanmoins de les expliquer en François, pour mettre tout le monde à portée de connoître les fonctions qui y sont, ou qui devroient y être attachées.

En second lieu, on désignera par une étoile les dignités qui ne sont qu’honorables sans être lucratives. Il n’en étoit aucunes qui n’eussent autrefois des fonctions à remplir & qui par conséquent ne rapportassent quelque profit : mais aujourd’hui plusieurs d’entre elles, comme celles de Grand Échanson, Grand Veneur & autres, ne donnent qu’un rang distingué, parce que les possesseurs n’en ayant aucun exercice, n’en tirent aucun émolument. Elles n’ont d’autre avantage que d’être un acheminement à l’obtention d’autres bienfaits royaux plus solides & plus utiles.


Tableau des grands officiers.

  1. Grand Secrétaire ecclésiastique de la Couronne.
  2. Grand Secrétaire ecclésiastique de Lithuanie.
  3. Référendaire ecclésiastique de la Couronne.
  4. Référendaire ecclésiastique de Lithuanie,
  5. Référendaire séculier de la Couronne.
  6. Référendaire séculier de Lithuanie,
  7. Hetman Koronny ou grand Général de l’armée de la Couronne.
  8. Grand Général d’armée de Lithuanie.
  9. Hetman Polny, Général du camp ou petit général de la Couronne.
  10. Général du camp ou petit général de Lithuanie.
  11. Grand Chambellan de la Couronne. *
  12. Grand Chambellan de Lithuanie. *
  13. Trésôriers de la cour de la Couronne. *
  14. Trésoriers de la cour de Lithuanie. *
  15. Porte-enseigne de la Couronne. *
  16. Porte-enseigne de Lithuanie.
  17. Miccznik ou Porte-glaive de la Couronne. *
  18. Porte glaive de Lithuanie. *
  19. Grand Écuyer de la Couronne. *
  20. Grand Ecuyer de Lithuanie. *
  21. Kuchmeister ou grand maître de la cuisine de la Couronne. *
  22. Grand maître de la cuisine de Lithuanie. *
  23. Podezaski ou Bouteiller de la Couronne. *
  24. Bouteiller de Lithuanie. *
  25. Krayczi ou Écuyer tranchant de la Couronne. *
  26. Écuyer tranchant de Lithuanie *
  27. Stolnik ou Porte-viande de la Couronne. *
  28. Porte, viande de Lithuanie. *
  29. Podstoly Sousporte-viande de la Çouronne. *
  30. Sousporte-viande de Lithuanie. *
  31. Crzesnik ou Échanson de la Couronne. *
  32. Échanson de Lithuanie. *
  33. Notaire de l’armée de la Couronne.
  34. Notaire de l’armée de Lithuanie.
  35. Général d’artillerie de la Couronne.
  36. Général d’artillerie de Lithuanie.
  37. Général quartier-maître de la Couronne.
  38. Général quartier-maître de Lithuanie,
  39. Straznik ou Général des gardes des frontières de la Couronne.
  40. Général des gardes des frontières de Lithuanie.
  41. Grand Veneur de la Couronne. *
  42. Grand Veneur de Lithuanie. *
  43. Instigateur de la Couronne. *
  44. Instigateur de Lithuanie. *
  45. Porte-Enseigne de la cour de la Couronne. *
  46. Porte-Enseigne de la cour de Lithuanie.
  47. Sous-écuyer de la Couronne. *
  48. Sous écuyer de Lithuanie. *

10. La liste qu’on vient de lire ne contient, comme on l’a dit plus haut, que lesQuelques unes de ces charges compatibles avec la dignité de sénateurs.titres des principaux officiers de la couronne & du grand duché : mais il est à propos de remarquer spécialement que, quoique d’origine, toutes ces charges soient le partage de l’ordre équestre, il y en a pourtant quatre, ; qui sont compatibles avec la dignité de sénateur, savoir celles des généraux d’armée ; car, sans parler du tems présent, dont les troubles pourroient faire naître une exception, on a vu, sous le dernier roi, le comte Joseph Potocky en même tems grand général de l’armée de la couronne & castellan de Cracovie ; le comte Jean Branicky petit général de l’armée & palatin de Cracovie ; le prince Michel Radzivil grand général de Lithuanie & palatin de Wilna ; le comte Michel Massalski petit général de la même armée & castellan du même palatinat. Autrefois même cette compatibilité alloit plus loin, puisqu’on pouvoit être grand maréchal & grand général, mais on a reconnu que tant d’autorité, unie dans une seule personne, rendoit un particulier trop redoutable, & les constitutions ont abrogé ce dernier usage depuis le règne de Sobiesky.

11. Pour achever de se former une idée assez complette de ce qui regarde la noblesse polonoise, il convient de savoir encore comment on la transmet, comment on la prouve, comment on l’aquiert & comment on la perd.

Transmission de la noblesse.Elle se transmet par le sang, ainsi que dans les autres pays du monde ; mais ici les femmes roturières, qu’on introduit dans une famille de l’ordre équestre, ne nuisent point à la noblesse. Pour que le fils jouisse de cet avantage, il suffit que la naissance soit bonne du côté paternel.

Preuves de la noblesse.La noblesse se prouve par l’exhibition de titres & d’actes autentiques, qui doivent être produits dans l’assemblée des gentilshommes du lieu, d’où est originaire la personne, à qui l’on en conteste les prérogatives. Quand l’examen réussit favorablement, l’état de cette personne est tellement constaté, qu’un ennemi-même n’oseroit par la suite lui chercher chicane la dessus. Si un plébéien osoit s’arroger les honneurs & les droits réservés à l’ordre équestre, on le puniroit par la confiscation de tous ses biens ; ou si, pour me servir de l’expression du pays, cet homme est impossessioné, on le tient renfermé dans un cachot pendant six mois. La rigueur contre cette entreprise va même si loin que souvent il est permis à chacun de le tuer, sans craindre d’encourir aucunes peines pour un pareil meurtre ; & si des amis ou des parens de cet audacieux s’avisoient d’intenter procès pour le venger, on les condamneroit, conformément à la constitution de 1557, à une grosse amende pécuniaire & à tenir un an & demi de prison.

Aquisition de la Noblesse.La noblesse s’aquiert aujourd’hui en pleine diette par le concours unanime des trois ordres de l’état. Un homme annobli de cette manière est appellé Scartabel, comme qui diroit, bellus ex charta. Les familles que la république tire ainsi de l’obscurité, ne jouissent pas d’abord de tous les privilèges de la noblesse ancienne : il faut communément qu’elles attendent jusques à la troisième génération pour être susceptibles des grandes charges, où tout gentilhomme de vieille datte peut parvenir indistinctement. Il arrive cependant que quelquefois on passe par-dessus cette règle austère, pour récompenser un mérite rare & d’éclatans services.

Perte de la Noblesse.Enfin la noblesse se perd de différentes manières, 1. par des crimes atroces tels que celui de lèze-majesté, ou ceux qui intéressent visiblement le corps de l’état. 2. Suivant la constitution de 1663 elle se perd par l’abus qu’en feroit un gentil-homme, en donnant ses armoiries à un roturier, ou en le reconnoissant publiquement pour être de sa famille. 3. Elle se perd, comme en France & ailleurs, si un gentil-homme exerce un métier sordide ou qu’il prenne un emploi purement plébéien. On doit Suspension des droits de Noblesse.pourtant observer qu’en Pologne un gentilhomme peut, sans déroger, devenir domestique d’un de ses compatriotes, ou même d’un étranger : il est vrai que, tant qu’il est dans cet état humiliant, son suffrage n’a point d’activité dans les diétines, mais il n’est que suspendu ; car cette activité se ranime, dès qu’il est sorti de sa condition.