Les jeunes barbares

Imprimerie de l’Électeur (p. 1-110).

Arthur Buies

I
RÉMINISCENCES
II
LES JEUNES BARBARES

QUÉBEC
Imprimerie de l’ÉLECTEUR
90-92, Côte Lamontagne

LES JEUNES BARBARES

UN AUTRE SCANDALE

Je ne l’ai pas cherché, Dieu m’en est témoin. Mais puisqu’il me tombe sous la main, je vais l’exploiter.

Les scandales sont faits pour cela.

Au reste, je n’ai plus d’autre spéculation à faire désormais. Pendant quatre ans, j’ai essayé d’exploiter le gouvernement provincial ; c’est comme si j’avais voulu tirer du lait d’une des vaches maigres d’Égypte. Ça a abouti — répétez donc cela pour voir — « ça a abouti » à ma destitution.

Je n’ai seulement pas eu la chance de donner ma résignation. Il valait encore mieux que je la « gardasse » (ô subjonctif !) pour endurer mon sort.

On n’a pas eu pour moi le plus petit ménagement. On n’a pas eu même les égards que Guillaume II a eus pour Bismarck. À quoi m’a donc servi d’être le grand Buies, comme dit madame Dandurand ?

Je n’ai plus qu’à errer avec mon désespoir, le dernier fidèle compagnon qui me reste.

Du temps que j’avais un salaire, beaucoup trop modeste, il est vrai, à mon point de vue, je pouvais au moins me promener avec mes dettes. Aujourd’hui, mes dettes elles-mêmes m’ont abandonné, puisque j’ai dû faire banqueroute.


Or, hier soir, rêveur, je me promenais sur le rivage du Saint-Laurent, qui, à l’endroit que j’habite, a dix lieues de largeur, ce qui permet aux steamers portant le choléra de passer suffisamment loin de moi. À l’instar du canadien errant, banni de ses foyers, je discourais avec les flots retentissants, bien moins retentissants, néanmoins, que les cris qui s’élèvent de tous côtés contre le gouvernement provincial. Je murmurais discrètement à l’oreille de ces flots, qu’on appelle amers parce qu’ils sont salés, combien il est douloureux d’être orphelin à cinquante ans et de n’avoir pas trois mille dollars de revenu.

Rothschild, lui, s’il a cinquante ans et s’il a perdu son père, a du moins quelque chose pour le remplacer. Mais à moi, il ne me reste plus que le spectacle de mes ruines et de quelque gros ou petit scandale qui, de temps à autre, vient défrayer ma solitude.


Comme j’achevais de rêver sur la grève sonore, passa devant moi le postillon, ami de l’homme, qui me remit une lettre contenant deux billets d’un dollar, pour essuyer mes larmes, et le dernier numéro du Glaneur, « revue » qui paraît à Montréal, à l’insu de la Commission d’Hygiène, et qui est un des cas les plus graves de la maladie littéraire infectieuse, devenue endémique dans ce pays-ci depuis une vingtaine d’années, parce qu’on n’a pas pris les précautions nécessaires pour l’arrêter à temps.

Sur la première page, je vois une photographie en pied de Léon Lorrain, un bon et brave garçon, Alsacien de naissance, venu fort jeune au Canada, noyé il y a un an environ dans la rivière Richelieu, et qui s’était avisé, quelques mois avant sa mort, de faire de la prose rimée, par simple diversion à tant d’autres qui font de la prose sans bon-sens.

Il s’était dit sans doute : « Puisqu’il y a, dans la province de Québec, tant de Patagons qui se mêlent d’écrire en prose, pourquoi, moi qui n’en suis pas un, ne ferais-je pas des vers ? Et partant de là, cet excellent Lorrain avait pondu un volume fort bien imprimé, bien broché et sur très-beau papier.


Disons, entre parenthèse, que le Glaneur se proclame l’organe des « Jeunes » de la province. Sans doute il est l’organe d’un petit nombre d’entre eux, qui ont éprouvé, dès leur entrée dans la vie, le besoin irrésistible de l’admiration mutuelle, afin de protéger leur individuelle faiblesse. En cela ils sont plus avancés que « nos plus fines plumes » de Québec, qui pratiquent bien l’admiration mutuelle à la quintuple essence, mais qui n’ont pas encore d’organe spécial pour la manifester.

Remarquons aussi que les anglicismes, contre lesquels on crie si fort, afin peut-être de faire oublier le reste, constituent les petits péchés, les fautes vénielles de nos publications, à quelques rares exceptions près ; les choses incompréhensibles constituent les péchés ordinaires, et les bêtises sont la monnaie courante.

Je prends mes exemples aujourd’hui dans ce qui vient de paraître tout récemment. Je pourrais fouiller à loisir dans environ cinq mille échantillons « d’énormités, » que j’ai découpées indifféremment dans des publications diverses, mais j’aime mieux ce qui est tout récent, parce que cela a le piquant de la nouveauté, j’allais dire de la fraîcheur.

Je remarque tout d’abord sur la couverture du Glaneur cette mention :

« Aucun travail ne sera admis, s’il n’est excellent pour le fond comme pour la forme »…

Cela donne à supposer que la direction du Glaneur se décrète d’elle-même juge de ces choses-là.

Nous allons voir.


La livraison du 10 septembre débute par un article sur Léon Lorrain, estimable jeune homme que beaucoup d’entre nous ont connu. Je me rappelle aussitôt que l’auteur de cet article s’était mis en frais de raconter, il y a deux ou trois ans, comme quoi des gens de l’Île Verte s’étaient trouvés pris sur les glaces et avaient failli périr. Le « jeune » du Glaneur avait essayé de décrire les angoisses de cette situation. Je ne crois pas avoir lu de ma vie rien de plus algonquin que cette description-là. Grâce à des efforts de style ridicules, une situation des plus émouvantes et des plus tragiques tournait en une véritable bouffonnerie de cirque.

Mais entamons l’article « Léon Lorrain », pour voir si le « jeune » a réussi à apprendre quelque chose depuis trois ans.


I


« Avec les roses qui parfument les alentours ; (les alentours de quoi ?) avec le chant des oiseaux multiples (des oiseaux multiples !)…

« Je ne suis pas de ceux que laissent indifférents le flot toujours montant d’une mortalité désolante, qui enserre les plus méritants et les moins doués. »

Comment voulez-vous échapper à un gaillard comme celui-là ?

« Je ne suis pas de ceux que la fosse éloigne, que le tombeau fait fuir, que la mort épeurre. »

« Je crains Dieu, cher Abner, et n’ai pas d’autre crainte, » avait dit Joad.

Comparée au saisissant laconisme du Glaneur, la réponse des Gaulois : « Nous ne craignons que la chute du ciel sur nos têtes, » n’est qu’une platitude.

Le « Jeune » enfonce enfin le nommé Bayard, « chevalier sans peur et sans reproche. »

Mais à quel propos dit-il tout cela ? Ah ! c’est pour que tout le monde sache bien que :

« Je suis du nombre des âmes timides, mais anxieuses de savoir le pourquoi des choses et des événements ; et devant la tombe d’une mère chérie ou en face de l’ouverture béante où vient de descendre le corps d’un frère, d’un ami, je m’incline et je songe… »

Prenez garde de tomber, jeune homme. Voulez-vous me faire voir un peu quelle corrélation il peut y avoir entre ces attitudes si imposantes d’abord, puis ces timidités avouées, et la mort de Lorrain ?

Ils ne se doutent de rien, ces « Jeunes, » de même qu’ils n’ont peur de rien.

C’est là ce qu’on appelle prendre des poses pour attirer surtout sur soi-même les regards, sous le prétexte de parler d’un ami.

Maintenant, je vais aller au plus court et signaler rapidement quelques passages cueillis çà et là dans le cours de cet « écrit, » destiné évidemment à émerveiller les aborigènes.

« C’était aussi un croyant, non pas à la façon de ces visionnaires à double pourpoint… »

Hein ! Vous dites ?…

Plus loin, l’auteur parle d’Ernest Tremblay, énigme vivante et caressant des rêves de hautes sphères… Quelle sphère était-il en train de caresser, lui, le « jeune », quand il écrivait son Léon ?

« Je m’attachai sincèrement à ce gros et jovial alsacien blond, à l’âme un peu assombrie par cette pensée désolante qu’on retrouve un peu partout chez ceux que l’exil empoigna jeunes encore ; être incompris, se savoir persécuté et sentir en soi une mer de poésie et d’idéal heurtant ses vagues sans cesse agitées aux récifs multiples des exigences de la vie de chaque jour. »

Dieu du ciel ! qué que c’est qu’ça ?

Il est vrai qu’après le flot qui enserre, on pouvait s’attendre à voir l’exil qui empoigne ; mais c’est égal, c’est trop à la fois. On a bien raison de dire que les Canayens sont toujours maganés.

Voilà bien cependant ce que les gens, qui n’ont jamais été critiqués, s’imaginent être du style ! Comment voulez-vous ? La critique n’existe pas dans ce pays-ci ; il n’y a pas non plus de professeurs de style, et les « jeunes » sont convaincus qu’ils peuvent écrire sans avoir eu de maîtres, sans avoir été cent fois corrigés et recorrigés. Ils sont convaincus qu’il leur suffit pour savoir écrire d’avoir traîné sept ou huit ans sur les bancs d’un collége quelconque de la province, où les professeurs compétents sont aussi rares que les justes dans Sodome.

Voilà pourquoi les insanités pleuvent dans une foule de choses imprimées. Je connais des individus qui ont obtenu toutes les distinctions pseudo-littéraires, des individus dont les noms paraissent dans toutes les circonstances qui se présentent ou qu’ils font naître, et qui écrivent à peu près dans le genre du jeune Glaneur.

« Le soir venu… nous allions au hasard, un peu bohémiens (il veut dire bohèmes), cherchant… admirant… la rade et son imitation aux allures gênées. » (Misère ! Mais arrêtez-vous donc jeune homme.)

« Et il parlait toujours, il parlait sans cesse, ayant un sourire à tous et une bonne parole au besoin. » (C’est bien le moins que lorsqu’on parle sans cesse on ait une bonne parole au besoin.)

« Parfois, sous l’influence de ce je ne sais quel vent sombre montant du fossé (oh ! là, là, là, là !) il s’attristait et devenait rêveur. En bon ami, je respectais son silence… »

Comment, sacrebleu ! Vous venez de dire qu’il parlait toujours, qu’il parlait sans cesse, et vous respectez son silence !…

Un jour, il faisait nuit, le tonnerre en silence,
Par des éclairs obscurs annonçait sa présence.

Plus loin : « Les inconoclastes dans notre pays ne sont pas rares, et notre pauvre ami Lorrain en avait une peur atroce, qui l’attristait.

« La mort hideuse le guettait, un soir d’hiver, au bord de cette rivière qu’il aimait tant (on n’a jamais pu savoir au juste pourquoi ; dans tous les cas elle ne l’a pas payé de retour.) On pense tout naturellement à Napoléon qui voulait être enterré sur les bords de la Seine, au milieu de ce peuple français qu’il avait tant aimé !

« Affolé, épeurré, croyant voir partout des êtres invisibles qui en voulaient à ses jours, il sortit et voulut aller au hasard… »

Ah ! par exemple, finissez, cette fois. Quoi ! Voilà un homme entraîné sous les glaces épaisses, et qui sort et veut aller au hasard !… Qu’on l’arrête, qu’on l’arrête, il va se tuer !…

C’est qu’il ne se contente pas de cela, le jeune que rien n’épeure. Il veut se citer lui-même, et il rappelle un « portrait » qu’il a fait de Léon Lorrain, le 28 novembre 1890 — la date est scrupuleusement indiquée pour qu’on n’ait aucune raison d’ignorer ce monument — dans l’Union libérale de Québec, ce qui a été probablement la cause déterminante de la chute de ce journal. En voici un extrait.

« Notre poète est blond, d’un blond d’Allemand ; un peu grassouillet, à la Fréchette ; teint animé, yeux bleus, démarche d’abbé, manières aimables et polies, tout chez lui s’harmonise parfaitement. On n’y rencontre pas de ces heurts de nature qui blessent l’œil et font, de prime abord, un effet désagréable. »

Un blond d’allemand ! Est-ce que c’est une couleur particulière, ça, le blond d’allemand ? En quoi diffère-t-il du blond ordinaire ? Notre jeune homme, qui n’a jamais vu d’Allemands dans sa vie, j’en suis presque sûr, a lu quelque part : Les blonds Allemands par ici, les blonds Allemands par là, et il est si convaincu qu’un véritable Allemand doit être blond avant tout, que, s’il en voyait un brun, il le prendrait immédiatement pour un Turc.

Et puis, avouons que ce n’est pas très aimable de dire d’un Alsacien qu’il est d’un blond d’Allemand. Ses mânes doivent en frémir, comme on dit en phrase étonnamment neuve.

Il en est ainsi du « grassouillet à la Fréchette et de la démarche d’abbé ». Il est étonnant, comme lorsqu’on est une fois parti à dire des machines comme celles-là, on ne peut plus s’arrêter !

Il paraît que tout cela, mêlé ensemble, s’harmonise parfaitement et que les heurts de nature ne sauraient troubler en aucune façon cette harmonie savante qui résulte d’un homme blond d’Allemand, grassouillet à la Fréchette, au teint animé, aux yeux bleus (il a oublié de dire bleu « de Prusse » ) et à la démarche d’abbé.

Ô lecteurs ! Pardonnez-moi, pardonnez-moi.




Maintenant, qu’est-ce que cela me fait, à moi, que ce soit le jeune Calixte Radiguet ou monsieur Chrysostôme Pâturot qui ait écrit les choses inquiétantes que je viens de signaler ? Je ne connais pas leur auteur, je ne l’ai jamais vu de ma vie, je ne sais pas s’il est d’un blond d’Allemand ou d’un blond de Cosaque. Le saurais-je que cela ne ferait absolument rien. Il n’y a pas ici de question personnelle, mais une question extrêmement sérieuse pour nous. Il s’agit de mettre un frein à ce débordement, soi-disant littéraire qui achève de nous faire passer pour des êtres réellement inférieurs, et qui révèle aux yeux de l’étranger notre véritable condition intellectuelle, la plus déplorable qu’il y ait au monde.

Avec notre baragouin littéraire, qu’on a proposé dernièrement d’exhiber à Chicago comme on exhiberait les ustensiles d’un troglodyte, nous mettons le sceau à notre misérable éducation et nous donnons aux autres peuples toutes les raisons possibles de ne pas savoir où nous classer dans la famille humaine. Si, comme le Canada-Revue et la Patrie l’ont fait remarquer, à propos de la présence des marins français dans le port de Montréal, nous sommes les véritables enfants de la civilisation, qu’est-ce donc en matière de littérature ? On ne saurait croire tout ce qu’il y a d’enfantillages et de niaiseries, sans compter les énormes fautes de langue et de style, dans la plupart des ouvrages qu’on aurait le malheur de choisir pour aller faire rire de nous à quatre cents lieues de ce qu’on appelle l’Athènes du Canada, une Athènes où il n’y pas la plus petite bibliothèque publique et où la lecture du Courrier des États-Unis est interdite !




Et comment voulez-vous qu’il en soit autrement dans un pays où l’on étouffe dans le germe toute indépendance de l’esprit, tout essor intellectuel librement tenté ? Nous sommes le peuple le plus arriéré du monde, comparativement à ce que nous devrions être, formés que nous sommes des deux races qui marchent à la tête de la civilisation. Nous donnons ce spectacle unique, parmi les peuples éclairés, d’un peuple qui ne renferme pas de « classe » instruite. Il y a chez nous des « individus » instruits, voilà tout ; et encore ne le sont-ils que relativement au reste des Canadiens. Tout homme qui a réussi, dans notre petite province, à acquérir une valeur réelle et un fonds intellectuel sérieux, ne le doit qu’à ses propres et pénibles efforts, sans aucune aide, voire même en dépit de tout et à travers tous les obstacles entassés sur sa route.

Et l’on prétendra que c’est dans un milieu pareil qu’il peut exister une littérature nationale ! Eh bien ! Cette littérature, non seulement n’existe pas, mais encore est radicalement impossible, et elle ne cessera de l’être que lorsque ceux qui se mêlent d’écrire auront pu se former dès leur jeunesse dans des colléges où du moins on le leur aura appris, en même temps qu’une foule d’autres choses qu’on n’y enseigne pas davantage aujourd’hui. Et en tête de ces choses on peut compter l’histoire, la géographie, la critique, l’analyse qui développent et affermissent le jugement, enfin surtout la dignité humaine qui forme les caractères et permet à un jeune homme d’affronter virilement les difficultés de la vie, de compter avant tout sur lui-même, au lieu de se faire dès le début un méprisable charlatan, un diffamateur gagé et l’esclave de tous les pouvoirs, afin de gagner un pain trempé dans toutes les hontes.



Je le répète : il y a ici une question de la plus haute gravité pour nous. Puisque nous sommes en train de nous dégourdir, d’ouvrir les yeux, puisque nous avons retrouvé la parole enfin, et que nous n’avons plus peur de crier nos maux, voici, entre mille autres, une réforme à opérer, et cette réforme est essentielle. Il faut établir une quarantaine rigoureuse autour de la « jeune » littérature comme celle que je signale dans le présent article, la littérature de « nos plus fines plumes », qu’on peut appeler « la vieille », nous ayant fait à elle seule suffisamment de mal pour que nous ayons le droit de prendre toutes les mesures préventives contre un nouveau fléau.

Au reste, tout est à refaire dans ce pays-ci, ou plutôt tout est à faire sur de nouvelles bases, depuis la plus petite école de village jusqu’à ces grands corps qui portent le titre pompeux d’Universités. Nous n’avons aucune institution spéciale pour former la jeunesse, à qui toutes les carrières modernes sont fermées, si ce n’est l’École Polytechnique de Montréal ; et encore celle-ci est-elle insuffisante, puisque les jeunes gens qui en sortent sont obligés d’aller compléter leurs études en Europe, s’ils veulent aborder l’exécution des grandes entreprises, soit industrielles, soit scientifiques.

Il y a infiniment à dire sur une question comme celle-ci, développée et envisagée sous toutes ses faces.

Les productions littéraires, comme nous en voyons tant, sont le fruit de l’ignorance générale. Si l’oisiveté est la mère de tous les vices, l’ignorance est la mère de toutes les sottes prétentions. On veut planer avec les aigles quand on a à peine l’envergure d’une chauve-souris, et l’on signe « Alexis Radiguet », avec la conviction que l’on signe « Gérard de Nerval ».




Pour ma part, je serais porté à toutes les indulgences possibles à l’égard des « Jeunes », s’ils ne nous fendaient pas la figure avec leurs prétentions outrecuidantes, s’ils voulaient être modestes un seul jour, comme il convient à des gens qui savent assez peu pour avoir tout à apprendre ; s’ils voulaient enfin se mettre dans la tête qu’ils sont très malades, et que s’ils continuent de braver les lois de l’hygiène morale, ils courent le risque de devenir un objet particulier de sollicitude pour les municipalités dont ils relèvent. N’est-ce pas, par exemple, un symptôme extrêmement pénible de cette maladie que de voir le même « Jeune », dont il est ici question, crier à tue-tête dans un des numéros du Monde Illustré de 1890 : « Place aux Jeunes ».

C’est-à-dire : « Vous, hommes mûrs, qui, depuis vingt à trente ans, avez passé votre temps à l’étude, qui vous êtes formés, qui avez acquis une valeur sérieuse et un fonds de connaissances considérable, qui, seuls, pouvez éclairer la jeunesse, la critiquer avec fruit et lui montrer les innombrables écueils de la pensée et du style, faites place à de jeunes lévites qui n’ont jamais manié que l’encensoir, et qui, lorsqu’ils se trompent et prennent la plume en main, font des pâtés à chaque ligne ou passent à travers le papier à chaque mot. »

On en verrait de belles !




Un journal de Québec demandait récemment, avec beaucoup de bon sens, qu’on se procurât dans les colléges de vrais Anglais pour enseigner aux élèves la langue anglaise, devenue absolument indispensable.

De grâce, commencez par nous donner au moins des professeurs de français, qui soient des Français et non pas des Canadiens ayant à peine fini leurs « études », et que l’on institue, dès le lendemain de leur cours, professeurs de toute espèce de choses dont ils n’ont pas la moindre idée.

Maintenant, je concours dans l’opinion du lecteur, qui trouve que j’en ai dit assez pour aujourd’hui.



NEC PLUS ULTRA

UN MONUMENT

« Grâce aux dieux, mon ahurissement dépasse tout ce que j’ai pu rêver ! » disait Oreste à son fidèle ami Pylade[1].

Ceci n’est pas tout à fait textuel, mais ça pourrait l’être.

Il y a déjà plus de deux cents ans que Racine a mis à peu près ces paroles dans la bouche de son bouillant personnage. Je le regrette profondément pour moi, car c’est exactement, et mot à mot, ce que je me suis dit à moi-même en lisant un…, comment pourrait-on bien appeler cela ? que « La Patrie » du six décembre dernier publiait sous le titre « Comme dans la vie », et signé d’un certain docteur C., praticien étonnant que sa valeur retient à la campagne.

Depuis plusieurs années déjà je me suis habitué à voir passer sous mes yeux, sans jeter un seul cri, des énormités de toute espèce, et je croyais sincèrement en avoir trouvé la limite possible dans les productions abracadabrantes d’un groupe assez nombreux de jeunes gens, qui ont reçu évidemment pour mission de terminer notre grand siècle dans une orgie d’insanités.

Mais « je n’étais pas encore au bout », comme on dit.

On a beau vieillir, il reste toujours à voir quelque chose de plus étonnant encore que tout ce qu’on a vu ; mais je crois pouvoir dire enfin que cette fois j’ai touché le terme, qu’il semble impossible de dépasser la page que je vais mettre sous les yeux de mes lecteurs, et que si l’on ne peut pas tirer l’échelle après cela, c’est qu’il est grand temps pour nous d’émigrer dans une autre planète, la nôtre étant évidemment condamnée à tourner bientôt autour de la lune, jusqu’ici son humble serviteur.

C’est en tremblant que j’aborde la dissection d’un pareil sujet. Les expressions vont me manquer pour peindre l’affolement dans lequel mes pauvres lecteurs vont être précipités par ma faute ; mais je puis bien me permettre de les traiter ainsi, en retour des complaisances coupables qu’ils ont toujours eues et qu’ils auront toujours pour moi.

Au reste, j’en suis bien convaincu, ils me sauront gré d’avoir remis ce monument sous leurs yeux et de l’avoir sauvé de l’oubli, pour défrayer leurs loisirs.

Dans une récréation littéraire que je me suis donnée, il y a quelque temps, sous le titre « Un autre scandale », à propos d’un écrit que je croyais ne pouvoir jamais être dépassé, j’avais néanmoins trouvé çà et là dans cet écrit une ligne ou deux qui échappaient au ridicule, mais ici il n’y en a pas une, ô Dieu ! non, pas une. C’est du délire tout pur.

Allons, lecteurs ! Du courage, et tenons-nous bien.

comme dans la vie


« Comme dans la vie ! » Cela a l’air de vous promettre des situations extrêmement dramatiques, comme le roman d’Albert Delpit qui porte ce titre. Ah ! bien oui. Vous aller les voir, les situations !

Voici comment cela commence.

« Le grand vieillard, bâti comme les chênes et enraciné comme eux, vient de terminer sa course. »

D’abord, s’il est enraciné, il est difficile qu’il ait pu courir.

Remarquez bien que c’est le début, cela.

Qu’est-ce que c’est un peu que ce grand vieillard, bâti et enraciné comme les chênes ?

On n’en a pas encore entendu parler. D’où vient-il ?

Je conçois très-bien que Victor Hugo ait pu commencer une poésie par ce vers :

L’enfant avait reçu deux balles dans la tête,


parce qu’on sait d’avance ce dont il s’agit ; tout vous y a préparé ; c’est comme une suite aux pièces de vers antérieures ; le poète n’offense ni le goût ni la raison en écartant les préambules inutiles. Mais débuter par une pareille prise de possession de son sujet, quand personne ne sait ce qu’est ce sujet, ni où vous voulez en venir, ni ce dont vous allez parler, c’est abuser de ces procédés inexplicables au moyen desquels les décadents cherchent à introduire une littérature fantasmagorique, montée sur des échasses à deux cents pieds du sol. On n’en comprend pas un mot et c’est ce dont ils se glorifient. Plus ils sont incompréhensibles, plus ils sont admirables à leurs propres yeux et plus ils sont convaincus que le pauvre vulgaire est tout simplement incapable de les comprendre.

Immédiatement après :

« Les dernières notes du lugubre libera me résonnent encore à l’oreille. »

Voilà maintenant le docteur C. qui entend subitement un chant funèbre. S’il nous disait qu’il s’était mis tout à coup à éternuer, c’eût été absolument la même chose. Il n’y a pas plus de raison pour l’un que pour l’autre.

Mais, voyez-vous, ça fait dresser l’oreille, cette manière de dire les choses. Et tout cela, distribué en petits paragraphes d’une ligne ou une ligne et demie… Quoi de plus saisissant ? Le paragraphe ! Il n’y a rien de tel pour frapper à coups redoublés sur l’esprit du lecteur ! Un alinéa tout seul n’est peut-être pas grand’chose en soi, mais une trentaine d’alinéas de suite, c’est évidemment du génie.

« Les gouttes d’eau bénite sont à peine séchées sur son cercueil. »

Le cercueil de qui ? On se le demande. Du grand vieillard, direz-vous ? Mais vous ne nous avez nullement fait assister à sa mort, vous ne l’avez nullement conduit à l’église. Et puis avouez, que voilà des gouttes d’eau bénite qui mettent singulièrement de temps à sécher, puisque dans l’alinéa précédent même, vous ne parlez de tout cela que comme d’un souvenir : « les dernières notes du libera me résonnent encore à l’oreille… »

Croyez-vous en bonne vérité qu’on puisse de la sorte, dans un tableau ou dans un récit, mêler toutes les circonstances, intervertir toutes les péripéties du fait qu’on raconte, au lieu de les présenter dans leur ordre naturel, en ayant soin avant tout de commencer par le commencement, ce qui est essentiel ? Que diriez-vous d’un acteur arrivant sur la scène et s’exclamant dès l’abord :

Le flot qui l’apporta recule épouvanté,


sans nous dire au préalable ce que ce flot apporte et pourquoi il recule épouvanté ! Vous croyez peut-être que ces procédés de style, au rebours de toutes les règles et même du simple bon sens, produisent un effet mirobolant sur le lecteur étourdi ?… Détrompez-vous, docteur, et soyez convaincu que tout l’effet produit, c’est la consternation.

« Je sors de l’église où je n’ai cependant pu prier ; — j’en demande excuse à Dieu. »

Et pourquoi n’avez-vous pu prier ? Y a-t-il quelque chose qui nous l’indique ? Nous avez-vous fait part de quelque émotion incontrôlable ?

Demandez pardon à Dieu, jeune homme, l’occasion en est excellente ; mais ne lui demande pas excuse ; Dieu ne vous en fera jamais. En revanche, il vous pardonne : soyez en bien sûr.

« Seul, probablement, de tout le monde accouru, une distraction bête, une hantise m’en a empêché. »

C’est La Patrie qui en a eu une distraction bête quand on y a laissé passer aux mains des typographes cette élucubration patentée. Si encore il y avait là-dedans quelque chose, un rien, une simple apparence qui rappelât ce qui se passe d’ordinaire dans la vie ! Mais il n’y a rien, rien, tout au contraire. Et le docteur n’en continue pas moins à battre l’air de ses ailes.

C’est pourquoi personne n’a encore compris un mot, et il a déjà écrit treize lignes, qui forment à elles seules cinq paragraphes ! C’est de la hantise, cela, à coup sûr.

Du reste, nous allons voir ce que c’est que cette hantise.

« C’est que j’ai déjà sauvé la vie à cet homme. »

Voilà un déjà qu’il faut atteler aux pyramides.

Ah ça ! Mais venez-vous ici assister à un enterrement, oui ou non ! Et tout ce monde accouru, est-il là pour contempler un citoyen sauvé encore une fois par vous ou pour lui dire l’adieu suprême ? Combien de fois faut-il que vous lui sauviez la vie, à cet homme, pour être bien sûr qu’on l’enterre ?

Toujours la « hantise » !

« Sauvé… aussi sûrement que si j’eusse saisi la balle qui allait le tuer, aussi clairement qu’en tranchant la corde qui allait le pendre. »

Quand on saisit la balle qui va tuer quelqu’un, on le sauve sûrement. Quand on tranche la corde qui doit le pendre, on le sauve clairement.


C’était pas la peine,

C’était pas la peine,
C’était pas la peine, assurément

De changer d’adverbe aussi prestement.


Voilà tout de même un condamné qui peut se vanter d’avoir de la chance dans sa vie… comme dans la vie ! Je ne sais s’il était bâti comme les chênes, mais bien sûr qu’il était « enraciné comme eux ».

« Je ne veux rappeler la chose que pour rendre hommage à la médecine ; (vous allez voir comme c’est rien que pour cela  !) l’exécutant n’est pour rien. »

L’exécutant ! Le docteur a fait ça en musique, par dessus le marché ! Si encore il avait écrit l’exécuteur, pour rester dans son rôle !

« Peut-être alors que le rôle que nous jouons parfois sera mieux jugé, qu’on y trouvera l’apothéose à côté du persiflage, qu’on y trouvera les larmes à côté du rire. »

Oh ! oh ! En voilà par exemple ! Shoo fly, don’t bother me.

Heureusement que le docteur n’entreprend rien pour rendre hommage à la médecine. Il la coulerait du coup.

Mais le voyez-vous qui parle déjà d’apothéose ? Il n’a encore risqué qu’un bout d’oreille ; mais tout à l’heure cette oreille va paraître toute grande, et vous allez voir comme elle est grande !…

« C’est déjà un peu en arrière que cette aventure, mais je ne l’ai point oubliée. »

C’est une aventure maintenant qu’un malade soit soigné par le médecin de son village ! Et une aventure en arrière ! Savez-vous ce que c’est qu’une aventure en arrière ? Non. Eh bien ! vous allez l’apprendre.

« Sans alors y attacher plus d’importance que de raison – tant le sentiment du devoir est naturel chez le médecin ! – [ voyez-vous l’exécutant qui commence à poindre, là, tout de suite ; il ne s’agit déjà plus de la médecine. ] Ce n’est que de ce matin que je me reprends à y réfléchir profondément. »

Qu’il est donc maladroit dans sa manière à lui de s’effacer pour rendre hommage à la médecine, ce bon médecin !



Mais le moment est venu pour vous, lecteur, de tomber tout de votre long.

« Ce n’est pas à toute minute qu’il est permis à un homme de se compter puissant comme celui qui donne le jour, qu’il peut dire sans crainte de contradiction : Vous, monsieur, vous me devez la vie. »

Là ! Mais la médecine, la médecine ? J’ai beau chercher, je ne vois encore que l’exécutant, toujours l’exécutant. Aussi, ce n’est pas un mince exécutant que celui-là. Puissant comme celui qui donne le jour ! Plus exécutant que cela n’est pas possible. Et savez-vous pourquoi il est si puissant que cela, cet exécutant ? Il n’y a plus moyen de tarder à le dire. Tout le monde en à l’eau à la bouche. C’est parce qu’il a réduit jadis une hernie au vieillard enraciné !

Réduire une hernie ! Opération qui se pratique tous les jours dans le pays par excellence des crevés, sans qu’on ait jamais vu ni entendu un médecin, fût-il aussi puissant que le Créateur même, prendre la peine de se targuer de cette vulgaire opération dans toute une colonne de journal, où il se met en ligne avec l’Éternel !

Et dire qu’il s’est trouvé des gens pour prétendre que les Canadiens sont une race inférieure, quand ils possèdent des exécutants de cette force !

« Même dans notre chère profession de médecin, quelque bonne volonté que nous avons de nous attribuer un succès de survie, il est très rare qu’il n’y ait point d’issue pour le doute. Nous sommes souvent moralement convaincus d’avoir réussi à sauver les jours d’un pauvre diable, mais le sceptique peut-être ?  ? qui se dresse inévitablement nous éreinte nos convictions. »

Ouf ! Ah ! Attendez. Nous allons respirer d’abord, puis nous reprendrons ce galimatias si informe, si barbare, qu’il ressemble à ces grossiers fétiches des nègres d’Afrique qui ont une tête d’hippopotame sur un corps de crocodile collé à des pattes de girafe.

D’abord, pour de « la bonne volonté » de s’attribuer des succès, le docteur C. en a en masse, comme on dit ; il en a même beaucoup trop. Je lui reconnais même une bonne volonté ferme pour assommer ses contemporains, avec ses articles, et il l’exerce sans pitié, sans vergogne.

C’est égal, il est roide à avaler le « succès de survie ». Pour du succès, le docteur en a un incontestable. Et Érostrate donc ? Et ce groupe des « jeunes » de Montréal, qui n’ont pas la moindre notion de langue ou de style, pas la moindre idée des convenances du langage, qui écrivent furieusement des choses sans queue ni tête et qui s’appellent entre eux des écrivains, par dessus le marché, est-ce qu’ils n’en ont pas, aussi eux, du succès ? Oh ! Ce n’est pas le succès que je discute : c’est la survie qui m’effare. Voyez-vous un homme ordinaire, aussi modeste que le docteur C. est puissant, à qui il arriverait un succès de cette espèce étonnante ?

Il aurait toutes les raisons du monde d’en perdre la tête. Dans le cas présent, c’est encore plus fort, c’est nous qui la perdons.

Ensuite, docteur, vous dites qu’il est rare, dans votre profession, qu’il n’y ait point d’issue pour le doute. « Issue » en français, se dit d’un lieu par où l’on sort. Les mortels communs, qui se contentent « d’avoir reçu le jour » et qui parlent comme tout le monde, disent qu’il y a place pour le doute ou raison de douter ; mais il répugne essentiellement à la tribu des « jeunes », laquelle n’a pas le sens commun, de parler communément. Ils n’ont qu’une manière de se distinguer et ils en abusent. Dans leur bouche, pas un mot n’a son sens véritable et il y en a des milliers qui n’en ont aucun. Oh ! Si l’on avait le temps et surtout l’envie de relever une foule de choses mirifiques qui paraissent chaque semaine, dans une couple de publications où les « jeunes » sont allés chercher un refuge, après l’issue de la vie du défunt Glaneur, on aurait de quoi occuper une imprimerie entière pendant toute une génération. Et si on s’amuserait, bon Dieu ! Si on s’amuserait-il donc, donc ! !…



Mais vite, reempoignons notre docteur C. Celui-là nous donne autant d’amusement à lui tout seul, pour une fois, que toute la gagne ensemble…

« Le sceptique Peut être ? ? (avec deux points d’interrogation) dit-il, qui se dresse inévitablement, nous éreinte nos convictions. »

Voilà le docteur qui commence à avoir quelque chose de cassé. Ça va être beau tout à l’heure, car nous ne sommes encore qu’au tiers de son article !

Et il continue, avec ses convictions de plus en plus éreintées.

« Je fus appelé auprès de mon vieillard à la cinquante-sixième heure d’un étranglement herniaire qui l’avait réduit à la dernière extrémité — les parents mettant sur le compte de l’âge (voilà des parents comme rares de créatures) — quatre-vingt-trois ans. — (Il était évidemment inexcusable d’être si vieux que cela, le bonhomme. Il ne savait pas qu’à cette âge-là on a tous les torts. Tout de même, qu’il se trouve des parents qui mettent sur le compte de l’âge un étranglement herniaire, c’est vif. Cela me paraît merveilleusement imaginé pour assurer un succès de survie), les parents mettant sur le compte de l’âge, disions nous donc, « les symptômes de cette maladie étrange qui le poussait à la mort. »

« Maladie étrange » fait très bien ; c’est d’un effet sûr. Il y a encore des gens à l’imagination sensible chez qui la vue seule du mot étrange produit une véritable commotion. Mais il n’en reste pas beaucoup dans notre siècle à qui vous pouvez parler, sans qu’ils vous rient au nez, des symptômes d’un étranglement herniaire !

Nous ne sommes pas tous des parents du vieux.

« D’un coup d’œil il me fut facile de comprendre la terrible responsabilité qui m’était faite. (Plus puissant même que celui qui donne le jour, cet étonnant docteur C., puisqu’il comprend… d’un coup d’œil !)

« Il me fallait entreprendre une lutte corps à corps avec la mort… j’échouais, et c’était fini. (On comprend cela « d’un coup d’œil » ; c’est assez clair. Quand vous luttez avec la mort, si ce n’est pas vous qui la domptez, c’est elle qui vous dompte, et c’est fini, archi-fini, aussi clairement, aussi sûrement que la corde ou que la balle qui va vous tuer ou qui doit vous pendre.)

« Le médecin seul a ces angoisses… (Ah ! pardon : je commence à en avoir de terribles depuis votre apparition chez ce malheureux vieillard), et plus elles sont horribles plus elles mettent en relief la confiance étonnante (je vous crois) exigée de ceux qui aveuglément (ah ! pour ça, c’est vrai), vous remettent leur vie entre les mains.

Quel gâchis, bons Dieu ! Quel pathos ! Arrangez cela comme vous pourrez « les angoisses horribles des médecins qui mettent en relief la confiance étonnante exigée… »

Cela s’appelle à la campagne parler dans les larmes.



Il serait temps de prendre quelque chose, je pense.


Pour nous remettre
Pour nous remettre…


Mais envoyons fort encore un peu.

« Il n’y a que le médecin sur la terre, (dit celui qui s’appelle C.) qui puisse se vanter de produire de tels sentiments. »

Et, parmi les médecins, il n’y en a qu’un, entendez-vous, non seulement sur la terre, mais encore dans tout le système solaire, qui produise des sentiments comme ceux dont on est abîmé en lisant « Comme dans la vie ».

S’il y en avait deux sur notre étroite planète, ils produiraient en réalité trop de sentiments et l’humanité tomberait en compote.

« Mon pauvre vieux était donc mourant. L’ensemble des plus mauvais symptômes (il y tient) existait, jusqu’au hoquet des derniers instants. »

Le hoquet des derniers instants est un symptôme de l’étranglement herniaire ! Oh ! oh ! Quel médecin ! Non seulement il trouve une maladie étrange dans un accident, mais encore il découvre un symptôme nouveau tout spécial de cette maladie, le symptôme « du hoquet des derniers instants ! » Maintenant, quand notre docteur aura découvert que la cessation de la vie est un des symptômes de la mort, sa mission sur la terre sera accomplie… et tous ses patients pourront respirer.

« Je dis au prêtre (Ah ! Il y a donc un prêtre ? On ne l’a pas encore vu. Vous n’en avez pas parlé. Pourquoi nous surprendre à chaque instant ? Mais je m’égare. Les parents du vieux ne sont pas aussi naïfs qu’ils en ont l’air, et leurs convictions, à eux, ne sont pas du tout éreintées. Quand ils ont affaire au docteur C., ils savent bien prendre leurs précautions.)

« Je dis au prêtre de régler d’abord les affaires spirituelles, craignant que mon patient ne meure (ne mourût mon ami, ne mourût) de suite sous mes manipulations (c’était prudent) ; puis je procédai. »

Ce « puis je procédai » a une allure de sublime. C’était de l’héroïsme, cela, docteur, après avoir laissé à votre patient le temps de mourir dix fois, comme vous nous le laissez à nous, lecteurs, de comprendre où vous voulez en venir. Enfin, vous y êtes. Avouez que vous abusez de votre habitude de faire tirer la langue.

Ce pauvre vieillard en a-t-il couru des dangers, tout de même ! Et puis, quelles difficultés ne présentait pas une opération sur un homme enraciné comme les chênes ! Vos manipulations auraient pu prendre racine, aussi elles, et voyez un peu où vous en seriez et où nous en serions, car vous n’auriez pas pu écrire Comme dans la vie !

« Je veux n’en tirer aucune gloire. (Voilà une heure que c’est évident) Avec les premières manœuvres que l’étude et l’expérience nous apprennent, je réussis très parfaitement à réduire la hernie. »

« Et au bout d’une demi-heure je repartais, laissant ce brave vieillard retourner à grands pas vers la vie. Il était sauvé. »

C’est trop beau. Jamais vous ne ferez accroire à personne que ça été si facile que ça. Votre modestie vous joue un mauvais tour. Étant donnée votre répugnance évidente à parler de vous-même, vous n’auriez jamais pris la peine de raconter, on ne sait combien de temps après, que vous n’aviez accompli autre chose cette fois-là qu’une opération ordinaire, pour laquelle une demi-heure avait suffi. Non, non, nous savons mieux. « Celui qui donne le jour » a pris toute une semaine pour créer l’univers, et vous, qui êtes aussi puissant que lui, vous n’auriez pris qu’une demi-heure pour réduire une hernie ! Vous voulez nous mystifier, docteur. Et si nous n’étions en présence d’un « exécutant » comme il n’en fut jamais, nous nous servirions de l’expression vulgaire : « C’est une blague que vous nous faites. »

Avant de continuer permettez-moi une petite observation, indigne de vous sans doute mais qui ne paraîtra pas déplacée à ceux qui ont quelque souci de la manière de parler et d’écrire, dans ce pays où les deux tiers de ceux qui ont l’impudeur d’écrire le font encore plus mal que ceux qui parlent mal.

Est-ce qu’on dit « Avec les premières manœuvres… ? On laisse ces manières de s’exprimer aux orateurs parlementaires, qui sont incapables de s’asseoir, leur boniment débité, sans la formule consacrée « Avec ces quelques observations, M. l’Orateur, je reprends mon siège. » Il est trop facile et élémentaire de dire en français : « Ces observations faites, M. l’Orateur… » Il faut à tout prix parler l’anglais ; « With these simple remarks, Mr. Speaker… »

Est-ce qu’on procède dans une opération avec des manœuvres, ou bien « par l’emploi de », ou encore « ayant eu recours à… » ?

Et ce mot manœuvres, pour une opération chirurgicale, comment le trouvez-vous ?

Docteur, docteur, restez dans votre laboratoire. Ne vous servez que du pilon, jamais de la plume. Une plume entre vos mains est plus dangereuse qu’un rasoir entre les mains d’un enfant.

Pilulez, réduisez, onguentez et cautérisez, mais n’écrivez pas.


Nous allons maintenant entrer dans la phase superbilicoso supérieure, extra raffinée idéale de la chose. Lisez avec des yeux de séraphin ce qui va suivre.

Mais la grande profanation de telles (!!!) actions, c’est qu’elles se paient en dollars.

« J’ai tendu la main : (Il se profane vite, ce cher docteur) l’on m’a remis ce que j’ai réclamé (si c’est vous qui réclamez, c’est vous qui accomplissez la profanation), et nous nous sommes laissés quittes. »

« Quittes ! ce mot ne vous fait-il pas rêver ? » continue le docteur. Cela dépend de la quantité de dollars.

« Quittes… lui du salaire, moi de mon devoir. »

Profane docteur !

À travers tous les rêves qu’un pareil récit vous précipite dans la tête, il y en a un surtout qui vous hante, c’est de savoir avec quelle autre chose que des dollars on peut bien payer un médecin qui vit de sa profession, et comment on peut s’y prendre pour ne pas le scandaliser, chaque fois qu’on le paie pour ses services.

Mais le pire, c’est qu’on n’est jamais quitte avec des médecins comme le docteur C., puisqu’après vous avoir bourré de pilules, ils vous font avaler leurs articles par-dessus le marché.

« Je suis passé à travers mon village », (J’ai passé, cher docteur. Ne réduisez pas la grammaire, je vous prie).

« Quelqu’un m’a dit simplement : Hein ! le père X. n’est pas très-bien, il paraît ? »

Ces pauvres gens des villages parlent comme ils peuvent. Aucun d’eux ne se serait aviser de débiter un discours académique pour en arriver à dire « le père X n’est pas très bien. »



Mais voici que nous enjambons subitement une dizaine de barreaux dans l’immense échelle de l’idéal que le docteur C. nous tend.

« On donne des statues et des médailles, s’écrie-t-il, à celui qui happe d’une main, alors qu’il est solidement campé sur un rempart, le malheureux qui tombe à l’eau.

« Qui est-ce qui sait seulement qu’un médecin a sauvé un homme ? Personne.

« Qu’il sauve cent vies… un voisin curieux l’abordera en lui disant qu’un tel prend du mieux. Ce sera tout.

« Y a-t-il seulement une personne dans ma paroisse qui sache que, sans moi, ce grand vieillard, au lieu d’être un cadavre, serait maintenant un squelette ? Je ne crois pas. »



J’ai tenu à aller jusqu’au bout de ce magnifique passage, qui explique tout l’article, afin de ne pas interrompre un aussi beau cours de bêtise humaine.

Mais celle-ci est à trente-six pattes et jette Nabuchodonosor dans le cinquantième dessous.

Il ne suffit pas d’appartenir à une race inférieure quelconque pour accoucher de machines comme celle là : il faut avoir pratiqué l’idiotisme, pendant de longues années, chez les zoophytes, et avoir passé par une multitude d’incarnations descendantes qui rendent aujourd’hui le classement comme impossible.

Qu’on soit bouffi de prétention au point d’être absolument aveugle sur le ridicule dont on se couvre, cela se voit souvent. Pour ma part, j’ai vu nombre de prétentieux dans ma vie, et des plus étonnants. J’en ai vu même parmi des hommes remarquables, que la flagornerie et la plus révoltante adulation avaient complètement aliénés. Mais je n’en ai jamais vu, et personne n’en a vu avant moi et n’en verra jamais, qui demandent qu’on leur élève une statue pour avoir réduit une hernie ! Je n’en ai jamais vu d’assez infatués dans leur ignorance et d’assez complètement hypnotisés par cette infatuation, pour prétendre qu’on élève des statues à ceux qui, solidement campés sur un rempart, happent un malheureux qui tombe à l’eau.

Mais, malheureux vous-même, vous ne savez donc pas que d’obscurs héros vont en mainte occasion, vingt fois au péril de leur propre vie, arracher des humains à une mort certaine, et cela sans jamais non pas seulement rêver à une statue en récompense de leur héroïque dévouement, mais même à l’humble médaille qui attestera de leur courage, mais même à la plus modeste des rémunérations ! Ceux-là sont réellement quittes envers les malheureux qu’ils ont sauvés, par le seul bonheur du devoir accompli. Ceux-là ne tendent pas la main pour crier ensuite que c’est une profanation que de les payer en dollars, et quand ils reviennent meurtris, souvent à jamais invalidés par leur lutte contre une mort imminente de tous les instants, ils ne songent pas à ce qu’on leur doit, mais à ce qu’ils ont fait et à ce qu’ils feront encore demain, et cela leur suffit. La statue et la récompense, ils l’ont dans leur cœur et dans la souveraine joie de leur triomphe quotidien sur les périls auxquels ils arrachent d’autres hommes.

Mais vous… ah ! soyez tranquille. Vous l’aurez, votre statue, et elle sera colossale. Quand on a écrit « Comme dans la vie », on s’est élevé à soi-même une statue qui dépasse toutes les dimensions connues et l’on s’est placé du coup bien au-dessus des sept merveilles du monde.

Puisqu’on a proposé d’envoyer à l’exposition de Chicago des échantillons de la littérature canadienne, qu’on envoie celui-là ! Il en résultera de nouvelles études anthropologiques fort intéressantes, sur notre race.



Continuons à citer. Nous ne sommes pas au bout des étonnements.

« C’est là le rôle du médecin d’accomplir ce qui peut se faire de plus grand sur la terre (réduire une hernie par exemple) sauver la vie, et quand on devrait le remercier à genoux, on ignore même ce qu’il a fait. »

Souvent, cela s’ignore, mais pas dans ce cas-ci, bon Dieu !

« Vie de dévouements de suite oubliés (on dit tout de suite), de sacrifices toujours méconnus, c’est là notre récolte. »

Mais de quoi vous plaignez-vous donc, sacrebleu, puisque vous reconnaissez vous-même qu’on est quitte envers vous ?

« Avez-vous déjà vu dans un journal certains passages où justice complète soit rendue au médecin ? Jamais. »

Oui, cela se voit, et souvent et beaucoup. Cette fois-ci, par exemple, la justice va déborder, je vous en réponds.

« Au lieu de ça, les Molières roucoulent leur persiflage. »

Ô Molière ! As-tu jamais rêvé que tu ferais souche de roucouleurs ? Des roucouleurs de persiflage, mes amis ! Vous est-il arrivé déjà d’entendre le chant du crocodile ?

Et dire que la plupart de ces jeunes gens, dont le cerveau est infesté par le microbe littéraire, s’ils voulaient sérieusement le combattre, feraient tous soit d’excellents pâtissiers, soit de bons fabricants d’allumettes, soit des chemisiers ou des tailleurs en renom, soit enfin des maçons qui gagneraient honnêtement leurs trois dollars par jour ! Chacun d’eux, j’en suis convaincu, se ferait un métier profitable et deviendrait un chef de famille utile à son pays et à lui-même. Mais non : il faut qu’ils alignent des paragraphes… « Le grand vieillard… »

Il faut qu’ils rendent tout le monde malade, sous prétexte qu’ils sont médecins.

Vous êtes médecin ? Eh ! mais, c’est magnifique. C’est là une noble profession qui doit suffire aux plus nobles ambitions. Vous surtout, docteur C., contentez-vous de prescrire des purgatifs et de réduire des hernies, et soyez convaincu que vos patients s’en trouveront infiniment mieux et vous aussi. En agissant de la sorte, vous serez réellement quitte envers eux et envers le public, qui n’attend pas autre chose de vous ; tandis qu’avec des « Comme dans la vie, » vous contractez avec ce public une dette énorme qu’il vous faudra bien du temps et bien des labeurs pour acquitter.



Ah ! si je pouvais réussir, par des exemples comme celui que je viens de mettre sous les yeux et par une critique aussi expéditive que salutaire, à faire comprendre à nos déballés de collège qu’ils ne peuvent s’improviser écrivains, qu’ils ne peuvent le devenir qu’après un apprentissage, après un entraînement spécial, après de longues années de pratique constante et d’étude laborieuse, je ne compterais pour rien tous les déboires que cette critique m’attire et tous les outrages qu’elle me vaut, tant serait grand le service que j’aurais rendu et au public et à ces jeunes gens même, qui peuvent avoir d’excellentes dispositions pour faire de bons boulangers, mais aucune pour faire des écrivains… !



Mais hâtons-nous d’arriver aux derniers fruits de notre « modèle ».

« Ah ! je me rappelle toujours la rancœur révoltée de mon vieux professeur, alors qu’il nous rapportait un trait de sa vie de praticien. »

Des rancœurs révoltées ! C’est de l’anarchie, cela. « Ma grand’consience, il rempironne », dirait la vieille cuisinière que j’avais il y a deux ans, et qui m’a délaissé pour une profanation plus forte que celle que me permettaient de lui offrir mes modestes appointements.

Voyons la rancœur
Du vieux professeur.

« J’avais sauvé indéniablement, nous disait-il, la vie d’un haut fonctionnaire public, père d’une famille nombreuse. À moins de lui donner le paradis j’avais fait pour lui ce qui pouvait lui arriver de mieux sur la terre. Je produisis un compte très raisonnable… »

— « Ciel ! s’écria t-il, mais ça ne vous a pris que quelques minutes. »

— « Ah ! Excusez-moi, repris-je indigné, je croyais que votre vie valait au moins quelques piastres. »

« Je vous laisse sur cette dernière réflexion. »

Dr C.

Un instant, docteur.

Une réflexion se présente immédiatement, qui n’est pas « la dernière ». C’est que la base essentielle de toute comparaison est l’analogie. De même qu’on ne peut comparer un limaçon avec une sauterelle, de même on ne peut comparer un médecin, qui s’indigne contre son client, avec un médecin qui se déclare satisfait du sien, tellement satisfait qu’il ne peut résister au plaisir d’en faire part au public.

Allons, il est évident que c’est vous qui avez une « rancœur révoltée », et l’on parierait sans crainte que le vieux professeur c’est vous-même. Mais, dites-nous un peu, qui êtes-vous, jeune homme, et que prétendez-vous ?

Ignorez vous donc que lorsqu’on entreprend de raconter ou de peindre un des mille incidents de la vie, un de ces mille riens qui renferment au moins une leçon philosophique, il faut le faire de telle sorte que le spectateur ou le lecteur se trouve en présence d’une œuvre d’art, et que l’inanité du sujet disparaisse sous la beauté du tableau ? Ignorez-vous qu’il faut pour cela avoir des qualités d’écrivain exceptionnelles, qu’il faut y mettre une telle perfection de style, un tel éclat de coloris, un « humour » et un entrain si piquants, une si remarquable finesse d’exécution et un si éblouissant décor de détails que l’esprit du lecteur, entraîné par des émotions réelles et fasciné par le talent de l’artiste, éprouve des jouissances aussi fortes et aussi profondes que s’il était en présence d’une grande œuvre noblement exécutée !



Pour faire d’un événement banal un tableau qui attire et charme les regards, il faut avoir doublement du talent ; il faut avant tout que ce talent soit servi par un esprit judicieux et exercé dans le choix des couleurs fugitives qui conviennent à cet objet. Il faut être sûr de son pinceau, savoir sa langue si bien qu’on en soit le maître absolu et qu’on la manie à sa fantaisie, sans jamais tomber dans l’excentricité ou dans l’enflure ou dans le baroque.

De quel droit alors, vous qui ne savez même pas l’a. b. c. de la grammaire, imposez-vous au public le spectacle de vos infirmités ? L’auteur de « Comme dans la vie », ou le monsieur qui demande qu’on lui élève des statues, ne peut exciter d’autre intérêt que celui que présente un cas psychologique très curieux ; il ne peut arrêter et fixer notre attention qu’en qualité de phénomène ou d’extravagance de la nature. À ce titre, il est bien en dehors des déséquilibrés ordinaires, lesquels n’ont que des lésions, des troubles cérébraux, de simples écarts de la machine encéphalique.

L’étrange mortel, qui a pu écrire « Comme dans la vie » et faire suivre cet article, quelques jours après seulement, d’un autre article intitulé « Suppositions, » en tous points le pendant du premier, vaut à lui seul toute une étude. C’est le plus étonnant produit de la prétention qu’on ait encore vu au Canada, et Dieu sait s’il y en a ici ! Mais je l’abandonne aux spécialistes et je me hâte d’arriver, pour en finir, aux conclusions générales qu’impose la découverte de phénomènes analogues, se produisant régulièrement dans ce qu’on appelle la littérature des « Jeunes ».




Mes amis, vous êtes jeunes ! Je vous en félicite. C’est là un aimable défaut, dont vous êtes certains de vous guérir avec l’âge. Plût au ciel que vous pussiez vous guérir aussi bien de la démangeaison d’écrire, qui est chez vous une maladie et non pas un don, croyez-m’en bien. Tout de même, tels que vous êtes, je vous aime suffisamment, en qualité de compatriotes, pour vous donner de salutaires conseils, qui ne seront pas écoutés, bien entendu, mais que je vous dois, afin d’empêcher, si possible, que vous déshonoriez, quelqu’involontairement et inconsciemment que ce soit, notre belle langue française, et que vous compromettiez, par vos scandales littéraires, l’honneur et la dignité de notre race.

Oh ! C’est là une question plus sérieuse qu’elle n’en a l’air. Les parasites de la génération actuelle ont tellement infecté notre littérature qu’ils dévorent jusqu’aux germes mêmes, déposés en terre par nos prédécesseurs et cultivés par nous avec tant de soin et d’amour. Il est temps d’arrêter ce fléau ; c’est là un devoir impérieux, si nous voulons mettre notre avenir à l’abri. Nous ne consentirons jamais, non jamais, à laisser outrager sous nos yeux, par de jeunes profanateurs, la plus vivante de nos traditions, la plus aimée de toutes, celle qui résume tout ce que nous sommes, tout ce que nous avons été et ce que nous espérons devenir. Que l’on commette contre notre bien-aimée mère, la langue française, toutes les gamineries, toutes les cruautés puériles même, soit, cela est de tous les temps, et la langue, toujours ancienne et toujours renouvelée, forme impérissable et toujours changeante, ne souffre pas de ces atteintes. Mais qu’on en fasse un objet de dérision, qu’on l’expose au mépris de ses ennemis invétérés, qu’on la déshonore par les plus grossiers abus, c’est ce qu’il faut empêcher sans retard, car elle est en péril imminent et de la main même de ses propres enfants.



Nous dirons à ces « jeunes », qui n’ont aucun souci de nous ni de ce que nous leur avons conservé avec une si vive tendresse filiale, qu’ils ne s’imaginent pas avoir acquis libre carrière pour commettre leurs vandalismes, et que nous les traiterons à l’égal des barbares qui envahissent les pays civilisés. C’est déjà bien assez que tout ce qui faisait l’orgueil et la distinction des Canadiens d’autrefois, savoir-vivre, urbanité, courtoisie, bonnes manières, ait sombré sous un déluge de façons prétentieuses et triviales, conservons au moins la langue, aussi intacte, aussi inviolée que possible ; défendons-la pas à pas, nous qui sommes ses gardiens, et sauvons-la de l’invasion de tous les insectes destructeurs.



Vous avez du temps devant vous, jeunes Visigoths ! Eh bien ! profitez-en pour ne pas écrire, ou du moins pour apprendre à écrire. Vous ne savez pas tout ce qui vous manque et tout ce que vous avez à apprendre. Quand bien même vous n’apprendriez qu’à douter suffisamment de vous-mêmes pour ne pas tomber dans les plus abominables excès, ce serait déjà quelque chose. Mais, tels que vous êtes, avec vos prétentions monstrueuses, édifiées sur des grains de sable, vous ne pourrez jamais commettre que des horreurs. Fussiez-vous d’incomparables génies, il vous manque encore l’étude, les connaissances, la pratique assidue, les leçons, la direction. On naît écrivain sans doute, de même qu’on naît artiste ou poëte, mais personne ne naît avec l’intuition des règles de l’art ou du style. Plus on apprend et plus on découvre ce qu’on a à apprendre ; bien plus, on ne se corrige jamais autant que lorsqu’on est le plus près de la perfection.

Quand bien même encore vous mettriez deux ou trois ans à apprendre comment exprimer convenablement vos idées, cela n’est toujours bien pas plus long qu’un apprentissage ordinaire, et vous en avez besoin, grands dieux ! comme vous en avez besoin !

Étudiez non pas les « décadents », comme vous en avez évidemment l’habitude — les décadents sont des aliénés qui stationnent aux portes du sanctuaire et qui déroutent les néophytes, — mais étudiez les maîtres. Notre siècle si décrié, si calomnié, en compte peut-être plus que les autres. Jamais la langue française, malgré toutes les absurdités qui la compromettent journellement, n’est arrivée à une telle perfection dans les détails et à une expression aussi parfaite des plus délicates et des plus difficiles nuances. C’est ce qui en fait aujourd’hui l’ornement du peuple le plus civilisé du monde.

Pénétrez-vous de la clarté lumineuse du génie français, de la méthode et des procédés des maîtres. Vous trouverez peut-être que c’est dur de commencer par le commencement ; mais on n’arrive à rien en commençant par le milieu. Hé ! mon Dieu ! Qu’est-ce que c’est que quelques années bien employées quand on est jeune ? Vous vous rattraperez vite.

Appliquez-vous avant tout à avoir du bon sens. Le bon sens, c’est la qualité par excellence du français.

Soyez simples. Cela n’exclut ni le coloris, ni l’abondance des images, ni l’éclat du style. Je vous assure que vous pouvez être très simples et très brillants à la fois. Vous ne chercherez plus alors l’effet dans des bouts de phrases tapageurs qui ressemblent à du style comme les coups de baguette des sauvages sur leurs cymbales ressemblent à de la musique d’opéra ; et quand vous aurez acquis les qualités essentielles et fondamentales du style, quand vous serez parvenus simplement à vous discipliner, vous aurez déjà parcouru une étape qui vous dédommagera du facile sacrifice de prétentions aussi ridicules que funestes.



Vous direz peut-être que c’est par trop fort de vous voir de la sorte mis sur les bancs de l’école, quand vous vous croyiez de force à éblouir vos contemporains ? Eh ! mes pauvres amis, vous n’y êtes jamais allés, à l’école ! Quels ont été vos instituteurs ? Quels ont été vos maîtres ? De jeunes ecclésiastiques, fraîchement émoulus des classes de collège, où ils ont reçu l’instruction que l’on sait, et bombardés, du jour au lendemain, professeurs dans n’importe quelle branche des connaissances humaines qu’ils ignorent à peu près également ! Ce sont des produits ordinaires de ces institutions où l’on habitue bien plus notre jeunesse à des exhibitions puériles, dont l’objet principal est de flatter la vanité des élèves et de masquer l’inanité déplorable des études, qu’on ne les forme à des exercices sérieux qui développent le raisonnement et l’esprit d’analyse. Aussi n’est-on pas surpris de voir les produits de cette éducation-là épouvanter plus tard leurs contemporains avec des « Comme dans la vie » et autres singularités de la même famille.

Quelqu’un prétendra-t-il que ce sont là des faits exceptionnels ? Je répondrai que c’est la règle. On enseigne bien mieux le français dans les institutions supérieures anglaises, auxquelles sont attachées des professeurs de France, qu’on ne le fait d’ordinaire dans ces réduits obscurs qu’on appelle les collèges canadiens. J’en donnerai comme exemple, entre beaucoup d’autres, les élèves de M. de Kastner, professeur de français au Morrin College et au High School de Québec.

En dehors d’un petit nombre d’hommes très restreint, qui se sont fait une réputation dans les Lettres canadiennes, réputation qu’ils doivent à l’instruction qu’ils se sont donnée eux-mêmes et aux efforts qu’ils ont accomplis, efforts doublement méritoires dans notre pays en raison des difficultés spéciales à surmonter, en dehors de ces hommes-là, dis-je, que sont les autres ? C’est à peine si l’on peut trouver dans nos journaux — à l’exception de quelques-uns des plus importants d’entre eux, si l’on peut y trouver, dis-je, çà et là un fait divers convenablement raconté, des entrefilets avouables, des annonces qui ont seulement du bon sens, et des traductions qui ont le moindre souci de la grammaire, de la construction des phrases, de la géographie, de l’expression simple et claire, de l’emploi et de l’intelligence des mots. À tout instant on est décontenancé et stupéfié par des trivialités de langage inexplicables, tellement que les façons de dire les plus intelligibles des gens les plus ignorants passent couramment dans nos journaux et font partie de leur style quotidien, comme par exemple « embarquer à bord des chars » pour dire tout simplement « prendre le train. » Et cela n’est qu’un exemple entre vingt mille, entre vingt mille, entendez-vous bien !



Oh ! Quand je vois ce qu’on a fait de notre jeunesse, si intelligente en somme et si bien douée, quand je pense à l’instruction qu’on lui a donnée en retour de la confiance illimitée et de l’obéissance passive de tout un peuple, quand je la vois livrée sans contre-poids à une caste d’hommes qui s’est constituée l’unique éducatrice des générations, qui repousse comme un sacrilège l’idée seule de recruter des professeurs en dehors de son propre sein et qui aime mieux nous abandonner au mépris des autres races, que de voir diminuer d’une infime fraction la domination qu’elle exerce, je me sens, — et bien d’autres se sentent comme moi, — saisis d’une indignation patriotique qu’il n’est plus possible aujourd’hui de contrôler ni de retenir en soi !



Hélas ! Hélas ! Est-il donc vrai que cet état de choses soit décidément sans remède ? Sommes-nous donc voués à une infériorité fatale, et devrons-nous nous débattre indéfiniment, sans espoir, sous le poids de ce cauchemar ? Devrons-nous ronger éternellement un frein indigne d’hommes libres ? C’en est fait de la race française en Amérique, si une instruction virile, sérieuse et libre, n’est pas enfin donnée à notre peuple. Car c’est nous qui, en somme, constituons la base de l’élément français sur ce continent ; c’est nous qui formons la charpente de cet élément, à laquelle viennent se rattacher tous les fragments épars ; c’est nous qui sommes l’âme de cet élément, qui rassemblons en nous toutes ses forces vives et toutes ses capacités reproductives. Sans nous l’élément français ne serait qu’une forme éphémère, un fait divers perdu dans l’existence de la grande famille américaine. Sans nous enfin, tout ce qui constitue la vie propre d’une nationalité, les traditions, les qualités natives, les liens du sang, la communauté des sentiments et des aspirations, tout cela n’existerait même pas ou n’aurait aucune cohésion, aucun point d’appui, aucune condition de vitalité.

Or, l’élément français est destiné à vivre et à se perpétuer dans le nouveau monde. Ce n’est pas par un pur hasard que le peuple canadien, si débile à l’origine, si isolé, si entouré d’éléments destructeurs, a passé à travers trois siècles d’une vie essentiellement distincte, s’est maintenu en dépit de tout et a formé aujourd’hui cette nationalité imposante de plus de deux millions d’âmes, qui est un phénomène historique et une véritable énigme pour l’observateur étranger.

Étant arrivés à l’âge où nous sommes et à un tel degré d’expansion, ayant acquis une viabilité victorieuse de tous les accidents et de toutes les forces hostiles, il ne peut plus être question désormais de l’effacement ou de la disparition de la nationalité canadienne-française. Mais il ne suffit pas pour elle de continuer à vivre, de se maintenir avec son caractère et ses qualités propres, il faut, bien plus, qu’elle se maintienne à la hauteur des autres nationalités et qu’elle ne se contente plus d’une place à l’ombre, quand toutes les autres prennent la leur au soleil.

Nous ne sommes plus à cette période de la vie où le mirage des souvenirs héroïques suffisait à nos regards et à notre esprit, que ne poursuivaient pas encore des visions d’avenir et d’horizons agrandis. Nous sommes entrés, à la veille de l’âge mûr, dans une humanité nouvelle, et si rapidement changeante et si étonnamment pressée d’arriver aux destins qu’elle entrevoit par le développement des sciences, que nous ne pouvons plus nous attarder dans les antiques conditions, dans les méthodes surannées et dans une croissance purement végétative. Tout autour de nous sollicite les hommes au progrès indéfini, à la conquête parfaite et entière d’une planète, qu’ils commencent à connaître que d’hier à peine et qui, dès aujourd’hui, livre à profusion ses trésors ignorés, entr’ouvre, larges et libres, les voies mystérieuses et secrètes qui mènent à la réalisation de tant de vagues, mais persistantes aspirations.

Eh bien ! Sachons entrer dans ces voies, et nous qui avons eu un passé d’héroïsme, sachons nous conquérir un avenir de liberté.

  1. Dans la tragédie d’Andromaque, Oreste, fou de douleur, jette au ciel une imprécation qui commence par ce vers célèbre :
    « Grâce aux dieux, mon malheur passe mon espérance !  »