Imprimerie de l’Électeur (p. 1-57).

Arthur Buies

I
RÉMINISCENCES
II
LES JEUNES BARBARES

QUÉBEC
Imprimerie de l’ÉLECTEUR
90-92, Côte Lamontagne

RÉMINISCENCES


Est-ce que vous vieillissez, vous, mon cher lecteur ?

Ça se pourrait bien.

Pour moi, il me semble que je fais à peu près la même chose, et, pourtant, je rencontre tous les jours, et de plus en plus, signe infaillible de décrépitude, des gens qui me disent à l’envi :

« Comme vous rajeunissez ! Comme vous êtes alerte ! Vous avez l’air d’un jeune homme de vingt-cinq ans ! »…

Hélas ! Quand un homme rajeunit tant que ça, on n’a pas besoin de le lui dire ; il s’en aperçoit suffisamment à la nature et au nombre des exploits qu’il peut accomplir. Non, jamais jamais il ne reviendra le temps où nous partions, tous les deux ou trois jours, à la fermeture des bureaux, Alphonse Geoffrion, Alphonse Lusignan, Joseph Turgeon et moi, pour faire le tour à pied de la petite montagne de Montréal ! Chemin faisant, nous arrêtions, bien entendu, chez Prendergast, au détour de la Côte des Neiges, pour prendre une « cerise » et même deux « cerises ». Il nous arrivait encore parfois d’y souper, puis nous revenions à la ville, forts comme des Turcs et dispos comme des chamois.

Là, par exemple, nous étions rajeunis ! Nous passions de bonnes longues soirées, bien gaies, bien animées, pleines de toute espèce de choses, jusqu’à des choses instructives, et, de temps à autre, il nous prenait fantaisie, à l’approche de l’heure solennelle, de louer un “ cab ” à quatre, pour quinze sous, et d’aller faire une promenade quelconque.

On n’a jamais su exactement la signification du mot « quelconque », mais on n’a pas encore oublié, je l’espère, ce que c’était que le « quinze sous » d’autrefois, ou l’ancien six pence anglais, équivalent à douze centins et demi de la monnaie actuelle.

Ce que c’est que le progrès ! Jadis on disait « quinze sous » ; aujourd’hui l’on dit « douze centins et demi ».

Comme ça marche ! Comme ça marche !


I


Quand nous parûmes sur la scène, nous, c-à-d. ceux qui ont aujourd’hui de quarante-cinq à cinquante ans, et même, hélas !… un peu plus, la brillante pléiade de 1854, qu’on a appelée « la pléiade rouge, » commençait à décliner sérieusement. Quelques-uns d’entre eux, et des plus illustres, avaient déjà suivi la mort sur la longue route où elle se transforme en immortalité. C’étaient Papin et Éric Dorion. Bientôt d’autres allaient suivre : Charles Daoust, Labrèche-Viger, Laberge, puis Wilfrid Dorion, Joseph Doutre, et enfin, pour couronner la série des vaillants disparus, l’honorable juge-en-chef A. A. Dorion.

La génération tout entière a été moissonnée en pleine force, en pleine maturité, sans qu’aucun de ses membres ait pu arriver seulement à l’automne de la vie, à l’exception du dernier que je viens de nommer, du juge-en-chef Dorion, dont le passage sur terre a été marqué par la pratique de toutes les vertus et l’exercice des plus nobles qualités. Malheureusement, il les a emportées toutes avec lui dans la tombe, n’ayant pas voulu en laisser une seule à l’usage de la jeunesse actuelle, qui en avait tant besoin !

De toute cette constellation éteinte il ne reste aujourd’hui que M. Rodolphe Laflamme, astre que rien n’amoindrit et qui brille solitaire dans son ciel déserté, comme ces soldats indomptables qui restent debout sur les champs de bataille, quand la déroute a tout emporté et tout balayé jusques au loin, à l’horizon.

Puisque je rappelle M. Rodolphe Laflamme, commençons ce chapitre de « réminiscences » par une anecdote dans laquelle il eut une part considérable, sans y avoir songé un instant, mais qui se présente tellement bien sous ma plume que je ne puis rien offrir de mieux au lecteur aussi sceptique qu’avide, aussi incontentable que désabusé.



C’était, disons en 1866. Ce siècle avait donc soixante-six ans, si j’ose m’exprimer ainsi, c-à-d. deux ans de plus que Victor Hugo, qui naquit en 1802, et quarante ans de plus que… moi, qui suis né en 1840. — Veuillez ne faire ni comparaisons ni calculs.

Je venais d’être reçu avocat, grâce à des traits d’audace, dont je ne serais plus capable aujourd’hui, et à d’heureuses supercheries, dont mon patron s’était fait le bienveillant complice.

Or, mon patron, c’était précisément M. Rodolphe Laflamme, que je viens de rappeler et à qui je demande pardon de ne pouvoir oublier d’avoir été son clerc, lui qui s’est désolé plus d’une fois, j’en suis sûr, d’avoir été mon patron, fatalement, inévitablement.

Comme tout disciple d’avenir, je n’avais paru au bureau de mon patron qu’une quinzaine de jours, durant mes trois années de cléricature, ce qui fait que je connaissais très imparfaitement la procédure anglo-franco-canadienne ; mais, en revanche, je savais encore bien moins le droit. Les examinateurs d’alors n’étaient pas heureusement des tigres altérés de sang de clerc, comme ceux d’aujourd’hui. Ils ne demandaient pas à un aspirant à la profession d’avocat de leur donner la longueur exacte du tibia de Cécrops, ou la quantité de poussière accumulée dans le tombeau de Melchisédech ; ils se contentaient d’un simple examen oral, souvent réduit à d’infimes proportions ; ils joignaient de plus à une grande bénévolence un flair remarquable, ce qui leur permettait de discerner quelquefois, dans le candidat déplorablement étranger aux défenses en droit, aux répliques et aux tripliques, un grand jurisconsulte futur.

Monsieur Laflamme, qui connaissait mes faibles — et ils étaient nombreux, Dieu merci ! — avait, par complaisance et par amitié pour moi, chargé sa conscience d’une gigantesque imposture, que n’ont jamais pu lui pardonner les Castors, pourtant les plus accommodants des hommes, comme le ciel dont ils sont l’image sur la terre.

Il m’avait donné un certificat d’assiduité à son bureau, ce qui était aussi fort que de donner le serpent qui capta indignement notre mère Ève pour celui qui est entrevu périodiquement par différents capitaines ou voyageurs, tous plus distingués les uns que les autres.

Je me présentais donc devant les examinateurs, avec tous les documents essentiels,… moins un, la connaissance du droit. Mais celui-là se compensait par l’assiduité.



Tous mes examinateurs d’alors sont aujourd’hui des juges, à l’exception d’un seul, qui doit probablement d’être écarté du banc judiciaire à une question qu’il m’avait posée, tandis que je dois, en grande partie peut être, à ma réponse à cette question, d’avoir été reçu dans le docte corps où fleurissent d’autres publicistes que moi, tels que Charles Thibault. Cet examinateur, peu satisfait des réponses à peu près évasives que j’avais faites jusque là à ses confrères, voulut me pousser une question qui demandait absolument une réponse directe, droite et raide comme un paratonnerre. Aussi, son tour venu de m’interroger : « Quel est, » me dit il brusquement, « quel est le principal fonctionnaire du mariage ? » Pour un vieux garçon en herbe cette question était terrible, remplie d’horizons séduisants et menaçants, de dangers et d’attraits tout à la fois. Aussi demeurai-je interloqué, avec un courant d’air dans le dos et un poids de trois livres sur la langue. Mais, me ravisant aussitôt : « Comment ! Le principal fonctionnaire du mariage, m’écriai-je, mais c’est le mari ! »

À cette réponse un immense éclat de rire parcourut le gosier des quatre futurs juges, mon examen fut déclaré très satisfaisant et je passai avocat, avec droit de posséder diplôme, de porter toge et bonnet carré, d’être inscrit sur le tableau en payant mes taxes ; avec espoir « de conseiller la reine » un jour ou de devenir magistrat stipendiaire, et, en attendant, avec pouvoir de défendre la veuve, privée de son principal fonctionnaire, et de cultiver le patrimoine des héritiers présomptifs.




Mais ce n’était pas tout d’avoir été reçu avocat ; il fallait en exercer la noble profession, remplie des plus glorieuses incertitudes. J’avais une véritable répugnance pour le métier. Me faire avocat consultant, c’était un peu hardi. Exercer devant les cours civiles présentait certaines difficultés ; je ne savais pas la différence entre une assignation et une défense en droit. Un autre embarras se présentait ; je n’avais pas accumulé de rentes pendant ma cléricature, au contraire. Or, quand on n’a pas de rentes, il devient de plus en plus urgent de s’en faire, et je ne voulais pas laisser croire au public que c’était en vain que j’avais acquis mon grade d’avocat à la sueur de mon front.

Des amis compatissants, témoins de mes perplexités douloureuses, m’engagèrent à « exercer au criminel. » C’était aller d’un abîme à l’autre ; mais, comme le dindon de la fable, je n’avais pas le choix de la sauce à laquelle je devais me faire rôtir. Je m’instituai donc avocat criminel, non… au criminel : ce n’est qu’une variante. Je louai un bureau, j’achetai un « Archibald » (auteur de droit criminel) dans lequel je me plongeai jusqu’au cou, et j’attendis tous les Dumollards[1] que la société vengeresse pourrait jeter sur mon chemin. Mais plus j’allais, plus je trouvais que notre peuple était désespérément moral et fournissait peu de pâture à la vindicte publique. J’étais sur le point d’accuser mes amis de félonie à mon endroit ; j’avais trouvé félonie dans Archibald. Je n’avais plus dans la bouche que des expressions de criminaliste, comme un gueux qui, une fois monté à cheval, s’imagine qu’il n’en descendra jamais.




Un beau matin, Joseph Turgeon vint me trouver : « J’ai deux sujets à t’offrir, me dit-il ; j’ai leur cause en main, mais je ne m’en charge pas, elle est désespérée. L’un est un pauvre diable, que je crois innocent, mais qui s’est fait pincer de la manière la plus sotte ; l’autre est un pendard épouvantable, que le jury condamnera d’avance, rien qu’en l’apercevant. »

C’était un début plein de promesse.

J’adoptai immédiatement le pendard et me rendis à la prison, pour le questionner et me convaincre de son innocence, comme tout avocat consciencieux doit le faire au préalable. Cette entrevue me laissa peu rassuré — j’avais encore des scrupules à cette époque — mais je résolus néanmoins de tenter l’aventure, et, au jour du procès, je me présentai devant la cour des Sessions de Quartier, survêtu d’une robe d’avocat empruntée à Geoffrion.




Il y avait foule de jeunes confrères, venus pour assister à la plus comique des plaidoiries. Ça ne fut pas long. Sur tous les points mon client était impossible à défendre, ce qui ne m’empêcha pas d’adresser au jury une harangue, qui est restée dans les fastes du barreau. Je parlai des Thermopyles, de la bataille de Navarin, des « troubles » de 1837, des inégalités sociales et enfin de circonstances atténuantes, que je puisai dans les plus lointaines retraites de mon imagination. Tout fut inutile. M. le juge Coursol fit sa « charge » en cinq minutes. Il daigna remarquer qu’un discours spirituel, rempli de réminiscences historiques, ne suffisait pas pour établir l’innocence de l’accusé, et un verdict de « coupable » fut prononcé séance tenante, sans l’ombre de délibération.

Je n’eus pas le temps de me féliciter de mes débuts ; l’instant d’après mon autre client paraissait à la barre.




Celui-là avait une figure douce, sympathique, et tout prédisposait en sa faveur, mais il avait fait les choses aussi bêtement que possible. Pour le tirer d’embarras il fallait un vieux praticien ; j’examinai des témoins, je balbutiai des arguments, j’essayai de toutes les roueries les plus accréditées, mais la cause était perdue sans ressources. Tout à coup je me sentis tiré par la manche de la robe de Geoffrion. C’était un mien ami, rompu à toutes les finesses du métier : « Tu n’as donc pas remarqué, me dit-il, un flaw dans l’indictement ? Fais-le valoir tout de suite et ton client est sauvé »

Je n’étais guère homme à remarquer ces choses-là. « Un flaw ! lui dis-je, qu’est ce que c’est que ça ? — Mais c’est une erreur capitale dans la mise en accusation. — » Mon ami me signala l’erreur, me la fit comprendre, ce qui était essentiel… Alors, superbe, hérissé, triomphant : « Votre Honneur, m’écriai-je, je possède un flaw, oui, un vrai flaw, dans l’indictement, bien entendu, le plus beau des flaw, un flaw comme pas un ; je demande au tribunal de faire cesser la poursuite et de renvoyer les plaignants. » M. le juge Coursol examina la pièce, découvrit qu’il y avait en effet un flaw, et fit aussitôt au jury une décharge qui mettait mon client en liberté.




Oh ! le beau jour !

Restait la question des honoraires, Je m’élançai à la poursuit de l’élargi et le trouvai, qui m’avait attendu au bas de l’escalier de la cour, au lieu de s’enfuir, comme c’est la règle lorsqu’on est l’objet d’un service rendu. À sa vue je me sentis embarrassé. L’obligé, en somme, c’était moi qui lui devais un triomphe si facile.

« Monsieur, me dit-il, je suis innocent, je vous le jure ; je suis dans ce pays-ci depuis un mois à peine, mais il m’est impossible d’y rester désormais plus longtemps, je n’ai aucun moyen de m’acquitter envers vous, mais veuillez accepter cette «  reconnaissance » que je tiens d’un prêteur, chez qui j’ai engagé un habillement de soirée complet. Cet habillement m’est désormais inutile, mais il pourra peut-être vous servir à quelque chose. »

Pour rien au monde je n’aurais voulu accepter quoi que ce fût de ce pauvre garçon, mais il insista tellement que je dus me rendre. Je pris donc la reconnaissance, et, deux heures après, moyennant cinq dollars payés au juif, je me trouvai nanti d’un habit à queue, d’un gilet et d’un pantalon tout neufs. Qu’allais-je en faire ? C’est alors qu’une idée folichonne me traversa la tête. Que j’en ai eu d’autres depuis !



Le propriétaire du « Richelieu » avait alors à son service un garçon de quinze à seize ans, qui faisait dans l’hôtel toute sorte d’ouvrages d’une nature quelconque. Ce garçon s’appelait Ménésippe. J’abordai immédiatement maître Béliveau : « Modèle des hôteliers, lui-dis-je, je prends Ménésippe à mon service et à celui de mes amis ; nous vous donnerons tant par semaine pour le temps qu’il nous consacrera ; il nous servira à table, nous exclusivement, en habit à queue et en gants blancs. Cela donnera énormément de relief à votre boutique et vous attirera une clientèle comparable à la descendance d’Abraham. Voici un habillement tout fait pour lui ; je le lui donne, mais à la condition qu’il nous serve, comme je viens de l’indiquer. »

Béliveau recula de trois pas, abasourdi par cette proposition insolite ; mais, rapidement, il se remit et accepta ma proposition pour le fun, pour la curiosité de la chose. C’était un essai dans le grand style.

Le lendemain, Ménésippe, vêtu de noir, colleté et ganté de blanc, se tenait à son poste, raide comme une hallebarde, au bout de table qui nous était réservé, attendant que nous eussions pris place pour courir au moindre signal et exécuter nos ordres, que la divergence de nos goûts et le brouhaha soulevé dans la salle à manger par cette nouveauté prodigieuse rendaient à peu près incompréhensibles.




Oh ! Ce fut une farce digne des pensionnaires de l’Olympe en humeur de cascader. Elle méritait d’être racontée en vers épiques, de la facture de feu Arthur Casgrain, auteur de la Grand-Tronciade. Cela paraîtrait bien mince aujourd’hui peut-être, grâce à l’abus que l’on fait de l’habit à queue, à tout propos et sans propos ; mais dans ce temps-là, un waiter servant à la table du Richelieu, en habit à queue et en gants blancs, c’était plus grand que la lune dans son plein.

Pendant trois jours une foule énorme assiégea l’hôtel ; on y vint dîner de tous les côtés à la fois, les bureaux d’avocats s’y vidèrent ; c’était à qui appellerait Ménésippe, lui faisant de l’œil, essayant de l’attirer, de le cajoler et même de le corrompre, d’exercer sur lui les influences les plus illégitimes. Mais Ménésippe, que sa grandeur retenait à notre bout de table, restait insensible à tous les appels et ne daignait même pas sourire aux tentations accumulées sous ses regards.


II


Nous étions à cette époque, tous les membres de notre groupe les assidus de l’ancien hôtel Richelieu, plus ou moins pensionnaires, plus ou moins locataires, suivant que nous tenions plus ou moins logement au dehors ; mais dans tous les cas, nous étions de ces clients qu’on appelle les piliers d’une maison, et, en qualité de piliers, nous jouissions d’une foule de tolérances dont je redouterais quelque peu de faire aujourd’hui le dénombrement.

Heureusement que ma mémoire, fatiguée d’avoir eu à retenir tant de choses, m’aide à être discret.




L’ancien hôtel Richelieu était bien loin d’être à cette époque ce qu’il devint quelques années plus tard, par des augmentations, des allongements et des élargissements qui l’étendirent d’une rue à l’autre, avec une façade trois fois plus grande, sur la rue St-Vincent, que la façade primitive. L’hôtel ne comprenait absolument alors que le vieux corps de bâtiment qui, aujourd’hui, n’en est guère qu’une annexe, quoiqu’il donne accès à la buvette, à la salle à manger et aux cabinets particuliers. Mais comme tout était jeune encore dans ce vieux logis-là et combien étaient réjouissants les éclats de la bonne et franche gaieté d’autrefois, qu’on y entendait courir dans les salons et dans les corridors, jusqu’à des heures absolument indues ! Comme on y était chez soi ! Comme on s’y attablait ensemble, et comme on prenait le temps de se parler, de déguster son verre, ses verres, et de jouir un peu de la vie, loin d’être emporté, comme on l’est de nos jours, par cette fièvre d’activité brûlante qui réduit les heures à n’être plus que des minutes, et la vie qu’un arrêt entre deux trains !

Il était entendu que le Richelieu était la propriété de ses habitués aussi sérieux que fidèles, et cela à toute heure du jour et de la nuit. Isidore Durocher, le propriétaire actuel, qui était alors commis de buvette sous le sceptre d’Aimé Béliveau, semblait avoir reçu pour consigne de ne pas se coucher avant trois heures du matin, et il l’observait rigoureusement.

J’ai passé là des heures inoubliables dans la compagnie d’hommes qui ont joué un grand, un très grand rôle dans l’histoire du Canada, et qui ne dédaignaient pas de nous enseigner, à nous les débutants d’alors, les roueries de la politique et le dessous des choses. Avec eux nous en avons appris plus que dans bien des livres, et jamais nous n’aurions songé à leur en apprendre à notre tour, comme cela arrive à une époque de progrès disproportionné, qui ressemble beaucoup à la nôtre.




En tant qu’hôtels, ceux du Montréal d’alors n’étaient pas absolument fastueux : ils n’étaient même pas au niveau des aspirations grandioses qui envahissaient rapidement l’âme de tous les citoyens capables d’embrasser les perspectives se dessinant de plus en plus à l’horizon. À peine y en avait-il un ou deux que l’on estimerait aujourd’hui de troisième ordre, à l’exception du St-Lawrence Hall, qui venait justement de naître et qui ne se risquait encore à aucune hardiesse, rien ne faisant prévoir qu’on arriverait bientôt d’un bond à des sommets encore absolument invisibles. Des palais de la dimension, de la splendeur, de l’aménagement et de la perfection luxueuse du Windsor, il eût été impossible, même à l’imagination la plus désordonnée, de les concevoir seulement en rêve !

Mais en revanche, il y avait de ces établissements qu’on chercherait en vain aujourd’hui, des « buen retiro » d’un cachet antique, intime, en quelque sorte personnel, qui ne s’ouvraient guère qu’à une clientèle choisie, éminemment fine fleur, endroits où l’on était sûr, à quelque heure que ce fût, de ne pas coudoyer des gens que l’on n’eût pas aimé à rencontrer ailleurs, et qui étaient l’expression d’un temps où il y avait encore beaucoup de mœurs aristocratiques et beaucoup de distinctions sociales.

Telles étaient l’ancienne maison de Dolly, à deux pas du St-Lawrence Hall, celle de Gianelli sur la Place d’Armes, et deux ou trois autres qu’il est inutile de mentionner ici.

Il y avait encore, si l’on veut remonter à une trentaine d’années au moins, d’un genre plus bourgeois mais néanmoins encore très comme il faut, le vénérable hôtel du Canada, tenu par le père Séraphino Géraldi, lequel avait pour gérant Joseph Brault, nommé plus tard messager en chef de l’Assemblée Législative, lorsque la Confédération étendit sur les provinces de l’Amérique britannique son aile chargée de promesses et de perspectives luxueuses. Ah ! le bon vieux temps ! Et qui donc eût pu soupçonner alors qu’une ville canadienne pût devenir, en vingt-cinq ans, une des grandes métropoles du continent américain ?…

Le soir, dans le vestibule de l’hôtel, se réunissaient, en un groupe grossissant d’heure en heure, les voyageurs arrivés de toutes les parties du district de Montréal. Il n’y avait là pour ainsi dire pas d’étrangers. On se racontait les affaires du jour autour d’un gros poële ronflant et sympathique ; on parlait un peu de son village, du grand-père mort la semaine précédente, de la vieille tante tanée par ses rhumatismes, de la récolte de l’automne, du prix des fourrures, des exploits des rats musqués dans les étangs, du nombre de lièvres pris au collet depuis le commencement de l’hiver, etc., etc., etc. Et il y en avait, il y en avait, et souvent cela recommençait. Les Canadiens d’alors, une fois leurs affaires finies, et ce n’était pas toujours long, leurs affaires, lorsqu’ils se trouvaient réunis, la pipe au bec, autour d’un bon poële, ne pouvaient plus se quitter. Hélas ! Hélas ! Comme tout cela est loin : et comme, lorsque je me reporte vers ces choses passées, je crois revoir en elles des épaves d’une existence antérieure, flottant sur un morceau de planète détaché de la nôtre et emporté à la remorque de quelque planète étrangère, fort embarrassée de savoir où loger ses Canadiens dans l’espace !


III


Pareillement à nos devanciers, nous arrivions, nous, phalange fortement unie, non seulement par la solidarité de principes communs et nettement définis, mais encore par les liens d’une amitié étroite, que le temps n’a fait que resserrer davantage.

Nous étions des compagnons d’étude, de plaisirs… de tout ce que vous voudrez. Mais c’est qu’on étudiait, dans ce temps-là, et dans de gros livres, des livres plus gros encore que ceux qui contiennent les décisions du Conseil Souverain ! Avec cette différence que les nôtres coûtaient beaucoup moins cher et qu’ils étaient beaucoup plus lus ; ce qui ne nous rendait pas plus prétentieux pour tout cela.

Aussi, tout en étant jeunes, et même très jeunes à nos heures, étions-nous aussi des hommes aimant le travail fécond, comprenant toutes les responsabilités de l’avenir et nous y préparant par la culture mutuelle, sans jamais tomber dans l’admiration mutuelle, maladie infectieuse attaquant de préférence les inférieurs et les incapables qui ont besoin de s’exalter entre eux, qui s’en font accroire avec un sérieux désopilant et qui s’imaginent en faire accroire autant au public.

C’est pour cela que nous avions fondé un cénacle, mais un cénacle qui avait des réunions vraies, et non pas des simulacres, des prétextes de réunions, comme cela est arrivé dans tous les essais postérieurs dont j’ai eu connaissance.



Je tenais alors une moitié de maison de garçon. — S’il vous plaît, ne vous voilez pas la figure — Cette maison était juste en face du couvent de la Congrégation, dans une rue étroite, sombre et déserte, qui s’appelait Saint-Jean-Baptiste, et qui a gardé son nom, son étroitesse, sa maigreur et sa sombreur, en dépit de tous les bouleversements opérés dans la grande métropole canadienne. N’allons pas croire tout de même qu’il y ait eu un mot d’ordre, transmis de génération en génération d’échevins, depuis un quart de siècle, pour la conserver comme une relique. Non, c’est son obscurité qui l’a sauvée. De même que de tout petit moineaux échappent à la serre de l’épervier, de même la pauvre petite rue Saint-Jean-Baptiste a échappé au regard flamboyant et à la fureur meurtrière des conseillers de ville, espèce qui n’a ni entrailles, ni foi ni loi.

Les réunions du cénacle avaient lieu chez moi, et j’étais chargé d’y faire… devinez… un cours d’économie politique ! Hélas ! Qu’est devenu ce cours ! Quant à l’économie, on ne m’a jamais mis en mesure d’en faire, et même dans ce cas, je n’oserais répondre de rien.

Nous avons passé là des heures fécondes, dont le germe a fructifié pendant une longue suite d’années.

Dans ce temps-là il n’y avait pas encore de journaux français quotidiens à Montréal ; mais ils étaient à la veille de poindre. — On n’y comptait à vrai dire que deux grands organes reconnus de l’opinion publique ; d’un côté la « Minerve », bouffie de patronage, replète à en crever, suant à grosses gouttes les louis du trésor, organe et instrument de George-Étienne Cartier, dont les bleus ont voulu absolument faire un grand homme, ce qui n’était pas nécessaire, puisqu’ils devaient avoir un jour Joseph Tassé. De l’autre côté, il y avait le « Pays », organe des Rouges, des rouges vrais, aussi maigre que la « Minerve » était grasse, ne paraissant que tous les deux jours, vivant de souscriptions et de sacrifiées, faisant une lutte héroïque avec les seules ressources que lui apportaient et que renouvelaient incessamment le patriotisme déterminé d’alors, les convictions ardentes et l’amour exalté des principes.




On avait beau jeu faire des articles à cette époque. On n’était pas submergé par le flot toujours, toujours grossissant des dépêches qui arrivent de toutes les parties du monde. On n’avait pas devant soi des montagnes de journaux, avec leurs bataillons serrés de colonnes, et qui déferlent, comme d’énormes ras-de-marée, à chaque courrier nouveau ; on n’avait pas non plus le fléau des « reporters », ces frelons de la presse, ces remplisseurs enragés qui jouent dans le journalisme le rôle de la bourre dans les canons. On pouvait s’asseoir tranquillement pour écrire son article, sans être menacé d’une averse d’incidents imprévus et de complications pouvant s’abattre à toute minute dans le cabinet sacré du rédacteur. Celui-ci, à son fauteuil éditorial, était inviolable comme un bonze dans son sanctuaire. Heureuse enfance du journalisme, où l’on prenait si naïvement des joujoux pour des réalités ! Tous ceux qui s’en mêlaient étaient des croyants. Ils croyaient que le monde irait toujours de mieux en mieux, que de la lutte se dégagerait de plus en plus nette l’idée de vérité, de progrès rationnel, et jamais ils n’auraient rêvé qu’elle aboutirait un jour à la simple formule : « ôte-toi de là que je m’y mette, et si tu ne t’ôtes pas, je vais t’ôter », pas plus qu’ils auraient rêvé qu’à la fin du dix-neuvième siècle on pût proclamer audacieusement que « la force prime le droit. »

On ne faisait jamais son article à la dernière heure, comme aujourd’hui, de peur qu’il ne « survienne quelque chose. » Et comme on en était fier quand on avait touché juste ! Comme on en parlait ! – on avait encore pour cela vingt-quatre heures devant soi – et comme l’article avait déjà été lu avant de paraître ! Je me rappelle, quand le premier message fut échangé par le premier câble transatlantique, entre la reine Victoria et le président Grant, les figures de nos bons Montréalais, de ces mêmes hommes qui, aujourd’hui, poseraient sans hésiter un câble entre leur ville et l’étoile polaire ; la bonne moitié d’entre eux croyaient à une mystification. Ils avaient conservé un reste de jeunesse et de candeur et étaient encore capables de s’étonner ! Je ne dirai pas que c’était là le « bon temps » plutôt que tout autre ; je ne suis pas encore à l’âge où l’on commet ces amusants anachronismes ; du reste, le « bon temps » est toujours celui qui se trouvait trente ans avant celui où l’on est, et le bon temps sera le nôtre pour ceux qui vivront dans trente, quarante et cinquante ans d’ici. Mais comme on est toujours mécontent de l’époque où l’on vit, comme on lui trouve tous les défauts et les vices, qui, évidemment, ne pouvaient exister avant elle, il est consolant de se retourner en arrière, là où l’on ne regarde plus qu’à travers ce prisme trompeur qui s’appelle l’histoire.


IV


Il me semble, lecteur, que parvenu au point où j’en suis de ces souvenirs, il est convenable que je vous présente les principaux personnages de notre groupe. Oh ! ils sont connus depuis longtemps, quelques-uns même en jouissance de la plus grande et de la plus méritée des illustrations.

Voici d’abord Laurier ! Laurier, que nous appelions déjà le Burke canadien, et qui préludait à ses discours parlementaires par des discours intimes, dont le style toujours élégant, l’éloquente et large allure nous ravissaient. Ce que Laurier approfondissait de préférence, c’était l’économie politique, l’histoire et le droit constitutionnel. Il savait son Jean-Baptiste Say et son Hallam par cœur. On voit que le futur avocat de la réciprocité illimitée était en germe dans les réunions hebdomadaires de la rue Saint-Jean-Baptiste.

Physionomie à part que celle-là au milieu de nous tous ! Toujours studieux, toujours absent des plaisirs, Laurier n’apparaissait que dans certaines occasions spéciales, comme dans les banquets, et cela pour aborder chaudement, virilement, les questions politiques. Il y déployait déjà tous les caractères de l’éloquence parlementaire ; c’était là son terrain, la politique étant sa véritable passion. Assurément il était destiné à s’y faire une carrière, et la plus brillante et la plus enviée, qu’il doit autant à son caractère élevé et pur de toute atteinte qu’à son admirable talent.

Geoffrion : mon vieux Geoff ! L’ami des temps durs, (a friend in need) qui se trouve toujours là à point pour me tirer d’embarras et ramener vers moi quelques petites ondes égarées du Pactole, dont je mourrai en contemplant, à un horizon de plus en plus lointain, le cours majestueux. Geoff est à la tête du barreau de Montréal, ce que je ne peux pas lui pardonner, parce que cette place m’était due. Il plie aujourd’hui sous le poids de sa clientèle… qu’il m’a volée. Il a encore fait pour moi toute espèce de bêtises, oui… Dieu merci ! Il m’a endossé des billets, les a payés, me les a remis en me recommandant de les jeter au feu, et m’a prêté de l’argent toutes les fois que j’avais l’air d’en manquer,… est-ce que vous ne trouvez pas que c’est humiliant et n’ai-je pas toutes les raisons du monde d’en garder rancune ?

La dernière fois de toutes j’avais fait un billet de quatre-vingts dollars. L’échéance arrivée, sans que je l’eusse prévue, j’avais quitté Montréal et Geoffrion était parti pour l’Europe. Je m’étais marié, circonstance encore plus inattendue qu’atténuante ; j’avais même eu un enfant mâle, héritier de toutes mes splendeurs, circonstance on ne peut plus aggravante et presque aussi inattendue !… Pendant tout ce temps, le caissier de la banque avait patienté, n’ayant aucune appréhension sur le dénouement de cet épisode. Seulement, à de certains intervalles, qu’on appelle réguliers, en termes de finance, il me rafraîchissait la mémoire.



Il y avait déjà plusieurs fois que je recevais les rafraîchissements du caissier, lorsqu’un beau jour j’entends sonner vigoureusement à ma porte. C’était le facteur, le facteur tout abasourdi qui m’apportait une lettre chargée. Je l’ouvre en tremblant. Étais-je bien le destinataire et n’y avait-il pas eu erreur, au dernier moment, dans l’expédition ? Non ; je lis : « Mon cher Buies. Nous te pardonnons de t’être marié à l’insu de nous tous. Mais comme tu as maintenant un enfant, il ne faut pas qu’il souffre pour les fautes de son père : je m’empresse donc de te renvoyer ton billet de quatre-vingts dollars que j’ai subtilisé des mains de maître X…, de la banque Z. – Tu pourras en reporter le montant, si tu le veux, sur ton héritier. » – Signé, Geoff. —




Voici maintenant Lusignan, dont je ne puis évoquer que l’ombre devant vous, car il nous a laissés, il y a bientôt deux ans, pour d’autres mondes dont le moindre est bien supérieur au nôtre. Il est mort avant d’avoir atteint la cinquantaine, après s’être fait une belle place dans les Lettres canadiennes et au moment où entraient en pleine maturité tous les fruits de son long et persistant labeur. Il est allé en cueillir d’autres plus haut, et il a bien fait de se hâter, car l’envie le guettait peut-être maintenant qu’elle le voyait en possession d’une renommée vaillamment acquise.

Lusignan était déjà lancé à fond de train dans le journalisme. Il y allait avec une « furia » qui lui a attiré plus d’un incident désagréable, mais dont toute trace est aujourd’hui perdue depuis longtemps. Ce qu’il était avant tout, c’était un amoureux des Lettres ; il adorait la grande littérature, celle des maîtres. Il avait un tempérament capricieux, plein de heurts et de pointes, présentant des angles subits et souvent difficiles à tourner, mais au fond nature généreuse, d’une fidélité éprouvée à ses principes, et possédant, outre les dons intellectuels, des qualités précieuses d’écrivain que l’on trouve bien rarement aujourd’hui, la sincérité et la conviction.



Gonzalve Doutre, pilier inébranlable de l’Institut-Canadien, affligé toute sa vie d’un commencement d’érésipèle qui l’avait rendu aussi sourd qu’un canon de la grande batterie et lui avait retroussé les lèvres en imitation d’ophicléide. Ce n’était pas de lui qu’on pouvait dire que ce qui lui entrait par une oreille lui sortait par l’autre. Le pauvre garçon avait assez de misère à en déboucher une qu’il s’en tenait là, quand il y réussissait, et gardait tout. Aussi, avait-il dans la tête un salmigondis impénétrable de choses touffues et accumulées qui explique comment il a pu devenir l’auteur d’un code de procédure civile assez incompréhensible pour être très estimé.

Du reste, profondément oublié aujourd’hui, ce qui est très injuste, ayant été un garçon remarquable à plus d’un titre, très studieux, très instruit, grand discoureur, avocat jusqu’au bout des ongles et capable de pondre deux codes de procédure par année. Il a été assez bon pour n’en laisser qu’un, et encore on est ingrat envers sa mémoire !…



Ovide Perrault, qui a été jusqu’à son dernier soupir le plus aimable, le plus généreux compagnon et l’un des plus fins causeurs que j’aie connus de ma vie.

Oscar Archambault, disparu pour la génération actuelle, profondément enfoui à l’Assomption, et dont nous avons abrégé les jours en lui faisant faire avec nous des marches forcées autour de la montagne de Montréal ; l’aimable et conciliant Oscar, qui s’était trouvé mêlé, on ne sait comment, à des radicaux de notre espèce, et qui, du fond de l’Assomption, son avant-dernière demeure, s’étonne d’avoir pu vouloir détruire l’ordre social.

Joseph Turgeon, mort il y a déjà six ans, qui avait eu un jour, lui aussi, des velléités littéraires et avait fait un essai intitulé : « Biographie de Camille Urso, la violoniste, » seul et unique essai qui avait failli tuer Camille Urso, sous le prétexte de raconter sa vie.

Letendre, dont le nom de baptême est Prisque, auquel s’ajoutait un Arthur, ce qui m’a toujours été particulièrement agréable, rédigeait alors l’Ordre, journal quotidien bourré de bons principes. Les « bons principes » avaient en ce temps-là une vogue prodigieuse et rapportaient abondamment, ce qui leur a valu le qualificatif qui les accompagne toujours.

Letendre est depuis de longues années protonotaire à Rimouski et il a conservé toute son intelligence, en dépit de ses fonctions. C’est à peu près l’homme le plus heureux de la province ; il a tous les droits et toutes les raisons de l’être, parce qu’il n’existe pas de nature plus liante que la sienne, ni de camarade plus obligeant. Malgré des aptitudes incontestables, il est resté sans progéniture, et son caractère n’en a pas été assombri, comme cela serait arrivé immanquablement à un autre fonctionnaire. Il hume, toute l’année durant, les délicieuses senteurs salines du fleuve qui, en face de Rimouski, ressemble à la mer, en a toute la grandeur, la poésie et l’enivrement. Bercé sur ses grandes ondes, Letendre se laisse aller au courant de la vie, aimable, léger, souriant, heureux et vertueux… Il est temps que je m’arrête, je pourrais en dire trop.




Au petit groupe, proprement dit, que je viens d’énumérer, noyau serré et presque indivisible, qui mangeait à la même table et habitait à peu près sous le même toit, se rattachaient étroitement d’autres compagnons, qui ont fait de nous tous depuis lors un faisceau d’amitiés indissolubles, cimentées par une estime mutuelle que rien n’a jamais entamée.

Robidoux se présente le premier dans ces souvenirs déjà si lointains pour nous qui doublons aujourd’hui, avec une bonne grâce un peu forcée, le cap de la cinquantaine.

Robidoux ne fréquentait pas assidûment le cénacle ; mais nous le retrouvions souvent dans nos réunions intimes, où il se plaisait avant tout à rappeler et à citer les écrivains en renom du jour, dont le tempérament répondait le mieux au sien, ceux qui par un langage plein de ressources étonnantes, par un style merveilleusement adapté à leur objet, faisaient à l’empire de Napoléon iii cette guerre de plume, si dangereuse qu’il eût suffi d’un mot pour entraîner la prison, et qui, cependant, y échappaient toujours, grâce à une souplesse inouïe d’expression, à une habileté et à un art si profonds dans le choix des mots et dans la méthode d’argumentation, que la censure déroutée restait impuissante. Aussi, ces hommes s’appelaient-ils Prévost-Paradol, Weiss, John Lemoine, Jules Simon, Adolphe Guéroult, pour ne citer que les plus connus dans le journalisme militant.

Robidoux ne se lassait pas non plus de nous rappeler les poètes, ces demi dieux qui habitent la terre en se retenant aux cieux, et qui n’y viennent que pour conquérir l’immortalité. Il les connaissait tous, il vivait dans leur fréquentation de tous les jours, aussi bien des génies transcendants qui, comme Victor Hugo, Lamartine, Musset, Leconte de l’Isle, tracent un sillon à jamais ineffaçable dans la mémoire des hommes, que de ceux qui, planant un peu au-dessous dans le ciel de France, ressemblent à ces doux et caressants rayons qui attirent de la terre tous ses parfums et les versent dans le cœur des hommes réjouis et consolés.

Robidoux avait dès lors le don, je dirai presque le génie de la persuasion, cette liqueur subtile qui s’infiltre dans toutes les veines, comme à notre insu, et qui chatouille si agréablement toutes les fibres ! Il se dégageait de sa personne et de ses paroles une onction glissante et pénétrante, comme se dégage de certains bois un arôme dont on est tout pénétré avant de l’avoir respiré à peine, ou comme celui qui s’échappe, s’épand et roule à flots d’un bol de « mocha » préparé par les mains savantes de mon ami Husmer Lanctot, le plus ad-unguémissant des enfants de Thémis.




J’ai encore un nom à citer, cher lecteur, parmi ceux qui constituaient alors notre fréquentation intime, mais j’en ai presque peur. Et pourtant ce n’est ni le moins aimé ni le moins estimé de tous ! Je prie l’auteur de Zouaviana de ne pas s’offusquer de paraître dans le défilé de ces souvenirs de plus de vingt-cinq ans, puisque le terrain où je l’appelle est purement celui de l’amitié et de la camaraderie.

Oui, nous comptions au nombre de nos bons et fidèles compagnons le futur zouave pontifical, Gustave Drolet. Ô Destinée ! n’es-tu pas toute faite de contrastes ? Je me trompe. Quoique nous pussions différer sur des points essentiels, nous avions tous une même âme et nous étions semblables par notre amour pour l’humanité, quelles que fussent les voies qui conduisissent au bonheur qu’elle cherche et, qu’à nous tous, nous n’avons pas réussi encore à lui procurer.

Gustave, cependant, évitait avec un soin extrême de s’arrêter, pour y folâtrer, même légèrement, aux taillis qui bordent la route de la jeunesse inexpérimentée. Pressentant son rôle de croisé futur, il se couvrait dès lors d’une robe immaculée. Mais il était assurément loin de se douter qu’un jour lui aussi deviendrait auteur. Et pourtant, il en avait bien tous les droits ; il a même celui de n’en pas éprouver tous les déboires. Puis-je le lui souhaiter ? Je le veux bien, de tout cœur : mais je ne puis rien contre la fatalité inexorable. Se faire auteur c’est vouloir attirer sur soi toutes les haines, toutes les envies, tout l’effort des basses et odieuses passions qui tourmentent les incapables et les salisseurs de réputation ; c’est consentir à faire de soi d’avance la cible des coups les plus envenimés, des traits les plus perfides et les plus lâches ; c’est enfin accepter d’être à toute heure du jour le point de mire des plus noires calomnies et des attaques les plus honteuses.

Ô mon ami ! Prends la coupe et bois-la, si ta main est robuste et ton cœur ferme : mais je te plains de provoquer ainsi, de gaité de cœur, les reptiles qui grouillent dans l’ombre et dont la bave salit toujours le talent, quand elle ne le tue pas !



Rappelons enfin, pour clore la liste : premièrement, ce pauvre Aristide Piché, mort aussi lui il y a une quinzaine d’années déjà, brave garçon qui avait énormément de facilité et de goût littéraire, qui me suivait comme mon ombre, ne voyait que moi et ne jurait que par moi, qui faisait toutes mes écritures, qui lisait pour moi des heures entières et que j’entraînais, comme un satellite, dans toutes mes marches et contremarches, expéditions et reconnaissances.

Deuxièmement : un type des plus singuliers et des mieux accusés, vrai descendant des coureurs de bois d’autrefois.

Il s’appelait à lui tout seul « Jean-Baptiste Couillard Mimi Des Prés de Boisbriand de l’Épinay », et ce n’était peut-être pas tout encore. Probablement avait-il oublié d’ajouter à cette nomenclature un « de Saint ceci ou de Saint cela »,… espèce de prolongement bizarre que l’on voit parfois accolé à un nom canadien, comme une queue qui aurait poussé mystérieusement à un ours, l’hiver, dans son tronc d’arbre.


IV


Transportons-nous maintenant aux années qui s’écoulèrent de 1861 à 1869 inclusivement, années pendant lesquelles nous occupâmes plus particulièrement la scène, et pendant lesquelles le Montréal moderne, brisant de toutes parts sa coquille, s’élançait vers l’avenir, déjà par enjambées gigantesques.

Ces temps ne sont pourtant pas bien éloignés, et, néanmoins, ils étaient si différents du temps actuel que les jeunes gens d’aujourd’hui s’y trouveraient comme dans un autre monde, tout ahuris, tout dépaysés au milieu des étudiants vieux modèle, dont nous avons été les derniers types.

Il y a de cela guère plus d’un quart de siècle. On a vite dit, on a vite écrit cela : « un quart de siècle ». Un trait de plume, et c’est fait. Eh bien ! Eh bien ! Ça se passe encore plus vite. Impossible de s’illusionner là-dessus. Il n’y a pas de trait de plume qui soit aussi rapide que le passé.

Mais que de choses dans ce quart de siècle ! Mon Dieu, que de choses ! C’est à en devenir tout étourdi quand on se retourne pour regarder derrière soi ce laps de temps. Naïf serait-on de s’étonner que la jeunesse d’aujourd’hui soit tout différente de celle d’alors. C’est le monde entier qui est sens dessus dessous ! La science, les découvertes, les progrès de toute nature nous ont fait une planète qui n’a rien de commun avec l’ancienne. Par suite, les jeunes du temps présent ne peuvent avoir ni les habitudes, ni le genre de vie, ni le tempérament, ni la manière d’être de ceux d’il y a une trentaine d’années. L’ancien esprit, qui était la résultante des conditions d’un monde se rattachant au passé par mille liens, s’est comme entièrement métamorphosé. Des choses, auxquelles on tenait extrêmement naguère et qui constituaient le fonds principal de l’éducation, semblent, aujourd’hui des mythes. On regarde un Canadien qui, il y a trente ans, possédait déjà un quart de siècle, comme une espèce d’apparition préhistorique. Nous avons presque toutes les allures d’une première moitié du siècle à la fin de la deuxième, et ce qu’il y a en nous de vivant a toutes les peines du monde à combattre ce qui y tient du fantôme ou du fossile en préparation.

Notre génération appartenait à l’époque de transition entre le Canada ancien et le Canada nouveau. Nous avons connu le vieux Montréal, celui que nous avaient légué nos pères, avec une physionomie qui se modifiait lentement et imperceptiblement par l’action d’un progrès mesuré et longuement prévu. Nous l’avons connu, habité et pratiqué à l’époque où il n’était pas encore question d’élargir une seule de ses rues, encore moins d’en faire une de ces énormes cités modernes où les hommes oublient la petitesse de leur planète. Nous avons ainsi formé le trait d’union entre une société qui s’éteignait et une société nouvelle qui s’annonçait avec des goûts, un esprit et un genre inconnus jusque-là. D’un côté nous tenions aux fusils à pierre, de l’autre nous chargions par la culasse.

C’était à l’aurore d’un monde encore vaguement entr’aperçu, où l’illusion fait un dernier effort pour ne pas devenir la réalité et où les mille images d’un passé, qui ne laissera bientôt plus aucune trace, s’agitent encore dans l’esprit des hommes et essaient de retenir dans un lit trop étroit le fleuve qui veut s’épancher dans un vaste et profond bassin.




Ah ! Il ne faut pas croire que Montréal ait toujours été la première ville du monde ni qu’elle ait eu de tout temps l’ambition parfaitement légitime d’englober dans son sein le continent tout entier, en le glissant d’abord par le chenal Saint-Pierre, creusé pour cette fin jusqu’aux entrailles du globe. Non, si Montréal avait alors les pressentiments de sa grandeur prochaine, elle n’en avait pas encore toutes les audaces ; elle avait encore quelque mesure dans ses témérités et il arrivait qu’on rencontrât de temps à autre un Montréalais qui consentît à marcher sur terre.

C’était au temps où l’on commentait les démolitions de la rue Notre-Dame, où l’on comblait le fossé de la rue Craig et les marais de la rue Sainte-Catherine, laquelle ne dépassait guère alors le Beaver Hall, du côté ouest, au temps enfin où la rue Saint-Denis comptait tout au plus une vingtaine de maisons, qui avaient l’air de se demander par quel hasard elles étaient plantées là.

En haut, sur la côte, qui n’avait pas encore été abaissée et domptée sous les tramways triomphants, se dressait, dans un isolement dédaigneux, la grande maison de M. Lacroix, maison hospitalière par excellence, dont la moitié était occupée par la famille d’un homme qui a été le plus aimé de son temps et le plus regretté de ceux qui ne sont plus, de M. Wilfrid Dorion, dont il suffit de rappeler le nom pour que les souvenirs les plus agréables et les plus chers arrivent en foule au cœur de tous ceux qui l’ont connu.




Nous formions au cénacle un groupe d’audacieux et de téméraires qui ne reculaient devant rien, qui abordaient toutes les questions, surtout les inabordables. C’était de notre âge et de notre tempérament. Il était entendu que nous étions tous de futurs grands hommes, et nous le sommes tous devenus, à l’exception de ceux qui sont morts. Le public nous considérait déjà avec une admiration pas du tout mitigée, à laquelle se mêlaient quelques titillations fugitives de vague effroi. En ce temps-là la lutte était terrible entre une autorité intransigeante, impitoyable, déterminée à faire courber tous les esprits, à détruire les plus petits germes, les plus légers souffles d’indépendance intellectuelle, entre cette autorité, dis-je, et ce qui tenait encore de l’ancienne phalange des libéraux restés debout dans la déroute de leurs idées, et continuant à résister dans l’écrasement de leur parti.

Les exigences et les prétentions de cette autorité tracassière et asservissante ne pouvaient conduire qu’à faire des révoltés, et c’est nous naturellement qui étions les révoltés, puisque nous voulions ni laisser nos fronts ni nous soumettre à une tyrannie qui aurait fait rapidement, des jeunes gens de Montréal, rien autre chose que des ilotes et des ressorts de gouvernement absolu.

Aussi les séances du cénacle ne ressentaient-elles parfois des colères qui bouillonnaient dans nos âmes. Mais là nous étions simplement entre nous. C’était à l’Institut-Canadien qu’il fallait nous voir, sur ce dernier rempart de la liberté d’idées et de l’indépendance de caractère, que d’épais et obscurs bataillons battaient en brèche à toute heure, et qui, tous les jours, réparant ses blessures, montrait au milieu des tempêtes son front cicatrisé et rayonnant. Mais la guerre odieuse et féroce que l’on faisait à l’Institut ne pouvait durer indéfiniment. Néanmoins il a fallu dix ans pour l’abattre et près de cinq ans de plus pour faire disparaître jusqu’à son nom. L’Institut était venu avant le terme : c’était un enfant robuste et constitué pour affronter tous les temps mais qui avait eu le tort de naître avant celui où il eût pu trouver les éléments nécessaires de viabilité.



La génération à laquelle j’ai l’honneur d’appartenir n’a connu l’Institut-Canadien que dans ses dernières années, années de spasmes, de convulsions, d’intermittences, d’alternatives, d’espérance et de découragement, qui se terminèrent enfin par un trépas ignoré et une disparition sans éclat.

La coupe des humiliations et des désenchantements avait été épuisée ; il ne restait plus que l’injustice de l’oubli et le silence fait autour de sa tombe pour compléter la destinée de l’Institut-Canadien.




Les « anciens » étaient devenus de plus en plus rares aux séances de l’Institut. On ne les y voyait guère que dans les occasions solennelles où il fallait donner de notre institution une opinion considérable.

Le fait est qu’une espèce de dégoût s’était emparé de plus en plus des libéraux de renom, et que, voyant le terrain leur échapper davantage tous les jours, ils aimaient mieux se retirer que de se compromettre sur l’arène brûlante où la jeunesse seule pouvait impunément se risquer. Puis il y avait d’autres considérations ; on avait vieilli, on était père de famille, ce qui rendait l’intérieur plus difficile à quitter après les journées de travail ; on avait des affaires, des soucis, des intérêts, mille choses qui n’embarrassent pas la jeunesse, de sorte que les hommes arrivés étaient bien aises de trouver des remplaçants ; sans cela l’Institut aurait été obligé de fermer ses portes.

M. Joseph Doutre, cependant, venait plus souvent que ceux de sa génération. M. J. Doutre, que l’on regardait à bon droit comme le type de l’inflexibilité, de rattachement inébranlable et immuable aux principes de la vieille école, n’avait pas voulu lâcher prise en face de l’intimidation et de l’intolérance. Il aimait à voir les jeunes gens s’affirmer, manifester hautement leurs opinions, ne relever que de leur conscience et de leurs convictions. Il aimait à les encourager de sa parole et de ses actes ; aussi le trouvait-on plus souvent en contact avec eux, et se mêlait-il davantage à leurs réunions ou aux occasions diverses qu’ils avaient de se manifester ou d’agir.

Les anciens, ceux qui avaient été les fondateurs de l’Institut, ne faisaient donc, comme je viens de le dire, que de bien rares apparitions à nos séances. Oui, cela est vrai, en général, à fort peu d’exceptions près. Mais, parmi ces exceptions, il en est une qui vaut à elle seule tout un chapitre, et dont il est juste que deux générations au moins gardent le souvenir.



En ce temps-là existait à Montréal un homme unique, indescriptible, tellement bizarre, paradoxal et phénoménal, qu’il ne comptait jamais avec les autres, et qu’il était impossible de le classer dans une catégorie quelconque d’hommes ayant certaines occupations ou habitudes connues et définies, vivant d’une vie commune à un certain nombre, ayant enfin des façons d’agir qu’on peut expliquer et qui se voient encore assez souvent, malgré leur étrangeté.

Celui-ci n’était rien de tout cela. Il était… enfin, quoi ? Il était… le citoyen Blanchet.

Jamais, dans aucun pays, il ne s’était vu un type comparable à celui-là. La nature, pour le créer, avait dû tirer des ficelles inouïes. Eh bien ! Cet être singulier, qui mit à quia toute une génération, vit aujourd’hui, aussi retiré et aussi inconnu que possible, sur un lopin de terre qu’il possède aux environs d’Arthabaska, où il ne lit peut-être pas un journal, lui qui en dévorait deux cents par jour.

Le citoyen Blanchet ne se rendait jamais aux séances de l’Institut ; il s’y trouvait tout rendu d’avance, le matin, dès que les portes s’ouvraient, et l’on était sûr de l’y trouver toute la journée, à quelque heure que ce fût, lisant tous les journaux imaginables qui se publiaient sur le continent américain. Il avait fait l’Institut soi, il se l’était incorporé ; les livres de la bibliothèque et les journaux de la salle étaient devenus sa chair et ses os ; il n’en sortait pas. Où mangeait-il ? Où couchait-il ? se demandait-on parfois ; personne ne le savait. Moi, je crois qu’il mangeait des tranches de l’Institut et qu’il se couchait dans les derniers exemplaires de l’Avenir, qu’il avait été le dernier à rédiger.

À l’Institut, il ne disait mot à personne, et quand par hasard il s’en échappait pour aller au dehors, il allait droit devant lui, toujours par le même chemin, les yeux baissés, ne voyant, n’écoutant, ne regardant rien. Pourquoi aurait-il regardé ou écouté ? Il n’y avait au monde que deux endroits pour lui, l’Institut et son gîte. « Citoyen, holà ! d’où venez-vous donc ? — De l’Institut. — Où allez-vous donc, citoyen ? — À l’Institut. »

Tous les soirs, immanquablement, à la même heure, on voyait sourdre de l’Institut, comme le jus sort du citron, une forme invariablement la même, surmontée du même petit casque, qui comptait vingt ans, et chaussée d’une énorme paire de mocassins en feutre couleur de rouille. Cette forme suivait exactement le même côté du chemin qu’elle avait suivi la veille et qu’elle suivrait le lendemain, longeant silencieusement les maisons, roide comme un poteau d’alignement et muette comme une sentinelle qui se dérobe, tout en piquant droit devant elle. Où allait cette ombre ? C’est ce que personne n’a jamais su ; mais ce qu’elle était, c’est ce que tout le monde savait.

Le citoyen Blanchet avait été le dernier rédacteur de l’Avenir, alors qu’il ne restait plus à ce journal que deux ou trois cents abonnés, à peine. C’est lui qui le rédigeait tout entier, de la première à la dernière ligne, qui le composait, le corrigeait, l’imprimait et le portait lui-même en ville les samedis soirs de chaque semaine. Il fit ce métier-là pendant un an, je crois, et il l’aurait fait indéfiniment, n’eût-il eu que dix abonnés à servir, si l’apparition, en 1852, du Pays, de ce cher vieux Pays, dans lequel j’ai vidé ma cervelle et mon cœur pendant huit ans, ne fût venue obliger l’Avenir à rendre l’âme sur le sein de son unique rédacteur.



Le citoyen Blanchet parlait à toutes les séances de l’Institut, qu’il fût ou non inscrit parmi les discutants, quel que fût le sujet de la discussion. Il se levait droit comme un paratonnerre, disait à peine « M. le président », pour lui tourner le dos immédiatement après et parler tout le temps qu’on aurait voulu, dans la même attitude, sans bouger d’une semelle et le regard toujours fixé exactement sur le même point.

Sa nature, son essence même, c’était l’invariabilité. Il avait toujours la même allure, le même maintien, le même regard, le même geste et le même habit. Je ne l’ai pas vu un seul jour habillé différemment et se tenant autrement que je l’avais vu cent fois, et que j’étais certain de le voir cent autres fois.

Il faisait à l’Institut des harangues terroristes et proposait des « motions » d’un radicalisme farouche, et cependant il était l’homme le plus inoffensif et le plus doux au monde.

C’est lui qui avait un jour rédigé une requête pour faire abolir la dîme, laquelle commençait par ces mots : « Aux Citoyens Représentants du Canada… » Cependant, dans l’Institut, quand il se levait pour parler, il ne disait jamais « Citoyen Président, » mais comme les autres, tout simplement : « M. le Président. » Je trouvais cela illogique et tout à fait dérogatoire au principe comme au langage rigoureux de la bonne et vraie démocratie ; je lui en demandai la raison. Il me regarda fixement dans les deux yeux, vit bien que malgré le sérieux que je tenais à quatre, je lui faisais une plaisanterie à ma façon ; il se retourna vivement et partit d’un immense éclat de rire dont le bruit me poursuit encore.

Pour nous, nous ne manquions pas d’assister à une seule de ses séances. Aussi le public était-il certain d’y entendre une discussion tous les jeudis soirs. Quel que fût l’ordre du jour, la question à débattre, nous nous rendions scrupuleusement avec nos rôles distribués à l’avance et notre arsenal d’arguments laborieusement monté. Et tout cela, croyez-le bien, n’était pas une pure matière de forme ni un vain simulacre de gymnastique oratoire ; nous voulions sérieusement et fermement nous former pour être un jour à la hauteur des grandes destinées que nous entrevoyions dans un avenir prochain pour notre pays.

Hélas ! Comme ces destinées semblent avoir pris à tâche de faire voir toute la futilité de nos espérances, et comme elles ont l’air de reculer indéfiniment, à mesure que nous croyons avancer !




Avant de nous rendre aux séances régulières du jeudi, il était rare que nous n’eussions débattu longuement entre nous l’ordre du jour. Puis nous partions en guerre et quand nous arrivions, chacun avec son allure à lui, prendre place aux avant-bancs qui nous étaient invariablement réservés, on entendait un « Tiens, les voilà, » et un murmure courait parmi les rangs. Alors le feu commençait, ce feu qui se prolongeait, longtemps après les séances, dans les cabinets particuliers du Richelieu, qu’on pouvait appeler le café Procope de Montréal.

Laurier, dans la discussion, était comme un de ces sages éloquents que Platon eût placés dans son Académie. Lusignan ne tolérait pas le plus petit manquement à la forme, à la correction du langage. Acerbe dans la critique, impétueux dans l’attaque et se repliant sur ses jarrets pour lancer une apostrophe, comme le jaguar pour faire un bond sur sa proie.

Ovide Perrault parlait peu : il se tenait dans un angle, avec son sourire narquois, défaisant un à un, derrière ce sourire, tous les beaux arguments dont, nous venions d’échauffer l’atmosphère de l’Institut.

Gonsalve Doutre, toujours positif et toujours sourd, ne connaissait que les textes ; il avait un respect candide et pointu pour les dates. Avec lui pas d’échappatoire ni de tangente possible, quand le « fait historique » était là, certifié par un premier narrateur (copié ensuite par cent autres) qui, lui, le tenait de la tradition incrustée dans l’esprit des hommes par le « respect des âges, » cette admirable consécration qui exempte de toute recherche, de toute constatation personnelle et indépendante, comme de toute critique historique.


V


À cette époque tout le continent nord-américain était en feu. Une guerre effrayante hurlait à nos portes. Les États du nord et les États du sud se battaient depuis près de quatre ans. La célèbre affaire du « Trent » et mille autres affaires de détail avaient failli mettre aux prises les États-Unis et la Grande-Bretagne. Montréal regorgeait de Sudistes cherchant à fomenter, de concert avec leurs alliés naturels les torys, des sentiments extrêmement hostiles à l’Union américaine.

Pendant que des milliers de Canadiens-français combattaient dans les années du Nord, le gouvernement des Canadas-Unis favorisait de son mieux toutes les animosités, ou déclarées, ou sourdes, ou encore indécises, contre la grande République. Oh ! La république ! C’était là un nom digne encore à cette époque de toutes les exécrations. L’occasion était trop belle pour ne pas faire un étalage forcené de loyalisme et ne pas appeler tous les bons Canadiens du pays à faire chorus. Il n’y avait pas longtemps qu’un premier ministre avait proclamé que « le dernier coup de canon tiré en Canada pour la Grande-Bretagne le serait par un Canadien-français, » et sir George É. Cartier, héritier de cet esprit, était prêt à faire tirer ensemble tous les canons de la forteresse de Québec pour appuyer cette déclaration.




La campagne contre le Nord fut menée avec cette âpreté tranchante, avec cet esprit provocateur, cette intransigeance haineuse, ce parti pris ou plutôt ce culte du dénigrement, avec ce débordement de calomnies et cette virulence de fiel qui caractérisent les fanatiques de politique presque à l’égal des fanatiques de religion, et les assimilent bien plutôt à une secte qu’à un parti, je veux dire cela surtout de ceux qui, ayant transporté sur un théâtre plus étroit l’esprit et les traditions du torysme britannique, en sont devenus d’autant plus intolérants et plus intolérables.

Ces hommes, que le créateur ne s’est décidé à former qu’avec bien des précautions et après avoir longtemps d’avance pétri un limon spécial, sont tout charpentés d’arrogance et d’outrecuidance. Ils consentent à la rigueur à passer pour faire partie de l’espèce humaine, mais à la condition qu’on reconnaisse qu’ils sont nés pour lui commander, que l’autorité leur est dévolue naturellement, qu’ils ont un droit unique et exclusif de l’exercer, de la tenir, et que là où le pouvoir leur échappe, ils ne sont pas tenus, pour le ressaisir, d’user, comme les autres hommes, des moyens vulgairement appelés légitimes. Aussi, quand ces hommes-là sont des catholiques, de par leur nature supérieure sont-ils plus catholiques que le pape, et tous ensemble, avec ceux de leur espèce qui sont protestants, sont-ils plus loyaux que la reine.



Tels étaient les hommes, auxquels le pays appartenait au temps dont je parle et auxquels il n’a pour ainsi dire pas cessé d’appartenir, depuis la fin du siècle dernier.

Quand ils virent que des conflits pouvaient éclater d’un moment à l’autre entre les États-Unis et la Grande-Bretagne, par suite de l’attitude partiale de celle-ci, ils songèrent à nous discipliner à leur image et à faire germer en nous une sorte d’esprit militaire, par l’organisation sur un nouveau pied et par la régularisation des milices nationales. De là la création des écoles militaires de « cadets. »

Oh ! Parlons-en, des écoles militaires. Il n’y eut rien de plus réjouissant à l’origine ; je leur dois quelques-uns des jours les plus amusants de ma vie. Aussi ne veux-je pas les déprécier ; au contraire, je voudrais les immortaliser en quelques paragraphes, s’il y avait moyen de faire passer à la postérité une seule ligne écrite en français, dans ce pays où tout ce qui est français semble frappé d’un ostracisme ou d’un dédain irrémédiable. Il y a à cela bien des causes de toute espèce, causes compliquées et qui s’aggravent tellement tous les jours, que beaucoup d’esprits excellents commencent à croire que nous nous débattons en vain pour prolonger une illusion, et qu’au lieu de courir à la poursuite des réalités, nous nous attardons à embrasser des chimères et nous complaisons à vivre dans l’ombre avec des ombres.

Combien je suis heureux, lorsque je pense à l’état toujours déclinant de notre nationalité, de revenir à mes réminiscences personnelles ! Je me console de notre amoindrissement et des dédains qu’il nous faut subir en me reportant vers ma jeunesse, vers cet âge heureux où l’on ne tient compte d’aucune réalité et où l’on s’imagine posséder l’avenir, parce que l’on possède le présent dans toute sa plénitude et qu’on ne voit pas en quoi il pourrait jamais changer !


VI


Geoffrion, son frère cadet Victor, surnommé le petit Geoff, et un autre camarade habitaient avec moi la maison de la rue Saint-Jean-Baptiste, dont j’ai parlé plus haut et dont j’étais censé être le locataire principal.

Nous étions pris entre deux vieilles femmes, l’une en haut, qui m’avait loué l’étage où nous demeurions, l’autre en bas, dans une cave dissimulée sous le nom de cuisine, qui nous comptait ses multiples services à raison de trois dollars par mois. Elle faisait notre cuisine, composée aux trois quarts de hachis, et pour l’autre quart, de ce je ne sais pas trop, ce qui laissait peu de marge à la spéculation. Cependant nous avions quelquefois des amis à dîner, quand le frère aîné de Geoff, le député de Verchères, venait à la ville, où quand je touchais des bribes de revenus, qui m’arrivaient avec une piquante irrégularité. Alors c’étaient des fêtes de Sardanapale, et des orgies… des orgies !!…




Geoffrion étudiait le droit avec autant de conscience qu’il l’a pratiqué depuis, trop de conscience. Aussi, il n’était pas riche, mais en revanche il avait pour moi une amitié profonde. Je l’exploitais.

Quand nous étions bien bourrés de hachis, il s’agissait de lui faire un passage, et pour cela des exercices répétés et soutenus. Ayant séjourné cinq ans à Paris, j’y avais appris le maniement du fleuret. Je proposai à Geoffrion de le lui enseigner. Le malheureux y consentit, ne se doutant pas quelle perfidie cachait cette honnête proposition : « En garde, Geoff ». Et je le bourrais de pointes, de tierces, de coups droits, afin de lui montrer l’escrime, et pour le rendre tough, comme disait Jean-Baptiste Couillard Mimi des Prés de Boisbriand de l’Épinay.

Geoff se réfugiait dans les coins, derrière les tables, derrière les chaises, mais je ne permettais pas que l’exercice prit fin avant l’expiration de la demi-heure convenue. Geoff ruisselait de sueur. Il était devenu étonnamment « tough » et sa digestion était merveilleuse. Parfois Lusignan survenait. Il ramassait Geoff accablé, moulu, inerte. Il revêtait son plastron, son masque, saisissait son fleuret et s’élançait sur le principal locataire. À son tour, je le rendais « tough ». Il en avait pour un quart d’heure, puis il jetait là tout le bataclan, dans un dégoût profond.




Sur ces entrefaites nous apprîmes que le gouvernement devait fonder des écoles militaires, afin de former des officiers pour la milice. Les aspirants devaient suivre un cours d’exercices pendant environ trois mois, au bout duquel ils subiraient un examen de deuxième, puis de première classe. On offrait cinquante dollars à quiconque obtiendrait son certificat de deuxième et cinquante dollars de plus à celui qui remporterait le certificat de première classe. Oh ! Ce fut une prime offerte à bien des nobles ambitions. Elle réveilla en moi des instincts militaires latents. Je résolus de concourir tout au moins pour le certificat de deuxième classe. Je me fis inscrire à l’école militaire qui venait de s’ouvrir au marché Bonsecours et j’endossai la tunique rouge.




Les premiers exercices furent inénarrables. Les trois quarts des candidats à peu près étaient aussi déterminés que moi à se couvrir de gloire. On nous apprit d’abord à faire le salut et à nous tenir droits comme des flûtes, les bras collés aux côtes, ou à les mouvoir dans une cadence rigide, comme ceux des pantins les plus perfectionnés. Il fallait nous voir dans les rues, préparant notre attitude et notre salut militaire du plus loin que nous apercevions le profil d’un officier de l’armée anglaise ! Ceux-ci nous le rendaient avec une grâce souriante et une toute petite pointe d’ironie aimable qui faisaient sourdre un attrait inconnu à travers la hauteur britannique. Pour moi je me délectais à projeter du plus loin possible mes saluts à des officiers que je rencontrais quelquefois dans les salons de Montréal, à les regarder maintenir un sérieux suffisamment réussi, jusqu’à ce que nous nous fussions passés, et se retourner ensuite pour m’envoyer force bonjours avec des rires joyeux.




Au bout de quinze jours d’exercices assez ponctuellement suivis, je crus m’apercevoir que mes progrès brillaient par leur lenteur et qu’aucun instinct de stratégiste ne se développait en moi. Évidemment la nature ne m’avait rien prodigué de ce côté-là, et j’allais mettre un temps infini à gagner mon certificat de deuxième classe et les cinquante dollars y annexés. Je devenais mélancolique. N’avoir rien de commun avec Napoléon m’humiliait « sans imites ». Je commençais à avoir les allures d’un déclassé, d’un fruit sec incontestable. La situation était pénible. Geoffrion, dont la mission spéciale est de me tirer d’embarras, sondant mes angoisses ; « Pourquoi, dit-il, ne prends-tu pas des leçons privées ? » C’était la véritable solution. Nous convînmes de ménager énormément sur le hachis et les autres articles de luxe, pour que je pusse subventionner un répétiteur militaire, avec toutes les apparences d’un aîné de famille distinguée.

La compagnie où j’étais échu était exercée par deux sergents, l’un petit et blond, imberbe et fort joli garçon, avec une voix de basse qu’il tenait évidemment de quelque ancêtre troglodyte ; l’autre, grand, élancé, svelte, très dégagé, fort souple. Je m’étais demandé souvent comment un sergent anglais pouvait avoir cette élasticité. Je le sus bientôt : il était né d’un père français, avait habité longtemps la France et parlait le français absolument comme un parisien ; de plus, il savait les armes. Tout me favorisait. Je proposai au petit blond de me donner une heure de leçon par jour chez moi, et au grand svelte de venir faire de l’escrime trois fois par semaine dans les mêmes « prémisses ».

Nous commençâmes. Mon Dieu ! Comment vais-je pouvoir raconter cela, après vingt-sept ans ! Allons-y toujours.

Pour le petit blond, mon insuffisance ne faisait pas l’ombre d’un doute, mais ça lui était bien égal. Ça me l’était presque autant à moi, je l’avoue, mais je ne perdais pas de vue mon certificat. À l’heure des leçons mes amis arrivaient en foule et le spectacle commençait. Ah ! Que n’aurait donné Offenbach pour me contempler !

Le petit blond ouvrait sa « théorie » et me lisait quelques paragraphes qu’il essayait de me faire comprendre, et comme je ne comprenais rien du tout : « Attention ! » criait-il subitement de sa voix de basse qui m’entrait dans l’âme comme si j’avais engouffré une caverne, et l’on m’apercevait aussitôt érigé au milieu de ma chambre dans l’attitude d’un monument impérissable. « By the left, quick march. Halt ! By the right wing… » Zim, boum, boum. J’étais déjà perdu, mêlé, entortillé dans toute espèce d’évolutions, pendant que mes oreilles résonnaient d’un tas de commandements militaires que j’avais entendus en France, en Italie, et qui avaient pour résultat « conjoint », comme on dit en style de journalisme canadien, de me donner le vertige et de me pétrifier sur place comme une poterne.

Revenant à moi par degrés et sentant qu’un réconfortant m’était indispensable : « Have a glass of porter, sergeant !  » Et nous nous versions un énorme verre de ce liquide consciencieux qui ne donne jamais d’illusions et ne fait pas semblant de vous monter à la tête, quand il vous descend dans les jambes. Puis nous reprenions la « théorie », suivie des mêmes exercices et des mêmes haltes réconfortantes. Cela avait lieu parfois bien au delà du terme de la leçon, laquelle disparaissait au sein de la plus touchante causerie. Le petit blond m’ouvrait son cœur, en dodelinant de l’occiput sur ma berceuse, envahi par un suprême bien-être et tout à fait oublieux de ses fonctions, qui s’éteignaient dans un murmure de « mark-time », de « right » et de « left » de moins de moins accentué, pendant que moi j’achevais la conquête de l’univers, en compagnie du dieu des batailles et de suffisamment de déesses.




Après une vingtaine de leçons de ce genre, j’avais tout lieu de me croire mûr pour le certificat de deuxième classe et j’osai affronter le regard des examinateurs.

Il n’est pas permis de faire des charges de cette force. Franchement, cela aplatissait les pyramides. Ce fut dans la salle Bonsecours une explosion de rire irrépressible qui, partie de ma compagnie, éclata dans tous les rangs et gagna jusqu’aux officiers eux-mêmes, incapables de contenir ce carambolage de toutes les rates. J’étais engagé dans un mouvement inouï de conversions, à droite, à gauche, au centre, de partout, une moitié de ma compagnie allant d’un côté, l’autre de l’autre, moi courant après les deux, mon petit sergent blond ruisselant de sueur pour avoir essayé de sauver au moins mon certificat, et réduit à se tenir le ventre dans un coin, enfin le commandant général des manœuvres, lord Clinton, arrivé au dernier moment et s’expliquant la déroute générale en entendant mes « right about » désordonnés, mes « right wheel » et mes « left wheel » se heurtant les uns contre les autres, et obligé lui-même de capituler devant ce chaos et de faire rompre les rangs à tout le monde, pour que l’école, ce jour-là, ne se déshonorât pas à jamais devant la postérité.

C’était là le fruit de tant de courageux efforts !




On m’appela devant le conseil des examinateurs. Là l’avis, quelque peu mitigé, prévalut qu’évidemment je m’étais embrouillé, que j’avais perdu momentanément la tête, que je ne pouvais être absolument ignorant de l’art militaire après des études si suivies, qu’on ne devait pas se montrer sévère pour les aspirants dès les débuts de l’école et qu’il valait mieux, en somme, se débarrasser de moi en me laissant toucher mon certificat de deuxième classe, pourvu que j’abandonnasse toute prétention à celui de la première.

Que pouvais-je faire sinon acquiescer ? J’acquiesçai, et voilà comment je me trouve aujourd’hui l’un des officiers les plus anciens, et je n’oserai dire des plus distingués de la nouvelle milice canadienne.



  1. Fameux assassin français.