Les invisibles de Paris (Aimard)/V/XIV

Roy et Geffroy (p. 908-915).
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XIV

UN RENDEZ-VOUS D’AMOUR À SAN-FRANCISCO

Les deux mortels ennemis se trouvaient encore une fois en présence.

Mais il n’y eut manifestation de surprise ni d’un côté ni de l’autre.

La comtesse Hermosa de Casa-Real, à demi étendue sur le sopha, le coude posant sur un coussin, le corps penché en avant, les lèvres entr’ouvertes, laissant voir ses dents de perles, ses mains crispées sur le velours du meuble, semblait une lionne qui guette.

Le comte de Warrens, pâle, mais calme, se tenait immobile au milieu de la pièce.

Le buste cambré, la tête fièrement rejetée en arrière, le manteau repoussé derrière les épaules, les bras croisés sur la poitrine, les sourcils froncés et le front hautain.

Il y eut un silence de deux ou trois minutes, un siècle en pareille circonstance !

La comtesse de Casa-Real se décida enfin à engager l’attaque.

— Ce n’est pas moi, sans doute, que vous espériez rencontrer dans cette chambre, n’est-ce pas, monsieur le comte ? lui dit-elle d’une voix sèche et railleuse.

— Vous m’excuserez, madame la comtesse, répondit-il d’une voix brève et incisive, je ne reconnais pas à cette interrogation votre perspicacité ordinaire, j’en étais parfaitement certain, au contraire, et vous voyez, ajouta-t-il en baissant les yeux d’un air significatif sur sa ceinture garnie de pistolets, que je m’étais préparé en conséquence ; depuis longtemps je connais vos rendez-vous d’amour et de quelle manière il convient de s’y rendre.

— Monsieur ! s’écria-t-elle.

— Vous aurais-je offensée, madame la comtesse ? reprit-il toujours railleur.

La comtesse Hermosa se mordit les lèvres ; elle sourit avec dédain.

— M’offenser ! vous ? Oh non ! mais vous mentez, monsieur !

— Non, madame la comtesse, pas le moins du monde, je dis vrai ; en effet, quelle autre personne que vous pouvais-je espérer rencontrer dans un pareil bouge ?

— Monsieur ! s’écria-t-elle, mordue au cœur par cette rude riposte.

— N’y êtes-vous pas ? reprit-il en haussant les épaules.

— Soit ! vous avez raison, monsieur le comte. J’y suis, en effet, reprit-elle avec un rire amer ; mais celle qui vous a assigné ce rendez-vous ne s’y trouve pas, elle.

— Attention délicate que j’apprécie, comme je le dois, croyez-le bien, et dont j’aurai sans doute à vous remercier avant qu’il soit longtemps, madame la comtesse.

— Peut-être, monsieur le comte, répondit-elle avec ironie.

— Eh bien ! c’est ce que nous allons voir tout de suite, reprit-il en faisant résolument deux pas vers le sopha ; car vous allez me dire où se trouve en ce moment cette personne, n’est-ce pas, madame la comtesse ?

— Pardonnez-moi, monsieur le comte de Warrens, mais je ne vous ai pas fait venir ici pour m’entretenir de cette fille, répondit-elle avec un dédaigneux mépris.

— Ce mot dans votre bouche, madame, n’a rien de blessant pour la personne dont vous parlez, et dont l’honneur est tellement pur, que vos insultes ne sauraient l’atteindre, quoi que vous puissiez dire contre lui.

— Brisons là, reprit-elle durement, et venons, s’il vous plaît, monsieur le comte, au sujet de cette entrevue.

— Je n’ai consenti à venir vous relancer jusque dans votre antre, madame, que pour y chercher la jeune fille que vous avez enlevée, je ne sais comment, et dont vous voulez sans doute faire votre victime.

— J’ignore où elle est, monsieur, que m’importe cette créature ! répliqua-t-elle en haussant les épaules avec dédain.

— Nous la chercherons ensemble, s’il le faut, madame la comtesse de Casa-Real, et nous la trouverons, j’en suis certain, répondit-il d’une voix ferme ; car, je vous le jure, sur l’honneur de mon nom, je ne sortirai pas d’ici sans l’emmener avec moi, faites-y bien attention, madame…, sans elle, ou sans vous.

— Il serait important pour vous d’abord, monsieur le comte de Warrens, reprit-elle avec une ironie croissante, que vous fussiez assuré de sortir vous-même de cette maison où vous êtes ; croyez-moi, ayant que de songer à emmener cette femme, essayez de vous sortir seul d’ici, ce qui peut-être ne vous sera pas aussi facile que vous feigniez de le supposer.

— Si je n’en sors pas, c’est que je serai mort.

— Soit, s’il le faut, vous mourrez, dit-elle sèchement.

— Ah ! cette fois, vous êtes folle, madame, s’écria-t-il avec un rire de mépris ; avant même que vos assassins aient eu le temps de paraître, je vous aurais tuée.

— Essayez ! reprit-elle froidement.

Le comte prit un revolver à sa ceinture et l’arma froidement.

— Vous le voulez ? Eh bien ! finissons-en donc, une fois pour toutes. Vous êtes une bête féroce, madame, de Casa-Real, reprit-il d’une voix sourde, accentuée par une résolution effrayante ; avec les bêtes féroces, on ne raisonne pas, on tue ! Où est cette jeune fille ?

— Voilà ma réponse, monsieur ! dit-elle avec dédain.

Et elle frappa des mains.

Aussitôt un paravent, qui cachait le fond de la salle, tomba, et dix hommes apparurent, le pistolet au poing.

— Faites un geste, monsieur ! et si, moi, je dis un seul mot, vous êtes mort !

— C’est possible, mais pas avant de vous avoir tué, sur ma parole, madame, répondit-il en levant, froidement le pistolet qu’il tenait de la main droite à la hauteur de la poitrine de la comtesse, tandis que de la main gauche il prenait un second revolver à sa ceinture et le dirigeait sur le groupe des assassins.

Il y avait une résolution si implacable dans l’œil étincelant du comte de Warrens que la comtesse pâlit.

Elle avait peur.

Elle sentait instinctivement qu’il n’hésiterait pas.

Il n’avait qu’un léger mouvement à faire pour la tuer raide.

Il serait immédiatement massacré après, sans doute.

Mais, si elle mourait, que devenait alors sa vengeance ?

Cet homme, seul contre dix ennemis, était maître de sa vie.

Elle le comprit, se mordit les lèvres jusqu’au sang et baissa la tête.

— Bas les armes ! dit-elle d’une voix sourde aux assassins.

Ceux-ci abaissèrent leurs armes.

Le comte sourit.

— Quel bonheur que vous me connaissiez si bien, madame la comtesse ! dit-il tranquillement, sans cependant cesser de la tenir sous la menace de son revolver ; une seconde de plus, et tout était fini. Voulez-vous maintenant avoir l’obligeance de répondre à la question que j’ai eu l’honneur de vous adresser ?

— Répétez-la, monsieur, fit-elle d’une voix frémissante.

— Consentez-vous, oui ou non, à me rendre la jeune fille dont vous vous êtes emparée et à la remettre à l’instant entre mes mains, madame la comtesse ?

— Non, c’est impossible, répondit-elle nettement.

— Prenez-y garde, madame ! je ne menace jamais en vain, vous le savez. Où se trouve cette jeune fille ?

— Oh ! cela, je vous le dirai ! s’écria-t-elle d’une voix sifflante.

— J’attends, madame.

En ce moment, un bruit assez fort se fit entendre au dehors ; la comtesse pencha légèrement le corps en avant et sembla prêter l’oreille ; puis, au bout d’une seconde, un mauvais sourire passa sur son visage.

Le capitaine, dont tous les sens étaient mis en éveil, devina aussitôt que ce bruit inconnu était sans aucun doute une nouvelle menace, un nouveau danger qui l’allait assaillir ; peut-être un renfort qui arrivait encore à ses ennemis, si nombreux déjà cependant.

La résolution fut prise en une seconde.

Il bondit à l’improviste sur la comtesse de Casa-Real, l’enleva par la ceinture, la jeta sur son épaule, et à reculons il se réfugia dans l’angle le plus éloigné de la pièce, tout en ayant la précaution de se servir du canapé et d’une table comme barricade.

Ce mouvement avait été exécuté avec tant d’adresse, de vigueur et de célérité, que les bandits, surpris à l’improviste, n’eurent pas le temps d’essayer de s’y opposer.

Lorsque, remis de leur surprise, ils voulurent s’élancer au secours de leur maîtresse, il était trop tard !

Le comte de Warrens maintenait Mme  de Casa-Real droite devant lui pour lui servir de bouclier, et il lui appuyait froidement un revolver sur la tempe.

— Arrêtez, ou elle est morte ! cria-t-il d’une voix tonnante.

Les bandits s’arrêtèrent.

La comtesse râlait d’épouvante.

Ses dents claquaient à se briser ; elle était livide comme un cadavre.

— Cruelle et lâche, dit-il en haussant les épaules avec mépris, la nature de la hyène, c’est bien cela ! Ah ! madame de Casa-Real, ajouta-t-il avec menace, vous avez voulu tendre un piège au lion ! Eh bien ! soyez satisfaite, vous avez réussi, il y est tombé ! Mais, vive Dieu ! tremblez maintenant, car il sera sans pitié pour vous, comme vous avez été sans pitié pour les autres.

— Grâce ! murmura-t-elle, sans même savoir ce qu’elle disait.

— Grâce ! reprit-il d’un ton sardonique. Comment dites-vous ce mot-là, s’il vous plaît, madame ? Eh quoi ! vous m’attirez dan s le quartier le plus hideux de la ville, au fond d’un bouge infâme. Vous appostez dix assassins pour me massacrer sous vos yeux, et c’est vous, vous, madame, qui me criez grâce ! Oh ! vous raillez ou vous êtes folle, madame ! Répondez, sur votre vie, où est cette malheureuse jeune fille ? Rendez-la-moi, et alors, je vous le jure, je vous ferai grâce, mais à cette condition seule, madame.

— Elle n’est pas ici, murmura-t-elle d’une voix éteinte.

— Vous le jurez ?

— Sur mon salut éternel !

Le comte éclata d’un rire amer :

— Votre salut éternel ! Est-ce que je crois à vos serments, moi, madame ?

— Que voulez-vous alors ?

— Répondez nettement.

— Interrogez.

— Où est-elle ?

— Entre les mains du comte de Mauclerc.

— Entre les mains du comte de Mauclerc ! Infamie !

— Il y a deux jours, reprit la comtesse, à qui la terreur rendait la voix, et qui parlait comme dans un rêve, c’était le soir, vers onze heures, au moment de me retirer pour la nuit, je découvris tout à coup que cette jeune fille me trahissait. Jusque-là je l’avais prise pour un jeune garçon, elle m’avait rendu un grand service, elle semblait m’être dévouée, je l’aimais, j’avais toute confiance en elle.

— Mensonge ! lâcheté !…

— Oh ! je dis vrai.

— Hâtez-vous ! hâtez-vous ! Mauclerc !… Oh ! misérable femme !

Les assassins étaient toujours immobiles au fond de la salle.

Tout scélérats et bandits émérites qu’ils fussent, ces hommes se sentaient, malgré eux, saisis d’admiration pour cet homme, si brave, qui les avait domptés par la seule puissance d’une volonté énergique.

Mais le comte n’avait nullement confiance en de pareils misérables ; tout en interrogeant la comtesse, il les surveillait attentivement et les tenait sous son regard.

Scène étrange et terrible que celle qui se jouait en ce moment dans cette salle à demi obscure entre ces personnages dont les passions étaient excitées au plus haut degré, et qui tous comprenaient instinctivement qu’une horrible catastrophe était prochaine.

Au dehors, la tempête continuait toujours à faire rage.

Le bruit que la comtesse avait entendu un instant auparavant et qui avait presque cessé pendant quelques minutes avait recommencé : il croissait de plus en plus et se rapprochait rapidement.

La comtesse reprit :

— Le soir dont je parle, j’avais un ordre pressé à lui donner, j’entrai dans, sa chambre ; il était tard, elle dormait ; je la reconnus alors pour une femme ; je devinai qui elle était, elle avait quitté son déguisement. Déjà une fois, vous vous en souvenez, elle avait essayé de vous enlever de mes mains ; la pensée d’une seconde trahison traversa mon cerveau.

— Une trahison ! dit le comte.

— Ne me trahissait-elle pas ? Répondez à votre tour.


— Soyez le bienvenu, monsieur le comte, dit-elle d’une voix railleuse.

— Continuez, madame, dit-il froidement. N’accusez pas, défendez-vous.

— Elle fut saisie par mon ordre, garrottée dans son sommeil, puis, malgré ses prières, jetée demi-nue dans un cachot.

— Infamie !… Oh ! vous paierez cher chacune de ses souffrances.

— Le poignard sur la gorge, je l’obligeai à vous écrire une lettre que je lui dictai ; elle eut peur, elle écrivit.

— Non, dit-il, vous vous trompez, madame, elle n’eut pas peur, car c’est une grande et loyale nature. Mais elle comprit que je viendrais et qu’elle serait vengée ! Et elle le sera, je vous le jure. Continuez.

— Quelques minutes à peine avant votre arrivée ici, je l’ai livrée à Marcos Praya et au comte de Mauclerc.

La comtesse s’arrêta.

— Parlez, madame ! reprit le comte d’une voix haletante.

— J’ai peur ! oh ! j’ai peur ! murmura la comtesse, qui frissonnait et cachait sa tête dans ses mains tremblantes.

Il l’obligea à se redresser.

— Je veux tout savoir, dit-il avec un accent terrible.

— Non ! non ! c’est impossible !

Elle sentit le froid du canon du revolver sur sa tempe.

— Non ! non ! s’écria-t-elle… Au secours !… À moi !

— Parlez… et songez-y… Le premier geste agressif de ces hommes vous tue.

— Ôtez cela ! ôtez cela…, et je parlerai…, oui…, je vous le promets…

Le comte éloigna le revolver.

— Pourquoi avez-vous livré cette jeune fille à ces deux hommes, madame ?

Elle sembla hésiter un instant.

Le comte fit un geste.

— Eh bien ! soit, je dirai tout ! s’écria-t-elle avec une volubilité étrange, comme si elle avait hâte d’en finir, hier je me suis abouchée avec un chef indien dont la troupe campe à quatre ou cinq lieues d’ici ! Je lui ai vendu cette femme ; le comte de Mauclerc et Marcos Praya ont été chargés de la lui livrer.

La comtesse de Casa-Real s’attendait sans doute à un éclat terrible après avoir achevé cette horrible révélation.

Il n’en fut rien.

Le comte de Warrens connaissait trop bien et depuis trop longtemps les mœurs des Indiens pour ne pas avoir la conviction que, provisoirement du moins, la jeune fille n’avait rien à redouter de leur part et qu’elle était au contraire en sûreté parmi eux.

Les Peaux-Rouges, à moins de circonstances extraordinaires et exceptionnelles, respectent généralement les femmes.

Il y eut un instant de silence.

— Et l’homme qui accompagnait cette jeune femme, vous ne m’en avez pas parlé, madame, qu’en avez-vous fait ?

— Je ne vous comprends pas, monsieur.

Mlle  Edmée de l’Estang, car peu importe à présent que vous appreniez son nom, avait un serviteur avec elle ; ce serviteur, qu’est-il devenu ?

— Ah ! s’écria-t-elle avec un mouvement de rage, cet homme, qui se faisait passer pour son frère, ce Pacheco, je comprends tout maintenant, il s’est enfui, le misérable !

Il n’y avait pas à se tromper sur l’accent de sincérité de la comtesse : cette fois encore, elle disait vrai.

Yann avait réussi à lui échapper.

Le visage du comte de Warrens sembla se rasséréner.

— Tout n’est pas perdu, peut-être ! murmura-t-il à part lui ; et, s’adressant à la comtesse toujours agenouillée : Vous allez me conduire à l’instant même auprès de ce chef indien, madame, lui dit-il froidement.

— Moi ! s’écria-t-elle avec épouvante… Non…, non…, monsieur…, n’exigez pas cela de moi au nom du ciel !

— À l’instant même, je vous le répète, madame la comtesse, répondit-il en haussant les épaules avec dédain.

— Oh !… à cette heure de nuit, par cet orage effrayant, c’est impossible ; ayez pitié de moi, monsieur !

— Je le veux ; et pour que vos assassins ne tentent pas de s’opposer à notre départ, ordonnez-leur de sortir.

— Et vous me ferez grâce ! s’écria-t-elle avec anxiété.

— Peut-être, madame, répondit-il d’une voix profonde.

La comtesse était vaincue, brisée ; elle n’essaya pas de soutenir plus longtemps une lutte impossible.

Elle fit un geste.

Les bandits se dirigèrent silencieusement vers la porte.

Tout à coup, avant même que les bandits l’eussent atteinte, cette porte s’ouvrit avec fracas et un homme s’élança dans la chambre, pâle, défait, ensanglanté, les habits en lambeaux, effaré, à demi fou de terreur.

— Nous sommes perdus, madame ! s’écria-t-il avec égarement ; le comité de vigilance nous a surpris à l’improviste, il cerne le quartier, le peuple est soulevé, il nous attaque de tous les côtés à la fois.

En entendant ces paroles, les bandits s’échappèrent aussitôt par toutes les issues en poussant des hurlements d’épouvante.

Le comte de Warrens bondit par-dessus son rempart improvisé en repoussant violemment la créole, qui perdit l’équilibre et recula en trébuchant jusqu’à la muraille, contre laquelle elle s’appuya haletante et il se précipita à l’improviste sur le métis.

De son poignet de fer le capitaine saisit le misérable à la gorge.

Celui-ci, qui ne s’attendait pas à cette brusque attaque, eut beau résister, son agresseur le renversa brisé sur le sol, et lui posant le genou sur la poitrine :

— Marcos Praya, lui cria-t-il d’un accent terrible…, la jeune fille que t’a livrée cette femme…, qu’en as-tu fait ?… Réponds, misérable, réponds, ou tu es mort.

Et il lui appuya un revolver sur la tempe.