Les invisibles de Paris (Aimard)/V/XIII

Roy et Geffroy (p. 896-908).
◄  XII
XIV  ►

XIII

OÙ L’ON VOIT QUE, SI L’AMOUR EST AVEUGLE, SOUVENT SES TEMPLES SONT BORGNES

Trois heures environ avant l’arrivée de la comtesse de Casa-Real et de sa suite, c’est-à-dire vers six heures du matin, une autre troupe beaucoup plus nombreuse que la sienne, et amenant avec elle cinquante ou soixante chariots et wagons chargés de marchandises de toutes sortes, était entrée à San-Francisco.

Cette première troupe était commandée par le comte de Warrens en personne, qui, en mettant le pied dans la ville, ne se nommait plus, ainsi que nous l’avons fait observer plus haut, que Master-Key ; messieurs le baron de San-Lucar, le vicomte de Rioban et le vicomte René de Luz, galopaient à ses côtés, suivis de près par nos vieilles connaissances, la Cigale, Mouchette et Filoche, et le reste des aventuriers.

Les Compagnons de la Lune avaient à l’improviste levé leur camp et abandonné définitivement le placer.

Les aventuriers s’arrêtèrent d’abord à Portsmouth square.

Sur la place même trois hommes attendaient impatiemment le comte de Warrens.

Ces trois hommes étaient le colonel Martial Renaud, qui avait été expédié en avant, sir Harry Mortimer et le baron d’Entragues, arrivé directement de France depuis deux jours seulement.

La troupe se sépara.

Les Compagnons de la Lune se dispersèrent aussitôt dans toutes les directions.

Les pauvres diables avaient hâte de goûter enfin à ces plaisirs, dont ils étaient sevrés depuis si longtemps.

Mais le capitaine savait où les trouver en cas de besoin.


Les voyageurs s’avancèrent lentement.

Les chefs se dirigèrent alors vers Montgomery street, où se trouvaient les magasins de la maison Mortimer, la Cigale and C°, suivis par les trois, fidèles et une quinzaine d’autres de leurs camarades qui conduisaient les chariots et les wagons chargés.

Maintenant, comment le comte de Warrens, que nous avons laissé au camp des chercheurs d’or, prêt à monter à cheval, à la tête de cent hommes choisis pour retourner à Sonora, entrait-il au contraire ce jour-là à San-Francisco, à la tête de toute sa troupe ?

Deux raisons très simples, mais péremptoires, avaient engagé le comte à modifier ainsi sa détermination.

Ces deux raisons, nous allons à l’instant même les faire connaître, mais pour cela il nous faut faire quelques pas en arrière.

Une heure environ après l’arrivée du comte sur le placer, à la tête de la caravane, un Californien, monté sur un mustang vif comme le vent, était entré dans le camp.

Ce Californien était expédié par Edmée de l’Estang au comte.

C’était un des arrieros de la caballeriza.

La jeune fille avait remis une lettre à cet homme, et lui avait donné dix onces.

C’est-à-dire une fortune pour le pauvre diable, une once équivalant à quatre-vingt-cinq francs de France.

Puis la jeune fille lui avait ordonné de ne remettre cette lettre qu’entre les mains de M. de Warrens.

L’arriero avait obéi consciencieusement.

Il avait loyalement gagné son argent, car il venait de faire près de cinquante lieues en deux jours : il était brisé de fatigue, mais, grâce à sa diligence, il arrivait à temps ; une heure de plus, il aurait été trop tard.

Edmée racontait au comte tout ce qui s’était passé depuis qu’elle l’avait quitté à Sonora sans l’avertir, et elle lui donnait rendez-vous à San-Francisco, où elle comptait arriver sous peu de jours.

Le comte, après avoir lu la lettre dix fois et l’avoir baisée plus de deux cents, la cacha dans sa poitrine ; puis, ayant généreusement récompensé le messager de bonnes nouvelles, qui fut payé ainsi des deux côtés et ne s’en plaignit pas, il l’envoya se coucher, après l’avoir interrogé pendant au moins une heure.

L’arriero se retira en marchant d’un pas de somnambule.

Le brave garçon dormait littéralement tout debout.

On soupa gaiement et l’on porta maints toasts à la jeune fille, la gracieuse Étoile-du-Matin, ainsi qu’on la nommait depuis que l’Épervier, le grand chef sioux, lui avait donné ce gracieux et poétique surnom.

Après souper, on causa.

Les nouvelles apportées par M. le baron de San-Lucar étaient graves, tellement graves même, que le capitaine redevint aussitôt sombre et sérieux, donna l’ordre que le lendemain, au lever du soleil, le camp fût levé et que tout le monde, sans exception, fût prêt à partir pour la ville de San-Francisco.

Et comme le capitaine supposa qu’il n’aurait pas trop de tous ses hommes pour tenir tête aux événements qui se préparaient, et que d’ailleurs les aventuriers étaient assez riches, le camp fut définitivement détruit, les outils et les engins de toutes sortes vendus aux mineurs du voisinage et le placer abandonné à qui voudrait le prendre.

Le fait était que la quantité d’or qu’ils avaient recueillie pendant ces quelques mois d’un travail incessant et bien dirigé était incalculable ; et lorsque les Compagnons de la Lune se disaient entre eux en riant qu’ils étaient tous millionnaires, ils disaient la vérité sans s’en douter, ainsi que cela arrive souvent.

Nous devons constater tout d’abord que les deux tiers de ces richesses demeuraient en dépôt sous la surveillance de la vente suprême, entre les mains du comte de Warrens, pour les besoins de l’association ; mais le tiers qui restait suffisait amplement pour, assurer une très belle fortune à chacun des affiliés qui avaient travaillé à l’exploitation du placer.

Voilà pour quelles raisons le comte de Warrens était revenu à San-Francisco, et, sans le savoir, n’y précédait que de quelques heures seulement son implacable ennemie, la comtesse Hermosa de Casa-Real.

Nous expliquerons maintenant, le plus brièvement que cela nous sera possible, la situation dans laquelle se trouvait en ce moment la nouvelle ville, et quels étaient les événements qui se préparaient : événements que le comte de Warrens avait jugés assez graves pour y apporter le concours dévoué de toutes ses forces.

Ces renseignements fort curieux et qui du reste ne sortent pas de notre sujet et n’entravent en rien notre action, dont le dénouement s’approche, intéresseront probablement le lecteur, en lui faisant connaître par quelles phases étranges, quelles singulières métamorphoses, cette ville, si promptement peuplée, fut contrainte de passer avant que d’atteindre le degré de splendeur où elle est enfin parvenue aujourd’hui, grâce à la courageuse intelligence de ses principaux habitants.

Ainsi que nous l’avons déjà dit plus haut, les regulators, ces bandits, les hounds, enhardis par l’impunité dont ils jouissaient, n’avaient pas tardé à se considérer comme les seuls et véritables maîtres de la ville et à se conduire en conséquence.

Nous citerons à ce sujet ce que rapporte un homme d’une haute capacité, et qui fut le témoin oculaire des faits.

Par cet extrait, dont l’authenticité ne saurait être mise en doute par personne, le lecteur sera plus à même de se rendre compte exactement de l’état de démoralisation complète dans lequel était tombée dès le commencement de sa croissance la malheureuse ville de San-Francisco, menacée jusque dans son existence par l’odieuse tyrannie-de ces brigands.

« Le 15 juillet, c’est M. Ernest Frignet qui parle[1], les regulators revenaient en bande de piller, de l’autre côté de la baie, le camp de Contra-Costa, lorsque, sur la proposition faite à l’improviste de quelques-uns d’entre eux, ils changèrent de direction et se portèrent sur le quartier espagnol, qu’ils attaquèrent aussitôt au nom des Américains, dont ils voulaient, disaient-ils, venger les griefs.

« La résistance fut vive.

« La lutte se prolongea pendant une grande partie de la nuit.

« Elle ne se termina enfin que par des scènes de meurtre et de pillage et par la destruction complète du camp espagnol.

« Ce sauvage attentat souleva toute la population.

« À la voix d’un courageux citoyen, nommé Samuel Brannan, que nous trouverons partout où il y aura une initiative à prendre dans l’intérêt général ou quelque danger à conjurer, on se rassemble, un meeting s’organise ; l’alcade Leaworth demande des constables : tout le monde se présente aussitôt pour prêter serment.

« Alors on se choisit des chefs, on s’arme, et quelques heures après on se porte en masse au lieu de la réunion habituelle des regulators.

« Après une assez faible résistance, on désarme les regulators et on en arrête vingt des plus redoutés.

« Le même jour, la population, toujours réunie, institua un jury et une cour de justice afin de juger les prisonniers.

« Les formes furent rigoureusement observées, et, après un débat assez contradictoire, où toute liberté fut laissée à la défense, huit des prisonniers furent condamnés à la détention dans une prison que désignerait le gouverneur, et les autres à la déportation. »

En lisant les lignes qui précèdent, ne se croirait-on pas revenu aux plus mauvais jours du moyen âge, alors que la loi n’existait pas, ou était impuissante à protéger les individus, et que la force seule était le droit.

Heureusement pour la nouvelle ville à peine fondée, le bon sens pratique des Américains des États-Unis du Nord, leur puissance organisatrice surtout, les sauvèrent d’un irréparable désastre et peut-être d’une ruine complète.

Cette réaction des honnêtes gens contre les brigands, la vigoureuse répression qui en avait été la suite immédiate, rétablirent instantanément le calme.

Tout rentra aussitôt dans l’ordre, et, au moins, pendant quelque temps, San-Francisco redevint l’égale des villes les plus tranquilles et les plus sûres du monde.

Ces événements s’étaient passés pendant l’absence du comte de Warrens.

Par quel miracle Marcos Praya, le chef des brigands, réussit-il à échapper au châtiment qu’il méritait ?

On ne sait.

Toujours est-il qu’il parvint sans doute avec l’aide de ses complices à quitter sans être inquiété la ville, dans laquelle il devait rentrer effrontément quelques jours plus tard, à la suite de la comtesse de Casa-Real.

Les regulators avaient disparu, ou plutôt ils s’étaient transformés.

Expliquons brièvement en quelques mots ce changement incroyable, et qui n’est plus possible que dans un pays neuf, où la loi incomprise ne dispose encore d’aucune force, et où la liberté amène fatalement la licence, et à sa suite tous les excès.

Nous croyons que le lecteur sera curieux de connaître ces détails très exacts sur une contrée bien peu connue encore en Europe, bien qu’elle ait pendant près de dix ans occupé toutes les voix de la Renommée.

Les anciens regulators s’étaient tout simplement faits politicians, mot essentiellement américain, et par cela même intraduisible ; dans cinquante ans d’ici, nous en avons la conviction, l’anglais, déjà si profondément altéré aux États-Unis, sera remplacé par une langue nouvelle qui surgira toute faite des milliers de dialectes qui sont aujourd’hui parlés dans cette contrée étrange.

Ils avaient appelé à eux tous les desperadoes, ou déshérités et déclassés du monde entier, qui, à la nouvelle de la découverte de l’or, s’étaient rués sur la ville de San-Francisco comme sur une curée ; de plus, le malheur voulut qu’il arrivât sur ces entrefaites un nombre assez considérable de convicts ou forçats, les uns échappés des pénitenciers d’Australie, les autres partis de Sydney avec leur ticket of leave, c’est-à-dire graciés.

Tous ces misérables se rendaient en Californie, dans le but hautement déclaré par eux de recommencer sur ce terrain nouveau leurs odieux exploits !

Une entente entière fut bientôt établie entre eux et les anciens regulators.

Une association ténébreuse se forma aussitôt entre ces brigands et s’organisa d’une façon d’autant plus formidable et plus terrible pour la partie saine de la population que les bandits, instruits par l’expérience, modifièrent complètement leur ligne de conduite, et, au lieu d’étaler leur cynisme au grand jour et de braver les honnêtes gens en face, agirent au contraire avec la plus extrême prudence et n’usèrent en toutes circonstances que de manœuvres secrètes et mystérieuses.

Alors, le meurtre, le vol, tous les crimes enfin, recommencèrent sur tous les points à désoler la malheureuse ville ; l’incendie s’y joignit, le fléau le plus terrible et le plus redouté dans un pays où toutes les constructions faites à la hâte et seulement provisoires étaient alors en bois ou même seulement en toile goudronnée.

Les choses prirent en peu de temps des proportions tellement alarmantes, que les honnêtes gens recommencèrent à trembler sérieusement pour leur existence, et n’écoutant plus que leur désespoir résolurent de sortir à tout prix de cette situation affreuse.

Une quinzaine de jours s’étaient écoulés déjà depuis le retour du comte de Warrens au port de San-Francisco.

Pendant ces quinze jours, il avait essayé vainement d’obtenir des nouvelles d’Edmée de l’Estang, qui, elle, lui aurait révélé sans doute où se trouvait la comtesse de Casa-Real, mais malheureusement toutes ses recherches étaient demeurées jusque-là infructueuses.

L’inquiétude du comte de Warrens était grande sur le sert de la jeune fille, dont il attribuait, dans sa pensée, le silence à des motifs de la nature la plus terrible.

Il ne se dissimulait pas que sa fiancée s’était, avec l’étourderie de la jeunesse et l’entraînement de la passion, engagée imprudemment dans une lutte sourde et acharnée, où elle devait à chaque instant courir des dangers affreux, contre des gens impitoyables, qui, dans aucun cas, s’ils découvraient qui elle était, ne reculeraient devant un crime si horrible qu’il fût pour assurer le secret de leur vengeance.

L’impossibilité complète dans laquelle le comte de Warrens se trouvait malheureusement réduit, de tenter la moindre démarche pour porter secours à celle qu’il aimait, ajoutait encore, s’il est possible, à son désespoir.

En effet, quel moyen employer ?

Quelles mesures prendre ?

Il ignorait même, malgré tous les espions qu’il avait lancés à sa recherche, si la jeune fille était parvenue à gagner San-Francisco, ou si, après avoir été reconnue, elle n’avait pas succombé, victime de son dévouement.

Pour comble de malheur, la ville était alors de nouveau depuis plusieurs jours littéralement retombée au pouvoir des bandits, qui, comptant sur leur nombre, relevaient audacieusement la tête de tous les côtés et faisaient la loi aux honnêtes gens tremblants de terreur.

Une démarche indiscrète ou mal calculée pouvait non seulement compromettre le comte, ce dont au reste il avait personnellement peu de souci, mais encore perdre celle qu’il voulait sauver et causer sa mort, si en effet elle était au pouvoir de ses ennemis.

Cette perplexité était affreuse.

Un jour M. le comte de Warrens, retiré dans sa chambre à coucher, était assis triste et sombre, les coudes sur une table et la tête dans ses mains.

C’était le soir, le temps était à l’orage ; subissant malgré lui l’influence magnétique de la température, il se laissait tristement aller aux plus douloureuses pensées, lorsque la porte de la chambre s’ouvrit avec précaution, et Mouchette entra doucement.

Le comte, depuis qu’il le connaissait, avait pris le gamin en grande amitié.

Pendant sa longue traversée du Havre à Monte-Rey, il s’était plu à développer l’intelligence de cet enfant et à lui donner les principes d’une éducation que, depuis leur débarquement, il avait continuée, autant que cela lui avait été possible, et dont le gamin, disons-le à sa louange, avait profité avec une rapidité qui faisait l’admiration de tous ses amis.

M. de Warrens avait attaché l’enfant à sa personne, non point comme un serviteur vulgaire, mais comme un pupille, afin de l’avoir toujours près de lui.

Il va sans dire que de son côté Mouchette adorait son protecteur.

Au bruit de la porte ouverte et refermée, le comte avait relevé la tête :

— Que me veux-tu, cher enfant ? lui demanda-t-il d’une voix douce.

— Vous remettre une lettre. Excusez-moi, monsieur le comte.

— Une lettre, de quelle part ?

— Je ne sais pas, monsieur le comte ; tout à l’heure, un homme que je ne connais pas est entré dans la cour où je me trouvais par hasard, me l’a mise dans la main en me disant : Pour Master-Key, tout de suite, il y a urgence ; puis, avant que j’aie eu le temps de lui répondre, il a tourné les talons et a disparu.

— C’est étrange, dit le comte ; donne cette lettre.

Mouchette la lui présenta.

— La voici, dit-il.

M. de Warrens étouffa avec peine un cri de joie : en lisant l’adresse, il avait réconnu l’écriture d’Edmée.

Il ouvrit la lettre d’une main tremblante et il la parcourut avidement des yeux avec une agitation fébrile.

Ses sourcils se froncèrent :

Il posa lentement la lettre tout ouverte sur la table devant lui et demeura un instant pensif ; un nuage avait soudain passé sur son front et troublé sa joie.

Au bout d’un instant, il reprit la lettre et la lut une seconde fois.

Elle était bien d’Edmée de l’Estang ; cette écriture était bien la sienne, il n’y avait pas à en douter ; mais les pensées n’étaient pas celles de la jeune fille.

Ce n’était pas ainsi que la jeune fille parlait et écrivait.

Ce style n’était pas le sien : il régnait dans la forme dont cette lettre était conçue une gêne et un système de réticences continuelles qui inquiétaient le comte malgré lui et lui semblaient incompréhensibles.

Edmée lui donnait un rendez-vous et le pressait de s’y rendre, la nuit même, sans retarder d’un instant.

À plusieurs reprises elle appuyait, avec une insistance bizarre et que rien ne semblait justifier en apparence, sur la recommandation expresse de venir seul.

Pourquoi insister autant sur ce détail ?

De plus, le lieu que lui désignait la jeune fille dans cette lettre n’était nullement fait pour lui donner confiance.

Elle écrivait au comte de Warrens de se rendre à Sydney-Coves, et elle lui désignait une immense maison que celui-ci connaissait bien, et dont la plus grande partie, entre parenthèses, était occupée par un bar-room.

Sydney-Coves était à cette époque un quartier hideux, infect, composé de ruelles étroites et de bouges honteux.

C’était là que se réfugiaient tous les desperadoes de la ville et où se tramaient tous les complots contre le repos des honnêtes gens.

Le refuge redoutable d’où, comme abrités par un rempart infranchissable, ils bravaient impunément toutes les forces de la police, à peine organisée encore, et surtout mal recrutée parmi des gens plus disposés à pactiser avec, les brigands qu’à sévir contre eux.

Le bar-room dont Edmée de l’Estang parlait dans sa lettre était particulièrement connu pour être un repaire infâme qui servait de quartier général à tous les brigands de Sydney-Coves, et le nombre en était grand ; c’était là, disait-on tout bas, que ces misérables tenaient habituellement leurs sinistres assises.

Il était prouvé jusqu’à l’évidence aux yeux du comte que ce rendez-vous cachait un piège horrible.

Edmée, il en avait la conviction intime, s’était vue contrainte, par la force sans doute, à écrire cette lettre, qu’on lui avait dictée.

Tout le prouvait.

Cependant le comte se leva.

— Mouchette, dit-il.

— Capitaine ?

— Prie M. Saturne de monter.

— Vous sortez, capitaine ?

— Oui, mon enfant.

— Mais il est plus de dix heures du soir, monsieur le comte, la pluie tombe à verse en ce moment, il tonne, la nuit est sombre, le temps est réellement affreux.

— Il faut que je sorte ; va, mon enfant, dit-il affectueusement.

Mouchette ne répliqua pas et sortit en baissant la tête.

Au bout d’un instant, M. Saturne, le valet de chambre, entra.

Le comte lui fit un signe.

Le nègre, toujours impassible, froid et silencieux, habilla son maître.

Le comte aurait pu prévenir ses amis ; il ne le voulut pas !

Il était résolu à répondre à un guet-apens par la loyauté.

Pourquoi ?

La raison en était simple.

Parce que la lettre était entièrement de la main d’Edmée, qu’elle était signée par elle, et que le comte avait juré à la jeune fille de ne jamais douter d’elle.

Avec ce fanatisme de l’amour, à notre avis la plus absurde et en même temps la plus noble et la plus belle des passions humaines, il voulait à tous risques tenir son serment ; bien qu’il eût, nous le répétons, la conviction intime que cette fidélité à sa parole, sur laquelle ses ennemis comptaient sans aucun doute, pouvait probablement être cause de sa mort.

Mais, si le comte était résolu à mourir au besoin, pour faire honneur à sa parole, il ne voulait pas du moins se laisser bénévolement égorger, ni succomber sans vengeance.

Aussi prit-il toutes ses précautions en conséquence.

Aussitôt que M. le comte de Warrens fut habillé, il congédia d’un geste M. Saturne, son valet de chambre qui, selon son habitude, se retira sans mot dire, puis il s’approcha de la muraille où ses armes étaient accrochées et formaient un magnifique trophée, et les examina pendant un instant.

Il choisit deux paires d’excellents revolvers à six coups de Colt qu’il chargea avec soin et passa à sa ceinture.

Cela lui donnait tout d’abord, en cas d’attaque, vingt-quatre coups de feu à tirer.

Cette précaution d’ailleurs n’avait rien d’insolite ; à cette époque, tout le monde marchait armé jusqu’aux dents, à San-Francisco, surtout lorsqu’il s’agissait de faire une course de nuit dans un quartier perdu ; aujourd’hui même, il en est encore ainsi ; l’Américain ne marche jamais sans ses armes.

Le comte choisit ensuite un excellent poignard à lame droite et effilée comme une langue de vipère ; il mit ensuite un solide casse-tête dans sa poche de côté, et finalement il prit une canne à épée ; puis il s’enveloppa soigneusement d’un manteau pour cacher cet arsenal terrible, et il se prépara à sortir.

Armé d’une façon aussi formidable, le comte de Warrens, brave comme un lion, doué d’une force extraordinaire, d’une adresse remarquable et, de plus, déterminé à ne pas reculer d’un pouce, n’était certes pas un ennemi que l’on pût facilement affronter sans péril.


Il était brisé de fatigue, mais grâce à sa diligence il arrivait à temps.

En traversant l’antichambre, il vit Mouchette assis sur un banc.

Dès qu’il aperçut M. de Warrens, le gamin se leva.

— Où vas-tu ? lui demanda le comte.

— Je vous suis, capitaine ; n’est-ce pas mon habitude ?

— Reste, ici, mon enfant, lui dit-il doucement ; tu ne peux me suivre ; aujourd’hui je dois sortir seul.

— Laissez-moi vous accompagner, je vous en prie, capitaine.

— Non, te dis-je ; ce soir, c’est impossible ; reste ici.

— Vous le voulez ?

— Je te l’ordonne.

L’enfant courba la tête, se détourna et se rassit tristement.

— Tu m’en veux, petit, tu es fâché contre moi, tu as tort, lui dit alors le comte avec bonté.

— Je n’ai pas le droit de vous en vouloir ni celui d’être fâché contre vous, capitaine, mais je sais ce que je ferai, fit-il en hochant la tête d’un air résolu.

— Que feras-tu ?

— C’est mon secret, cela, capitaine ; vous gardez les vôtres, laissez-moi maître de garder le mien, répondit Mouchette en le regardant de cet air gouailleur, dont il n’avait pu complètement se défaire encore, même vis-à-vis de Passe-Partout, son chef bien-aimé.

— Quelque folie, sans doute ?

— Je ne serai pas le seul, dans tous les cas, fit en riant le gamin.

— Allons, tu ris, tout va bien ; adieu, Mouchette.

— Au revoir, capitaine, à bientôt, répondit-il avec intention.

M. de Warrens sortit sans plus s’inquiéter de l’enfant.

À peine fut-il seul dans l’antichambre que Mouchette bondit sur ses pieds et s’élança vers une porte de communication.

— Alerte ! alerte ! cria-t-il.

Deux hommes parurent aussitôt, armés jusqu’aux dents.

Ces deux hommes étaient nos vieux amis, la Cigale et Filoche.

— Suivez-le, dit l’enfant, d’un ton qui n’admettait point de réplique, il va à Sydney-Coves, j’en suis sûr.

Les deux Compagnons de la Lune ne se firent pas répéter cet ordre ; sans hésiter, ils quittèrent la maison et s’éloignèrent au pas de course sur les traces de leur capitaine.

Et maintenant, comment se faisait-il que Mouchette connaissait si parfaitement l’endroit sinistre où se rendait en ce moment le capitaine des Invisibles ?

Nous le dirons, au risque de faire descendre le gamin dans l’estime du lecteur.

Mouchette, lui aussi, avait reconnu l’écriture de Mlle  Edmée de l’Estang sur l’adresse de la lettre qu’il avait remise à son chef ; aussi en voyant l’émotion et la stupeur que cette missive avait causées au capitaine, il avait profité de cette prostration momentanée pour s’approcher doucement, se pencher et lire la lettre par-dessus l’épaule de son protecteur ; puis, cette lecture terminée, il s’était reculé en hochant la tête et en fronçant le sourcil, comme si un grand travail se faisait dans sa cervelle.

Cependant le comte s’était résolument mis en chemin, enveloppé soigneusement dans son manteau, la main sur ses armes, l’œil et l’oreille au guet, et tenant toujours le milieu de la chaussée de crainte de surprise.

Mouchette n’avait pas menti.

Le temps était en effet horrible ; la pluie tombait à torrents et le vent soufflait en foudre, le tonnerre roulait avec des grondements sinistres ; de plus, la nuit était d’une obscurité telle qu’à quatre pas devant soi il était impossible de distinguer les moindres objets.

Le comte de Warrens marchait avec une difficulté extrême dans la terre détrempée, coupée d’ornières profondes et de flaques de boue ; car, à cette époque, le pavage des rues et leur éclairage étaient choses complètement inconnues dans la ville de San-Francisco.

Les maisons ou du moins les huttes misérables qui en tenaient lieu étaient sombres pour la plupart ; depuis le coucher du soleil, les habitants, renfermés chez eux sous triples verrous, dormaient ou essayaient de dormir.

Parfois, de loin en loin, le comte de Warrens passait devant la porte entr’ouverte d’un cabaret étincelant de lumière, d’où s’échappaient des chants, des cris, des rires ou les malédictions et les bruits d’une rixe.

Puis, à quelques pas plus loin, c’était une maison de jeu, morne, triste, silencieuse, aux portes hermétiquement fermées, mais dont les fenêtres brillaient dans la nuit sombre comme de sinistres et lugubres phares.

Sur son chemin, bien qu’il fût long, le comte croisa à peine trois ou quatre individus, drôles à la mine plus que suspecte, rôdeurs de nuit selon toutes probabilités quærentes quem devorent, mais que la démarche résolue et le regard étincelant de M. de Warrens engagèrent sans doute chaque fois, à se tenir prudemment à l’écart ; en effet, ils le laissèrent continuer sa route sans lui rien demander.

Le comte atteignit enfin Sydney-Coves.

Les difficultés de marche diminuèrent alors beaucoup pour lui.

Le quartier des brigands était, contrairement au reste de la ville, complètement illuminé ; il y faisait clair comme en plein jour.

Tous les cabarets de ce repaire hideux, tous les bar-rooms de bas étage, toutes les maisons de jeu ou autres, sans nom dans le langage des honnêtes gens, flamboyaient comme des bouches de l’enfer.

Les brigands étaient en liesse.

L’heure de l’orgie avait sonné pour eux, et les habitants de cette nouvelle cour des Miracles, en véritables oiseaux de nuit qu’ils étaient, s’en donnaient à cœur-joie.

Les chants, les rires, les cris, les hurlements, le bruit des vihuelas et des jarabés et des violons criards se croisaient dans l’air et se mêlaient avec les sanglots, les blasphèmes, les râles d’agonie et les coups de revolver, dont les lueurs traversaient et zébraient l’espace comme de sinistres éclairs.

À tous les coins de rue, dans chaque maison, pour ainsi dire, il y avait une dispute, une lutte ou un combat et souvent même les trois s’y trouvaient réunis, à la plus grande joie des hideux consommateurs, qui formaient en riant cercle autour des combattants.

Le sang, le vin, le whisky, la bière, le rhum, le pulque et le mescal coulaient à flots, et d’instant en instant le tumulte allait croissant.

Ce tumulte grondait comme les vagues de la mer en fureur et prenait rapidement les proportions gigantesques de l’orgie colossale et sans frein d’une population tout entière, abandonnée à ses féroces et sauvages instincts.

Le comte de Warrens n’eut ni une seconde d’hésitation, ni la moindre faiblesse ; il continua rapidement sa route et s’engagea résolument dans cet épouvantable chaos, où toutes les passions mauvaises étaient en ébullition.

En quelques minutes il atteignit le bar-room qui lui était désigné dans la lettre qu’il avait reçue ; et, après s’être assuré qu’il ne se trompait pas, il releva fièrement la tête, sans s’arrêter une seconde seulement, et franchit d’un pas ferme le seuil de ce bouge immonde.

Il passa sans encombre à travers la foule pressée et grouillante des buveurs avinés, dont pas un ne sembla remarquer sa présence, sortit de la salle par une porte de côté, pénétra dans une cour sombre et boueuse, la traversa presque à tâtons, poussa une porte entr’ouverte, suivit d’un pas ferme un corridor sur le mur duquel était accrochée une lampe qui répandait plus de fumée que de clarté, et s’arrêta enfin devant une seconde porte dont il tourna le bouton ; alors il se trouva dans une chambre assez modestement meublée, éclairée par une lampe dont le verre dépoli ne projetait qu’une faible lumière.

Une femme, assise ou plutôt à demi couchée sur un sopha, placé au fond de cette pièce, la tête couverte par une mantille de dentelle noire, se tourna vers lui, et à son entrée, se redressant vivement en même temps qu’elle laissait tomber son voile sur ses blanches épaules :

— Soyez le bienvenu, monsieur le comte, lui dit-elle d’une voix railleuse.

Au même instant, le capitaine entendit qu’on verrouillait en dehors la porte par laquelle il avait pénétré dans cette pièce.

Le comte de Warrens feignit de ne rien entendre et conserva le plus grand calme ; son visage demeura impassible, il sourit de son air le plus aimable et salua respectueusement, silencieusement, la personne devant laquelle il se trouvait.

Du premier coup d’œil il avait reconnu la comtesse de Casa-Real.

Il comprit aussitôt la machination dont sa loyauté l’avait rendu victime et il fut intérieurement satisfait de voir justifiés les soupçons qu’il avait tout d’abord conçus et il se prépara vaillamment à la lutte.


  1. Histoire des Progrès de l’un des États-Unis d’Amérique, Californie.