Les invisibles de Paris (Aimard)/V/XI

Roy et Geffroy (p. 879-885).
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XI

DANS LEQUEL LE MORT CONSEILLE LES VIVANTS

Laissons le fidèle Breton Yann Mareck et sa jeune et charmante maîtresse Edmée de l’Estang courir après la manada que nô Benito leur confiait si galamment et occupons-nous pour le moment de la caravane nombreuse commandée par le métis Marcos Praya, qui se dirigeait vers la ville de San-Francisco.

En général, dans l’Amérique espagnole, où le service des postes était, jusque dans ces dernières années, complètement inconnu, et où il l’est probablement encore, car dans ces singulières contrées bénies du ciel l’incurie est passée depuis longtemps à l’état chronique, on a remédié autant que possible à cette pénurie de moyens de communication par des relais volants, composés de chevaux à demi sauvages, galopant en liberté, et sur lesquels on monte en cas de besoin.

Cette réunion de plusieurs chevaux de relais se nomme, selon les localités, soit une manada, soit une caballeriza.

C’était, ainsi que nous l’avons dit, d’une de ces manadas ou caballerizas louée par le métis au señor don Benito Calaveras, etc., etc., dont Yann Mareck avait réussi à se faire confier la direction sur sa bonne mine.

La caravane marchait dans le plus bel ordre : en tête, à longue portée de fusil, six cavaliers d’avant-garde, le rifle sur la cuisse, tenaient toute la largeur du chemin.

Derrière ces cavaliers, les mules de charge complètement libres, mais surveillées par les arrieros, suivaient en trottant le grelot de la nena ou yegua madrina.

Puis, à environ une centaine de pas en arrière afin de ne pas être incommodés par les flots de la poussière soulevée par le trot des mules, venaient la comtesse Hermosa de Casa-Real, montée sur un magnifique mustang, et le métis Marcos Praya, son âme damnée.

Autour d’eux, à droite et à gauche sur les bords du chemin, seize cavaliers, le rifle droit, le doigt sur la détente, sur deux de front, surveillaient attentivement les flancs de la caravane.

Puis, à vingt-cinq pas en arrière encore, marchait une arrière-garde composée de trois cavaliers, surveillant deux lourds wagons traînés chacun par huit mules et portant tous les objets de campement et les vivres nécessités par un long voyage à travers le désert.

La comtesse de Casa-Real et Marcos Praya causaient entre eux à voix basse et, par surcroît de précaution, leur conversation avait lieu en français, langue complètement ignorée de leurs compagnons de route.

Marcos Praya faisait part à la comtesse de l’inquiétude qu’il éprouvait au sujet de la disparition subite de Matadoce, aussitôt après sa présentation à la comtesse, disparition qu’il ne savait à quoi attribuer.

Matadoce avait-il été assassiné ? Avait-il trahi ses nouveaux maîtres ?

Voilà ce que se demandait Marcos Praya sans pouvoir se répondre.

En effet, Matadoce, bandit de la pire espèce, il est vrai, mais en même temps grand calculateur, n’était pas homme à trahir, sans des motifs du plus grand poids, ceux qui le payaient bien, surtout une heure à peine après être entré à leur service : ce fait paraissait inexplicable.

Il aurait donc été assassiné ?

Mais par qui ?

Dans quel but ?

Voilà ce que le métis ne pouvait deviner, et ce qui l’inquiétait fort.

La comtesse de Casa-Real ne partageait que très médiocrement l’inquiétude de son frère de lait.

Matadoce lui semblait être en somme un homme d’une importance beaucoup trop secondaire pour qu’un ennemi, quel qu’il fût, eût voulu s’en débarrasser.

Et puis quel ennemi l’eût attaqué ?

Tout le monde, dans la ville, ignorait qu’il fût à son service, puisqu’il n’y était entré que la veille au soir même.

Sans doute, avec l’argent qu’il avait reçu, le drôle avait fait bombance et probablement fort peu scrupuleux de sa nature, il n’avait plus songé aux engagements qu’il avait pris.

Marcos Praya, en homme pratique qu’il était, hochait la tête d’un air de doute : tous ces raisonnements lui semblaient spécieux et ne le satisfaisaient point, et de temps en temps il se retournait sur sa selle, en arrière, dans l’espoir de voir enfin accourir le fugitif.


— Seriez-vous du pueblo de San-José ?

Mais c’était en vain que le métis se livrait à cette manœuvre ; aussi loin que la vue pouvait s’étendre du côté de la ville, la route continuait à être complètement déserte.

Cependant la caravane continuait à marcher assez rapidement.

Depuis la sortie de Sonora, elle avait constamment suivi, les bords accidentés et ombrés de la rivière ; vers trois heures de l’après-dîner, quelques minutes après s’être remis en route, car les voyageurs, selon la coutume mexicaine, s’étaient arrêtés à onze heures du matin sous un épais bouquet d’arbres pour faire la siesta, déjeuner et laisser passer la plus grande chaleur du jour, on atteignit un gué.

La rivière faisait en cet endroit une courbe assez prononcée et barrait le chemin aux voyageurs.

Il fallait, la franchir ; heureusement que cette rivière, comme la plupart de celles du Mexique, était assez peu profonde, d’une médiocre largeur et le gué très facile.

Les chevaux entrèrent dans l’eau, sans difficulté aucune, ce bain les rafraîchissait ; mais à peine l’avant-garde eut-elle quitté le bord et fait quelques pas en avant que les six cavaliers s’arrêtèrent subitement en jetant un cri de surprise et presque d’épouvante.

Marcos Praya, dont l’esprit était constamment tenu en éveil, mit aussitôt son cheval au galop et rejoignit l’avant-garde.

Il s’informa au chef des cavaliers de la raison qui avait fait pousser ces clameurs insolites à ses compagnons.

— Regardez, caballero, répondit respectueusement un des cavaliers en étendant le bras ; tenez, là, dans, les herbes.

Le métis regarda.

Un cadavre, qui semblait n’avoir séjourné que quelques heures à peine dans l’eau, mais déjà couvert de myriades de moustiques, était arrêté au milieu des hautes herbes bordant la rive de la rivière.

Marcos Praya le reconnut aussitôt.

Ce cadavre, il n’y avait pas à s’y tromper une seconde, était bien celui de son nouvel engagé, Matadoce enfin.

Son crâne, horriblement fracassé, indiquait clairement à quel genre de mort le malheureux avait succombé.

Le doute n’était plus possible : le bandit avait été assassiné.

Le métis demeura un instant, immobile, fronça le sourcil, puis, sans prononcer une parole, il revint tout pensif reprendre son poste auprès de sa maîtresse.

— Eh bien, Marcos ! que se passe-t-il donc là-bas à l’avant-garde ? lui demanda la comtesse, vous semblez atterré ; voyons, répondez. Que se passe-t-il ? qu’y a-t-il ?

— Ce qu’il y a, señora, dit-il enfin d’une voix sourde, il y a que je ne m’étais pas trompé : voilà tout.

— Que voulez-vous dire ? Parlez clairement, Marcos.

— Je veux dire, señora, que Matadoce ne nous a pas trahis, mais qu’il est mort.

— Mort ! vous en êtes sûr ?

— J’ai vu son cadavre.

— Ah ! fit-elle, saisie tout à coup d’un vague effroi qui glaça le sang dans ses veines ; et de quoi est-il mort ?

— Il est mort, señora, d’un coup de pistolet tiré à bout portant et qui lui a fracassé le crâne ; puis son cadavre a été jeté à la rivière ; il est là-bas, arrêté dans les roseaux et déjà à demi dévoré par les moustiques.

La comtesse baissa la tête.

Il y eut un court silence.

Ce fut la comtesse qui le rompit.

— Alors, nous sommes découverts, murmura-t-elle.

— Et peut-être suivis, ajouta le métis en hochant la tête.

— Le croyez-vous ?

— J’en répondrais presque, señora ; je me rappelle maintenant qu’hier soir, lorsque je me rendais chez vous, à l’angle de la calle Mercaderes et de la plaza Mayor, deux hommes étaient arrêtés. J’étais pressé ; je les pris pour des serenos et j’ai continué ma route.

— Il fallait vous en assurer.

— Vous avez mille fois raison, señora, répondit-il avec dépit, mais je n’y ai pas songé ; je me croyais si bien certain d’avoir réussi à dépister tous les espions, que sur le moment il m’a semblé inutile…

— Vous avez eu tort, Marcos, reprit-elle avec animation ; vous le reconnaissez à présent, et trop tard, comme toujours. Dans notre situation, vous devriez vous en souvenir pourtant, aucune précaution ne peut être négligée ; car une seconde d’oubli suffit pour nous perdre ; il nous faut être incessamment sur nos gardes ; nos ennemis sont puissants et adroits, ils peuvent tout ; ce sont ces deux hommes qui ont fait le coup.

— Je le jurerais, señora.

— Marcos Praya, je vous le répète, prenez-y bien garde, répondit la comtesse de Casa-Real d’un ton de menace, ces négligences finiront par nous perdre ; nous jouons, vous le savez comme moi, une partie mortelle en ce moment ; souvenez-vous de la ferme des environs du Havre ; n’est-ce pas par votre faute aussi que le comte de Warrens, que nous tenions pieds et poings liés en notre pouvoir, nous est échappé !

— Je le confesse, señora, répondit le métis avec humilité.

— Je vous ai pardonné, ne parlons donc plus de cette affaire, reprit-elle avec emportement ; mais, Santos, je vous le répète encore, Marcos Praya, ne retombez plus dans une faute semblable, Dios ! car, je vous en avertis, cette fois je serais impitoyable.

— Oh ! maintenant soyez tranquille, je veillerai, señora, je vous en fais le serment sur ma part de paradis, ajouta le métis en se signant dévotement.

— Aussitôt que le camp aura été établi pour la nuit, vous expédierez dix cavaliers choisis en batteurs d’estrade, pour nettoyer les alentours de notre position, à deux lieues à la ronde, et non seulement tous les soirs, mais encore tous les matins avant le départ ; vous ferez de même jusqu’à notre arrivée à San-Francisco ; surtout, Marcos Praya, n’y manquez pas.

— Je n’aurai garde, señora ; vous serez ponctuellement obéie, je vous le promets.

— De cette façon, les espions n’oseront sans doute pas s’approcher d’assez près pour nous reconnaître, et nous serons assurés d’atteindre la ville de San-Francisco sans coup férir ; une fois là, ajouta-t-elle avec un ricanement sinistre, nous n’aurons plus rien à craindre, et, au contraire, ce sera à eux à trembler.

Ils continuèrent à s’entretenir ainsi de leurs ténébreux projets pour l’avenir, et de l’espoir de plus en plus certain qu’ils avaient de se venger enfin de leurs ennemis, pendant toute la marche.

Vers sept heures du soir, la caravane atteignit enfin le rancho de Ojo de Agua ; où elle campa pour la nuit.

El Ojo de Agua était, à cette époque, et est sans doute encore aujourd’hui, une misérable rancheria composée de sept à huit mauvaises huttes en feuillage, couvertes en vacois, à demi ruinées, et habitées par de pauvres diables de peones mourant de faim trois fois sur quatre, dont la seule industrie consistait alors à élever des moutons, qu’ils vendaient le plus cher possible aux voyageurs que le hasard leur amenait.

L’arrivée dé la riche caravane fut pour eux une bonne fortune.

Ils trouvèrent en moins de dix minutes à se défaire à fort bon prix de leur troupeau, composé d’une vingtaine de moutons au plus, et d’apparence plus que famélique.

Marcos Praya, aussitôt le campement installé, fit appeler l’alcade de la rancheria.

Il débuta avec ce tout-puissant personnage en lui mettant deux onces d’or dans la main, somme énorme pour le pauvre homme et qui le fit pâlir de joie.

Puis il l’interrogea.

L’alcade ne savait rien.

Toute la ruse et toute l’astuce que possédait le métis, et Dieu sait si ces deux qualités étaient chez lui poussées à l’extrême, furent vainement mises en œuvre pendant un interrogatoire qui dura plus d’une demi-heure.

Il n’apprit rien.

Depuis au moins plus de trois mois, selon le dire de l’alcade, il n’était point, passé un seul voyageur à la rancheria del Ojo de Agua.

Menaces, prières, rien n’y fit.

Bon gré, mal gré, le métis fut contraint de s’avouer vaincu.

Et pourtant il avait le pressentiment secret que cet homme, si niais et si ignorant en apparence, non seulement le trompait, mais encore se moquait de lui.

On avait dû le payer bien cher pour qu’il jouât si parfaitement son rôle.

Le digne alcade restait froid, digne, et n’opposait à toutes les questions qui lui étaient adressées, si pressantes qu’elles fussent, que quatre mots, toujours les mêmes :

— Je ne sais pas.

Contre le parti pris et la force d’inertie poussés à ces extrêmes limites, il n’y a rien à faire.

Marcos le comprit.

Il congédia l’alcade avec force remerciements ; intérieurement il était furieux.

Dès que la nuit fut venue, il monta à cheval et, suivi de dix cavaliers, il poussa aux environs une reconnaissance désespérée.

À minuit il rentra au camp, bredouille, comme disent les chasseurs.

Il n’avait rien découvert, rien vu et rien entendu.

À quatre heures du matin il recommença courageusement.

Le résultat fut le même.

Si les mystérieux ennemis de la comtesse de Casa-Real étaient en campagne, ainsi qu’elle le supposait, il fut contraint de s’avouer à lui-même qu’ils jouaient serré.

Il se jeta avec une rage froide sur l’amas de feuilles qui lui servait de lit.

Il chercha en vain le sommeil.

Marcos Praya avait le pressentiment sinistre, que les ennemis contre lesquels sa maîtresse luttait depuis si longtemps et avait si résolument entamé une lutte suprême, avaient tracé autour d’elle un cercle terrible, que ce cercle se resserrait de plus en plus et finirait à un moment donné, peut-être prochain, par l’étouffer, sans qu’il lui fût possible de s’échapper.

Au point du jour le camp fut levé et on se remit en marche.

— Eh bien, Marcos, demanda la comtesse au métis, qu’avez-vous découvert pendant vos rondes, cette nuit ?

— Rien, señora, répondit-il avec abattement, et cependant…

— Et cependant ? interrompit-elle, que voulez-vous dire ?

— Je veux dire, señora, que l’heure du dernier combat ne tardera pas à sonner, nos ennemis nous enveloppent, je les sens, je les vois sans pouvoir les atteindre.

— Moi aussi, murmura la comtesse d’une voix sourde et tremblante, en devenant subitement pâle comme un suaire.

— Que devons-nous faire, seora ? reprit le métis avec un accent d’hésitation étrange chez un pareil homme.

— Lutter quand même, cuerpo de Cristo ! reprit-elle avec violence, en le regardant fièrement en face, et, si nous devons tomber, ne tomber que morts, et sur un monceau de cadavres sacrifiés à notre vengeance.

Et, cravachant son cheval d’une main fébrile, elle partit au galop à travers la campagne, au risque d’être renversée par l’animal devenu furieux.

Marcos Praya la regarda s’éloigner d’un air pensif.

— Ma vie lui appartient, murmura-t-il avec tristesse, tout en la suivant du regard.