Les invisibles de Paris (Aimard)/V/VI

Roy et Geffroy (p. 827-835).
◄  V
VII  ►

VI

OÙ LE COMTE DE MAUCLERC REVIENT SUR LE TAPIS

Cet incident n’eut point d’autres suites immédiates.

Après les premiers serrements de mains, le colonel demanda au vicomte qui allumait paisiblement un cigare :

— Rioban, allons-nous au placer ?

— Rien ne presse, quant, à présent, mon cher colonel. Nous pouvons rester ici quelque temps encore…, d’autant plus que je vois une occupation toute trouvée pour nous et qui n’est point à dédaigner, ajouta de Rioban en désignant le quartier de daim grillé et embaumant.

— Soit, reprit le colonel d’un ton de bonne humeur, soupons. Au fait, en y réfléchissant bien, mieux vaut prendre des forces, car la course est plus que passablement longue d’ici au placer.

— Et je vous avoue que je meurs de faim, fit de San-Lucar.

— Moi aussi, dit de Rioban.

— Moi aussi, psalmodia Mouchette. Mais pourtant, ajouta-t-il d’un air contrit, tout en guignant le quartier de daim, si on veut que je mange, il faudra qu’on m’invite.

— Viens près de moi, mauvais gamin, lui cria en riant le colonel ; et quoique je te sois reconnaissant de la balle que tu viens de perdre et de planter si adroitement dans la tête du gueux auquel elle a fait faire une si belle cabriole, une autre fois…

— Faudra ne pas tirer ?

— Justement.

— Elle est bien bonne, celle-là ! fit le gamin avec une intonation de voix singulière, heureusement retrouvée plus tard par un journaliste bien connu à Paris et dans mille autres lieux, par son talent pour la réclame.

— Tu n’attendras pas qu’on épaule et qu’on vise à l’aise un de tes amis pour avoir le plaisir de tuer l’assassin. Tu crieras, et tes amis se garderont eux-mêmes.

Il y avait de la vérité dans ce reproche-là.

Mouchette le sentit.

Il baissa le nez, fit la moue, et dit :

— J’ai une course à faire. Monsieur Martial, gardez-moi ma part, voulez-vous ? je reviens dans un instant.

Et comme il avait enfin terminé de recharger son arme, le gamin de Paris la jeta sur son bras, tourna vivement les talons, après avoir fait une pirouette, et sans plus de cérémonies il disparut dans les halliers.

— De la prudence, petit ! lui cria-t-on.

Il était déjà loin.

Mouchette avait gagné l’affection de tous ses compagnons d’aventures.

On l’adorait.

Il était l’enfant gâté de la troupe.

On avait reconnu tant de cœur et d’intelligence sous cette frêle enveloppe ; il avait donné à ses compagnons des preuves si nombreuses de bonté, de dévouement ; on le trouvait toujours si gai, si brave, si insouciant du danger, que ni les uns ni les autres ne pouvaient plus se passer de lui. Ils se le disputaient.

La Cigale jurait que son ami Mouchette était un sorcier, et qu’il les avait ensorcelés, lui tout le premier.

Dès que les Compagnons de la Lune n’entendirent plus rien :

— À table ! dit Martial.

Chacun d’eux dégaina son couteau, fouilla dans son bissac et en retira des tortillas de maïs en guise de pain.

Le colonel, après l’avoir retiré du feu, découpa le quartier de daim, et l’on se mit à attaquer à qui mieux mieux ces larges et appétissantes tranches de venaison.

Véritable repas de chasseur, celui-là ! Frugal et arrosé d’eau claire, mélangée de quelques gouttes d’eau-de-vie.

— Avons-nous du nouveau au placer ? dit le colonel Martial Renaud tout en rebouchant sa gourde et la passant à son voisin.

— Oui, fit Rioban.

— Grave ?

— Très grave.

— Et qui se rapporte à notre affaire ? demanda San-Lucar.

— Intimement lié.

Les deux premiers hôtes de cet asile sauvage regardèrent le troisième avec anxiété.

Quel que fût leur appétit, les deux hommes cessèrent de manger.

Rioban reprit :

— Mes chers amis, en désirant rester ici quelques instants encore, vous avez deviné, n’est-ce pas, que j’avais plus d’un motif.

— C’est vrai, cher ami, dites ces motifs, nous vous écoutons.

— D’abord la faim, qui me tourmentait réellement, répondit-il en souriant.

— Après ?

— Ensuite, vous avertir de ce qui vient de se passer là-bas.

— Au placer ?

— Oui.

— Oh ! oh ! que s’est-il donc passé au placer, cher ami ? dites vite.

— Un peu de patience, de grâce. Ce matin, après avoir visité les travaux des mineurs, selon son habitude, René de Luz revenait tranquillement au rancho, c’est-à-dire au campement., lorsque à deux portées de fusil à peu près dudit rancho, à l’endroit où la route fait un coude, non loin de cet étang à l’apparence trompeuse et mortelle, que vous connaissez, il entendit tout à coup des pas de chevaux mêlés à la voix de deux hommes. René est prudent, vous le savez ; d’ailleurs il a depuis longtemps l’habitude du désert et sait les ruses qu’il convient d’y employer. Il s’effaça vivement derrière le rocher qui fait l’angle de la sente. Tout à coup, les chevaux s’arrêtèrent et la conversation des inconnus cessa. Notre ami supposa tout naturellement qu’il avait été aperçu et que ces deux hommes avaient de mauvaises intentions ; il arma aussitôt son fusil, puis, cette précaution prise, il allongea la tête avec précaution, et regarda. Soudain, il tressaillit et, par un mouvement instinctif, quittant son abri, s’élança en avant. Les deux chevaux étaient arrêtés au milieu de la sente. Les voyageurs avaient mis pied à terre. L’un d’eux, agenouillé sur le bord de l’étang, buvait à longues gorgées. Le second, debout encore, se préparait cependant à suivre son exemple.

— Les malheureux !… s’écria le colonel Renaud, ils ignoraient donc…

— Oui.

— Mais ils étaient perdus !

— Ce fut en effet la pensée de René, continua le vicomte de Rioban, aussi cria-t-il de toutes ses forces :

« — Arrêtez ! au nom du ciel ! ne buvez pas, ou vous êtes morts !

« L’homme qui buvait ne l’entendit pas et continua. Mais, aux paroles prononcées par notre ami, celui qui se baissait et allait boire se retourna vivement. Soudain deux cris, l’un de fureur, l’autre d’étonnement, sortirent impétueusement de leur poitrine :

« — René de Luz !

« — Le comte de Mauclerc !

— Mauclerc ! firent en même temps Martial Renaud et San-Lucar.

— C’était lui, oui, messieurs, reprit le vicomte de Rioban.

— Ah ! ah ! dit le colonel Martial Renaud en jetant un regard d’intelligence à San-Lucar, je commence à croire que vous ne vous trompiez pas dans vos soupçons de tout à l’heure, cher ami. Continuez, de Rioban.

Rioban ajouta :

— Mauclerc, presque agenouillé déjà, se releva vivement. Au cri poussé par lui, l’autre homme, le buveur, s’était redressé. Vous connaissez Mauclerc messieurs, fit le vicomte ; vous savez quelle puissance cet homme de fer possède sur lui-même. Le premier moment d’émotion passé, il retrouva vite son sang-froid, bien qu’il comprît, que pris ainsi à l’improviste, toute lutte était impossible. D’ailleurs il était sans autres armes que son sabre ; ses pistolets étaient demeurés dans les fontes, et sa carabine au pommeau de sa selle, tandis que René de Luz, lui, tenait à la main son rifle armé et prêt à faire feu.

« — Que voulez-vous dire, monsieur ? demanda Mauclerc avec, hauteur ; pourquoi m’empêchez-vous de boire cette eau ?

« René lui répondit froidement en lui désignant d’un geste son compagnon :

« — Regardez, monsieur, et vous ne m’interrogerez plus.

« Le compagnon de voyage de Mauclerc était inconnu à René. Cet homme, sans doute fatigué d’une longue route faite à cheval sous un soleil de feu, le front ruisselant de sueur, s’était, en apercevant l’eau claire et limpide de l’étang, senti pris d’une telle soif que, sans même songer à remplir son ' chiquihuite, — espèce de gourde californienne que portent tous les voyageurs de ce pays, — il avait arrêté son cheval, s’était agenouillé sur le bord de l’eau et s’était mis à boire avidement. Aux derniers mots de René, il s’était relevé avec terreur. Au bout de quelques instants, il pâlit affreusement, tourna sur lui-même, puis il tomba.

« — Mon Dieu ! cria-t-il. Qu’ai-je donc ! je souffre horriblement !

« Mauclerc voulait le secourir.

« — Inutile ! lui dit René. Votre compagnon est un homme mort.

« — Comment ! mort ?

« — Oui, monsieur, soit que cette eau ait été traîtreusement empoisonnée par les Indiens, soit, ce qui est plus probable, qu’elle se trouve sur une veine de cuivre, elle est mortelle.

« Le malheureux voyageur se tordait en proie à des douleurs atroces en poussant des cris déchirants.

« Puis enfin il se roidit dans une dernière convulsion, ses traits se décomposèrent affreusement et il expira. Cet horrible épisode n’avait pas duré cinq minutes.

« — Vous ai-je trompé ? demanda tristement notre ami à Mauclerc.

« Celui-ci était atterré, ses yeux hagards étaient obstinément fixés sur le cadavre déjà méconnaissable de son compagnon. Certes, le comte, nous sommes forcés d’en convenir, est un homme d’une grande bravoure. Il a joué bien souvent avec la mort. Mais cette fois il était livide, car la mort lui apparaissait pour la première fois peut-être sous un aspect hideux, étrange, qui l’épouvantait.

« — Mon Dieu ! fit-il.

« Ce fut tout.

« René de Luz attendit que le comte se fût entièrement remis de son trouble. Cependant, peu à peu, Mauclerc, honteux sans doute de s’être ainsi laissé abattre et cela en présence d’un ennemi dont plus que tout il redoutait les sarcasmes, réagit sur lui-même et, à force de volonté, il réussit à dominer son émotion. Il se baissa, releva froidement le cadavre, le prit entre ses bras et l’attacha sur son cheval.

« Cela fait, sans prononcer un mot, il se remit en selle lui-même. René de Luz, toujours immobile à la même place, le suivait des yeux, le doigt sur la détente de son arme, prêt à faire feu au premier mouvement suspect de son ennemi. Mais celui-ci réfléchissait. Enfin, se redressant sur ses étriers, il jeta un regard sombre autour de lui et il s’aperçut seulement alors de l’attitude défensive de René. Il secoua la tête et dit le plus doucement qu’il lui fut possible :

« — Désarmez votre rifle, monsieur le vicomte de Luz. Vous venez de me sauver la vie, ce n’est pas en ce moment que je chercherai à vous ôter la vôtre. Je suis votre ennemi ; je vous haïssais, je vous hais encore en cet instant de toutes les forces de mon âme ; je désire ardemment me venger de vous ; mais, sur ma foi de gentilhomme, loyale sera cette vengeance. Adieu, monsieur le vicomte. Priez le ciel qu’il ne nous remette jamais en présence.

— Un rude homme ! fit le colonel.

— Un chien enragé, ajouta San-Lucar. Achevez, Rioban.

— Au premier mot du comte de Mauclerc, continua Rioban, René avait désarmé son fusil et l’avait rejeté en bandoulière. Les deux hommes se saluèrent alors silencieusement. Le comte de Mauclerc, sans rien ajouter, rendit la main et, après un léger signe de tête, il partit au galop, conduisant le second cheval en bride. Notre ami, toujours immobile à la même place, le suivit des yeux, jusqu’à l’angle de la sente. Quand il l’eut perdu de vue, il reprit tout pensif le chemin du rancho. J’étais là, par hasard, à son arrivée. Je le vis inquiet, je l’interrogeai. Il n’avait aucun motif pour se taire ; il me raconta tout. Voilà, messieurs, ce qui s’est passé au rancho aujourd’hui, il y a quatre heures à peine, et ce dont je désirais vous donner avis avant d’y retourner… Que pensez-vous de la rencontre ?

— Elle coïncide, dit Martial Renaud, avec une autre à peu près semblable que San-Lucar a faite à San-Francisco.

On raconta alors à Rioban ce qui concernait Marcos Praya.

Lorsque tout fut terminé :

— Nos ennemis se donnent la main, leur cercle se rétrécit autour de nous, dit le vicomte en réfléchissant.

— Bah ! laissez-les se rapprocher, nous aurons moins de chemin à faire pour les atteindre. Tant mieux, s’ils se décident enfin à venir à notre rencontre ! ajouta le colonel.

— C’est l’heure de la dernière lutte ! reprit San-Lucar.

— Oui, de la dernière, reprit le colonel avec un accent étrange.

— Et la comtesse de Casa-Real ? Quelles nouvelles en avez-vous, cher ami ? Si son âme damnée, le Marcos Praya, est ici, elle ne doit pas être bien loin, elle, il me semble.

— C’est la seule chose qui m’inquiète en ce moment, s’écria le colonel Martial Renaud ; je donnerais beaucoup pour savoir où elle se cache… Je parierais ma main droite que c’est elle qui dirige tous ces misérables contre nous, et surtout contre mon frère. Ah ! par l’enfer ! si jamais…

La voix de Mouchette, qui se fit tout à coup entendre dans les halliers, vint couper net cette menace par la moitié.

Mouchette revenait vers les Compagnons de la Lune en chantonnant le refrain d’une chanson de barrière :

Nous étions quat’z'ouvriers
Qui voulions nous amuser,
J’allions à la Courtille !
Ousque l’ vin blanc pétille !
Nous faut du vin !
Nous faut du vin !
Du vin nous faut !
Ohé !

Il chantait, le brave et insouciant gamin de Paris, avec autant de tranquillité narquoise que s’il se fût trouvé sur l’asphalte de son cher boulevard du Temple, au lieu d’aller et de venir à l’aveuglette à six mille lieues de la France, dans un pays inconnu, où chaque pas cachait un danger, chaque buisson une embûche.

Au mot : Ohé ! le gamin écarta les buissons, se glissa entre les branches et grimpa sur la plate-forme.

— Ah ! te voilà, coureur ! lui dit le colonel. Tu n’as donc plus faim ?

— J’en… meurs… tout simplement, mon colonel, répondit d’un ton larmoyant Mouchette, qui s’assit sur l’herbe et mit les bouchées doubles, triples même parfois.

— Pourquoi nous as-tu quittés ?

— Pour deux raisons, mon colonel ; la première que, sans m’en rien dire, vous espériez seuls écouter tout à votre aise M. le vicomte de Rioban qui avait une longue histoire à vous raconter.

— Tu ne désirais pas l’entendre ?

— Moi !… fi donc !…, mon colonel !… Et puis d’ailleurs je la savais.

Les trois hommes se mirent à rire.

— Et quelle est la seconde raison ? reprit le colonel.

— Ah ! ça, c’est autre chose, répondit le gamin, la bouche pleine des deux côtés. Je voulais savoir où était allé tomber mon gibier de tout à l’heure ; vous savez, mon colonel, les chasseurs, c’est leur faible.

— As-tu trouvé poil ou plume de la bête ?

— Mais oui.

— Réparation d’honneur.

— J’ai des cheveux, du drap et autre chose encore qui valait bien la peine de se déranger et de laisser refroidir le potage, répondit-il en ricanant.

— La bête était-elle morte, au moins ? demanda Rioban.

— Tout ce qu’il y a de plus morte, mon colonel, répondit froidement Mouchette. La balle lui a traversé le cou.

— Au juger, c’est joli.

— Dame ! oui !… Cependant il faut ajouter, pour être juste, qu’en tombant, le pauvre cher ami a encore eu la chance de se casser les reins à la douce sur les rochers.

— Mais pourquoi es-tu resté si longtemps ? demanda San-Lucar.

— Voilà… c’est que comme la bête était blanche, je n’ai pas voulu la laisser dévorer par les zopilotes ou les gavilans, comme ils disent dans ce satané pays-ci.

— Et alors ?

— Alors, je l’ai relevé, je lui ai attaché une belle pierre, bien propre, au cou, et puis j’ai jeté le paquet à la rivière.

— Bien, mon gars. Ainsi, cet espion était de race blanche, cet assassin n’appartenait pas à la race indienne ?

— C’était un blanc pur, un blanc sans mélange, monsieur Martial.

— Je ne sais pas pourquoi, mais il me semble qu’il doit y avoir de la comtesse de Casa-Real là-dessous, pensa tout haut le colonel.

— Peut-être bien, mon colonel, répondit Mouchette sur le même ton, comme se répondant à lui-même.


— Qu’avez-vous, mon ami ? lui demanda son compagnon.

— Je suis fâché de n’avoir pas songé tout à l’heure à examiner moi-même, et à essayer de reconnaître cet homme.

— Il n’y a rien de perdu, mon colonel, j’y ai songé pour vous.

— Petit diable !… tu l’as reconnu ?

— Moi…, pas le moins du monde.

— Ah ! eh bien ?

— Eh bien ! qui sait ? Vous le reconnaîtriez peut-être, vous.

— Impossible, maintenant.

— Bah ! pourquoi ça ?

— Explique-toi.

Mouchette reprit :

— Comme le pauvre bonhomme était trépassé par sa faute et que par conséquent dans le monde où il était allé il n’avait plus besoin de rien, je me suis permis de le fouiller… Il n’était pas riche… il ne possédait que cinq ou six dollars, du tabac et du papier à cigarettes que je me suis bien gardé de lui laisser.

— Est-ce tout ?

— Pas tout à fait.

— Va donc !

— En défaisant sa faja en crêpe de Chine, qui lui était inutile aussi puisqu’il était mort, et dont j’avais moi un besoin urgent, voilà ce qui en est tombé, mon colonel.

— Ah ! qu’est-ce donc ?

— Naturellement, continua l’imperturbable gamin, je l’ai ramassé précieusement et je vous l’apporte.

— Donne, mais donne donc !

En parlant ainsi, mais toujours sans se presser le moins du monde, le gamin de Paris retira de sa poche un petit portefeuille en cuir de Russie assez élégant, bourré de papiers, et il le présenta au colonel.

— Décidément, méchant gamin, tu es un garçon d’esprit ! fit le colonel Martial Renaud en prenant vivement le portefeuille qu’il ouvrit aussitôt avec empressement.

— Rien qu’un ! répondit Mouchette, moitié riant, moitié mécontent.

Cependant le colonel parcourait rapidement le contenu du portefeuille.

— Je ne m’en dédis pas, répéta-t-il au bout d’un instant, tu es un garçon d’esprit, Mouchette, et tu nous as rendu un immense service en tuant ce drôle.

— C’est ce drôle qui vous l’a rendu en se laissant tuer, fit le gamin.

— Qu’y a-t-il donc ? demandèrent les deux Invisibles, se penchant avec curiosité vers le colonel Martial Renaud.

— Il y a, messieurs, que décidément le ciel se déclare en notre faveur !

Cela était dit avec une animation étrange de la part d’un pareil homme, ordinairement si maître de lui-même.

— Grâce à ce brave gamin de Mouchette, je tiens ce que depuis si longtemps nous cherchons vainement.

— Quel nez ! oh là là ! murmura Mouchette, engloutissant un morceau de viande qui faillit l’étouffer.

— Parlez-vous de la comtesse, mon ami ? demanda San-Lucar.

— Oui.

— Elle est retrouvée ?

— Oui.

— Et pouvez-vous nous apprendre où elle se cache ?

— Bientôt, vous saurez tout… mais d’abord il faut avertir mon frère.

— Ainsi, cet homme était un des émissaires de la comtesse de Casa-Real ?

— Oui, un de ses plus précieux même, , je vous le certifie.

— Joli gibier que j’ai tiré là ! grommela Mouchette se levant et frappant du pied pour se dégourdir les jambes.

— Or çà ! messieurs, reprit le colonel après avoir fermé le portefeuille et serré soigneusement les papiers qu’il contenait, maintenant que maître Mouchette a terminé son repas…

— Oui, j’ai fini…, fit le gamin d’un air placide.

— Et que rien ne nous arrête ni ne nous retient plus ici, continua le colonel Martial Renaud d’une voix sombre, nous pouvons nous remettre en route, n’est-ce pas ?

— À vos ordres.

— Seulement, comme la nuit est venue, que la lune ne s’est pas encore levée et qu’on n’y voit goutte, vous me laisserez s’il vous plaît vous servir de guide.

— À vous voir une telle certitude dans ces taillis inextricables, une pareille infaillibilité de direction dans des sentes que les bêtes fauves elles-mêmes ne doivent pas toujours reconnaître, sur mon honneur, on jurerait, mon cher colonel, dit en riant le vicomte de Rioban, que quoique Parisien vous avez toujours vécu dans les déserts et dans les forêts.

Le colonel Martial Renaud sourit avec mélancolie.

— Et vous ne vous tromperiez pas, mes amis, reprit-il ; mon enfance et une partie de ma jeunesse se sont en effet passées dans les immenses et terribles déserts de la Guyane, près desquels ceux-ci ne sont rien. Ainsi, vous pouvez avoir toute confiance en moi ; je ne vous égarerai pas. D’ailleurs, notre course ne sera pas de longue durée. Nous ne sommes, en droite ligne, qu’à deux lieues à peine du camp.

— En droite ligne, je veux bien, dit Mouchette, mais avec les détours nous pouvons en compter quatre largement.

— Nous supprimerons les détours, mon gros joufflu, dit gaiement le colonel Martial Renaud. En marche, messieurs, et autant que possible en file indienne, s’il vous plaît, c’est-à-dire les pas des uns dans les pas des autres, et surtout du silence.

— Cristi ! Seraient-ils étonnés là-bas, les amis, au boulevard Martin, dit à demi-voix l’incorrigible gamin de Paris, s’ils savaient comme je m’amuse crânement ici.

Ils se levèrent aussitôt et se mirent en route dans l’ordre que le colonel avait prescrit, et bientôt ils disparurent au milieu des buissons et des huiliers.

Mouchette fermait la marche, les mains dans les poches de sa culotte et son fusil en sautoir.