Roy et Geffroy (p. 813-826).
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V

EN CALIFORNIE

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Profitons de cette faculté dont les romanciers seuls ont le privilège : celui de parcourir d’un trait de plume les plus longues distances.

Franchissons d’un bond non seulement l’Atlantique, mais encore l’isthme de Panama, et arrêtons-nous sur les rives de l’océan Pacifique, dans cette baie sans égale parmi toutes celles connues jusqu’à présent, dans la baie de San-Francisco.

Disons d’abord ce que c’était que la ville de San-Francisco, à l’époque où nous reprenons notre histoire.

Et cela, plusieurs mois après les derniers événements que nous avons racontés dans notre précédent chapitre, c’est-à-dire environ vers le milieu de l’année 184…

Il est au moins inutile de décrire le port de San-Francisco.

Aucun port de l’univers n’est maintenant plus connu.

Chacun le sait :

Aujourd’hui ce port est le plus sûr, et peut-être le plus vaste du monde entier.

Il pourrait facilement contenir toutes les flottes du globe.

À l’époque dont nous parlons, le pueblo de San-Francisco, car, en réalité, ce n’était pas une ville, mais bien un simple et misérable village, complètement ignoré, le pueblo de San-Francisco, disons-nous, s’élevait en face de la baie, à six milles de l’Océan.

Les maisons, espèces de paillotes ou de masures construites en bois pour la plupart, étaient loin de passer pour confortables.

Quelques-unes de ces maisons seulement possédaient un foyer, c’est-à-dire une cheminée grossièrement, bâtie les habitants ne faisant de feu que pour cuire leurs aliments.

La population variait entre mille et douze cents âmes, selon la saison.

Cette population, essentiellement nomade et surtout chasseuse, ne se composait généralement que d’étrangers.

ÀA peine y trouvait-on sept ou huit familles blanches ou passant pour telles originaires du pays, les autres étaient indiennes.

Au fond de la baie de los Carquines se trouvent trois bouches de rivière, auxquelles on donnait alors le nom des Trois-Fourches, j’ignore si ce nom leur a été conservé.

Elles sont formées :

D’abord, en face et au nord, par le rio del Sacramento ;

Ensuite, à droite et à l’est, par le rio de San-Joaquin ;

Enfin, à gauche et, au nord-est, par le rio de Jésus-Maria.

Notons en passant qu’on croyait alors le rio de Jésus-Maria un cours d’eau d’origine distincte des deux autres, mais des explorations postérieures l’ont enfin fait reconnaître pour ce qu’il est en réalité, c’est-à-dire un des bras du Sacramento.

Le Sacramento lui-même se bifurque sept lieues avant son embouchure, et donne naissance à la grande île qui porte son nom.

Cette île très vaste mais basse et limoneuse, couverte de joncs et de roseaux, est presque toujours complètement inondée pendant la saison des pluies.

Quelques grands arbres surgissent seuls alors au-dessus des eaux, et forment un bouquet à l’extrémité sud de l’île.

C’est à ce lieu, d’un aspect assez pittoresque d’ailleurs, qu’on avait donné, dans le commencement de l’émigration, le nom de : Rendez-vous des chasseurs.

Car, alors, l’île était peuplée d’une quantité réellement innombrable de cerfs, de daims et de castors.

Par contre, on y rencontrait aussi parfois et malheureusement en fort grand nombre, des hôtes moins utiles et plus dangereux, des serpents à sonnettes.

Les Indiens des tribus voisines y venaient dans leurs balsas, espèces de radeaux construits en jonc, pour y chasser les loutres d’eau douce qui y affluaient.

Hélas ! où sont aujourd’hui les cerfs, les daims, les castors, les loutres, les serpents à sonnettes, les Indiens bravos les premiers chasseurs, et même les magnifiques arbres de leurs rendez-vous de chasse ?

Tout a disparu.

L’île seule reste, métamorphosée, méconnaissable.

La civilisation a tout englouti sous ses coups incessants.

C’est dans l’angle compris entre le Sacramento et la Fourche, qu’était située la Nouvelle-Helvétie, la colonie fondée par le capitaine Sutter, ancien officier et suisse d’origine, dont le nom ignoré alors a eu plus tard un si grand retentissement dans le monde entier.

La croissance de l’État de Californie, qui aujourd’hui fait partie des États-Unis, a été si rapide, son développement si prodigieux, qu’on nous saura gré, nous l’espérons, de donner ici la biographie esquissée en quelques coups de plume, de l’homme si singulièrement choisi par la Providence pour opérer en quelques mois à peine et peut-être malgré lui et à son corps défendant, cette merveilleuse transformation.

Grâce à lui, une contrée à peu près déserte et complètement ignorée, excepté des baleiniers français et américains qui pendant l’hivernage venaient chasser la baleine dans la baie, est devenue tout à coup et presque sans transition l’un des centres les plus commerçants, les plus peuplés et les plus policés du nouveau-monde.

Cette biographie n’est pas nouvelle, elle date de plus de trente ans, ce qui lui donne une certaine valeur ; nous l’avons extraite presque entièrement de l’intéressant voyage dans l’Orégon et les Californies de M. Duflot de Mofras.

Ce voyageur, lorsqu’il l’écrivait, était certes bien loin de se douter de la célébrité immense qui, quatre années plus tard, attendait l’homme inconnu dont il se faisait alors si bénévolement l’historien.

Le capitaine Sutter, né en Suisse, servit pendant douze ans les Bourbons de France dans la garde royale. Après la révolution de 1830, il quitta l’Europe et il se rendit aux États-Unis du Nord-Amérique.

Là, il exploita pendant quelques années une ferme sur les bords du Missouri.

En 1830, poussé par son humeur aventureuse, il se joignit à une nombreuse caravane d’Américains qui tentait un voyage d’exploration et se dirigeait parterre vers le rio Colombia.

Dans ce voyage, M. Sutter emmena trois Allemands avec lui.

Après avoir traversé les montagnes Rocheuses et souffert bien des ennuis et des fatigues, le capitaine Sutter arriva enfin assez malade au fort Vancouver, chef-lieu des établissements de la baie d’Hudson.

De là, après un séjour de sept ou huit mois nécessité par le mauvais état de sa santé, il se rendit aux îles Sandwich où il fit quelques opérations avec la Nouvelle-Archangel, capitale des colonies russes.

Il n’arriva en Californie que dans le courant de l’année 1839.

C’était sur le sol à peu près vierge de cette contrée que cet éternel voyageur devait enfin poser sa tente et essayer d’arrêter définitivement sa course vagabonde.

Le gouverneur pour le Mexique, le señor Alvarado, résidant alors à Monterey, capitale de la Californie, accorda à M. Sutter une concession gratuite de onze sitios ou parcs de grand bétail, c’est-à-dire de onze lieues carrées à prendre à son gré et dans le lieu qui lui paraîtrait le plus convenable.

Afin de ne pas avoir de voisins, singulière prétention et qui devait plus tard être si étrangement mise à néant, M. Sutter, après de longues recherches, finit par choisir enfin le terrain qui lui était concédé sur la rive gauche du rio Sacramento, entre la rivière Sans Nom et la Fourche de la Plume.

La Fourche américaine coule entre ces deux rivières et arrose les prairies.

La Nouvelle-Helvétie, nom que M. Sutter, en souvenir de sa patrie sans doute, voulut donner à son établissement, était située à deux milles à l’est du fleuve et à un mille au sud de la Fourche américaine.

L’ancien capitaine de la garde royale française, de cet établissement, fonda alors non pas une plantation, mais bien une ville en miniature, et qui plus est, une véritable place forte.

Du reste, voici la description exacte.

Dans l’espace compris entre le débarcadère et les bâtiments se trouvait une belle prairie ombragée de grands chênes.

Le fort de la Nouvelle-Helvétie s’adossait, au nord, à un petit ruisseau dont les bords escarpés concouraient à sa défense.

L’enceinte en était fermée par un mur de cinq pieds d’épaisseur, construit en adobas et soutenu par d’énormes pièces de bois.

Chaque face du quadrilatère présentait un développement de cent mètres.

Les angles, flanqués de bastions, avaient deux étages.

Les quatre pans étaient percés de nombreuses embrasures.

Une galerie extérieure couronnait toute la muraille.

L’armement du fort était réellement formidable ; il se composait de seize canons courts, et caronades en fer de divers calibres, achetés à bord de différents navires marchands ou autres, et de deux excellentes pièces de campagne en bronze, avec caissons, que les Russes avaient consenti à céder au capitaine.

Ce dernier possédait en outre assez de fusils à baïonnettes et de rifles pour armer quatre-vingts hommes, sans compter les pistolets et les armes blanches, telles que sabres, haches, poignards, lances et coutelas.

Il ne faut pas s’imaginer que cet établissement se fit facilement et surtout pacifiquement, bien au contraire.

Les Indiens bravos ou chasseurs, inquiets à juste titre du voisinage des blancs qu’ils détestent, avaient, à plusieurs reprises, essayé de déloger les nouveaux venus et même deux ou trois fois d’assassiner leur chef.

Ce ne fut qu’à la suite de sanglants combats et contraints par la force, qu’ils finirent par admettre la supériorité des étrangers, et par comprendre que décidément il leur serait plus avantageux de vivre en paix avec eux.

Il y avait alors à la Nouvelle-Helvétie même, engagés, aux îles Sandwich ou sur les baleiniers qui fréquentaient la baie, par le capitaine Sutter, trente hommes blancs, Allemands, Suisses, Canadiens, Américains des États-Unis, Anglais et Français, presque tous occupés aux coupes de bois, aux forges et à la charpente.


— Enfin cette bonne supérieure s’est laissé vaincre…

Les autres engagés, vieux coureurs des bois émérites, divisés en petites escouades de trois, cinq et même dix hommes, parcouraient dans tous les sens la vallée et les rivières pour chasser l’ours, le daim et le castor.

Telle était la situation réelle de la colonie établie à San-Francisco, colonie qui, grâce à l’énergique direction du capitaine Sutter, était en voie de promptement prospérer, quelques jours à peine avant le grand événement qui allait non seulement changer la face de ce coin de terre presque inconnu, mais aussi avoir un retentissement immense dans le monde entier.

Nous dirons quelques mots, pendant que nous sommes en train, sur la découverte de l’or californien.

Comme la plupart des faits appelés à bouleverser l’univers, cette découverte se fit non seulement simplement, mais encore de la façon la plus vulgaire.

Voici le fait.

L’authenticité ne saurait en être révoquée en doute.

D’ailleurs trop de témoignages vivants sont encore là pour la défendre.

Le capitaine Sutter avait résolu d’établir sur la Fourche américaine une scierie mécanique destinée à l’exploitation de l’une des magnifiques forêts qui entouraient alors sa plantation de la Nouvelle-Helvétie.

Il commença d’abord par explorer les bords de la rivière en compagnie d’un charpentier américain nommé James-Williams Marshall.

Après d’assez longues recherches, l’endroit qui lui parut le plus propice à ses vues étant choisi, il chargea ce charpentier de la construction de sa scierie mécanique.

Williams Marshall se mit à l’œuvre sur-le-champ avec cette ardeur fébrile qui caractérise les Américains du Nord.

Son premier soin fut, naturellement, d’établir les fondations du bâtiment projeté.

Pour cela il lui fallut premièrement détourner le cours d’eau.

Or il arriva ceci :

Lorsque le lit du ruisseau eut été à grand’peine mis à sec, James Marshall, le charpentier, fut tout étonné d’apercevoir tout à coup, dans le fond, mêlés avec le sable, plusieurs morceaux assez gros, d’une matière jaunâtre, ayant la teinte de la gomme gutte et jetant aux reflets du soleil des rayons et des éclairs métalliques.

L’ouvrier, pendant assez longtemps, regarda curieusement mais sans beaucoup s’en préoccuper, ces morceaux qu’il prit d’abord pour des éclats de pierre.

Puis il choisit seulement, par une curiosité machinale et sans aucun but bien arrêté encore, ceux qui lui parurent les plus gros, les ramassa et les emporta.

Mais, à sa grande surprise, il s’aperçut que ces morceaux étaient fort lourds ; alors, afin de les emporter plus commodément, il essaya de les briser à coups de marteau, ce à quoi il ne put pas réussir.

La pensée lui vint alors de les mettre dans le feu pour voir s’ils fondraient.

Il va sans dire que cette expérience ne lui réussit pas davantage.

Je ne sais qui a dit le premier, car cela a été souvent répété depuis avec une apparence de raison, que le Yankee sent instinctivement l’or, comme le fin limier hume, flaire, aspire le fumet du gibier qu’il n’aperçoit pas encore, mais dont il devine le voisinage.

La chose est, nous l’affirmons, incontestablement vraie.

Le brave ouvrier charpentier, malgré son ignorance complète, soupçonna cependant presque aussitôt l’importance de sa trouvaille : bon chien chasse de race.

Il abandonna tout ; sans hésiter et séance tenante, malgré un temps horrible, un ouragan épouvantable, il entassa ces singuliers échantillons, d’une matière inconnue, dans sa blouse de chasse qu’il jeta sur son dos et il se rendit tout courant au fort de la Nouvelle-Helvétie, résidence habituelle du capitaine Sutter.

Le capitaine ne s’y trompa point un instant, lui.

Après avoir examiné attentivement les échantillons soumis à son appréciation, il les essaya avec l’aide de l’eau régale, et il reconnut à l’instant que ce que son ignorant ouvrier prenait pour des pierres était tout simplement des pépites d’or, mais de l’or le plus fin.

Il le lui dit sur-le-champ avec la plus noble franchise.

Les deux hommes se promirent alors un secret inviolable, et, de compagnie, ils commencèrent la récolte du précieux métal.

La moisson dépassa de beaucoup toutes leurs espérances.

Il y avait de l’or partout.

Les deux associés n’avaient littéralement que la peine de se baisser pour en prendre leur charge en moins d’une heure.

Mais, ainsi que cela arrive toujours en pareilles circonstances, le soin même que prenaient le capitaine Sutter et Williams Marshall pour cacher leurs démarches, dérouter et donner le change à la curiosité, la vie mystérieuse qu’ils menaient depuis quelque temps, leurs longues absences sans causes déterminées, ne tardèrent pas à éveiller les soupçons des autres colons.

On les épia, on les suivit.

Ils furent bientôt, malgré toutes les précautions dont ils s’entouraient, pris sur le fait, et le grand secret fut découvert.

La nouvelle vola alors avec la rapidité de la foudre.

Elle fit, on ne comprend pas comment, le tour du globe en quelques mois à peine ; et une nuée d’aventuriers, venus de tous les coins du monde, s’abattit alors comme un vol de vautours sur le nouvel Eldorado.

Nous avons cru intéressant et surtout curieux de consigner ici ces faits qui ont été défigurés, et par conséquent, généralement inconnus en Europe, et de faire connaître en quelques lignes l’origine humble et modeste d’une contrée appelée, dans un avenir très prochain, nous en avons la conviction intime, à devenir non seulement le centre d’un immense mouvement commercial, mais probablement celui d’une civilisation nouvelle.

Le capitaine Sutter, le premier découvreur de l’or californien, est le seul peut-être envers lequel le sort, selon sa coutume, se soit montré ingrat ; presque ruiné, il a longtemps plaidé vainement contre les États-Unis, puis il a disparu, presque sans laisser de traces.

Était-ce donc là la récompense que cet homme énergique était en droit d’attendre de la justice des hommes !

Fermons ici cette parenthèse trop longue peut-être au gré du lecteur, mais qui était indispensable pour l’intelligence complète des faits qui vont suivre.

Maintenant reprenons notre récit.

La journée allait finir.

Le soleil disparaissait derrière les sommets neigeux de la Nevada.

Dans un site désert et pittoresque, sorte d’accore couvert d’arbres de haute futaie, qui s’avançait profondément dans le cours du rio Merced, deux hommes étaient assis auprès d’un feu mourant.

Ces deux hommes causaient à voix basse, comme s’ils craignaient, même dans cette solitude, que leurs paroles ne fussent entendues par quelque espion invisible.

Sous leurs pieds coulait le rio Merced.

Le rio Merced, torrent tombant du milieu de roches granitiques et syénites, qui, déchirées par plusieurs cataclysmes volcaniques, forment d’étroites vallées d’un aspect généralement sombre et désolé, le rio Merced, presque à sec durant l’été, roulait en ce moment, où la saison des pluies commençait, ses flots fangeux avec un bruit assourdissant.

Ce bruit aurait certes dû rassurer les deux causeurs.

À coup sûr, à deux pas de distance de l’endroit où ils se trouvaient, il devenait impossible de les entendre.

L’un de ces deux hommes portait le costume de cuir fauve, riche et bariolé, des rancheros californiens d’origine mexicaine.

L’autre, le costume non moins pittoresque, mais de beaucoup plus simple et surtout plus commode, des chasseurs canadiens.

Tous deux étaient armés jusqu’aux dents.

Un magnifique daim, fraîchement tué, et dont une partie achevait de griller sur des charbons ardents, était suspendu par les pieds de derrière à la maîtresse branche d’un madrôna arbutus Menziesii, — arbre très curieux, qui, dans ce pays, acquiert des proportions énormes et même colossales.

Ces Européens, — car il était facile de reconnaître pour tels les deux chasseurs malgré l’épaisse couche de hâle jetée par le soleil sur leur visage, — ces Européens, disons-nous, causaient en français avec une nonchalance et un laisser-aller sans égal.

De leur tranquillité ressortait une conséquence certaine, c’est qu’ils savaient prendre leurs précautions contre le danger ; ce même danger venu, ils ne seraient pas en peine pour lui faire face bravement.

— Ainsi, disait le chasseur canadien, le brick est parti de nouveau ?

— Il y a cinq jours, répondit le ranchero.

— Vous l’avez vu partir ?

— Je me trouvais à San-Francisco lorsqu’il a appareillé.

— Si je ne me trompe, voilà son cinquième voyage depuis notre arrivée ?

— Tout autant, mon ami.

— Et chargé d’or ?

— À couler bas comme toujours. Ma foi, compagnon, ajouta-t-il gaiement il nous faut en prendre notre parti : aujourd’hui, nous voilà tous millionnaires.

Et il se mit à rire.

— Ah baéh ! voyez-vous, cher ami, on a beau dire, mais lorsque la richesse atteint un certain chiffre, un peu plus ou un peu moins d’or ne signifie exactement rien, répliqua l’autre en retournant philosophiquement le quartier de daim.

— Bon ! Mais encore faut-il qu’elle l’atteigne, ce chiffre !

— Plaignez-vous donc !

— Je ne parle pas pour nous.

— Notre fortune l’a dépassé de beaucoup, votre chiffre.

— C’est vrai… Du reste, nous avons bien fait de nous y prendre de bonne heure.

— Pourquoi cela ?

— Parce que tout fait supposer que dans quelques mois, plus tôt, probablement même bien plus tôt que vous ne le pensez, le métier sera perdu et il ne vaudra plus rien.

— Vous croyez ?

— J’en suis sûr. Encore un ou deux voyages au plus et, sur ma foi, j’ai l’intime conviction que le brick fera bien de nous emmener au plus vite loin d’ici.

— Pour quelle raison ?

Le ranchero répondit par une question à la question qu’on lui posait :

— Combien y a-t-il de temps que vous n’avez mis le pied à San-Francisco ? demanda-t-il.

— Plus de trois mois. Vous le savez, je ne puis quitter ma circonscription ?

— Ah ! oui… c’est vrai… J’oublie toujours… vous êtes chargé du commandement des chasseurs ?

— Précisément.

— Comme moi de celui des bouviers.

— C’est beaucoup plus commode…, on va, on vient, on voit du pays.

— Oui, sous certains rapports, mais ce n’est pas ce qu’il y a de plus amusant, je vous assure… Enfin, quoi qu’il en soit, lorsque je suis revenu dernièrement à San-Francisco avec le bétail que j’avais reçu l’ordre d’y conduire, le diable m’emporte, j’ai cru rêver.

— Bah ! contez-moi ça !

— Figurez-vous que là où j’avais laissé, deux mois au plus auparavant à peine, quelques misérables cabanes…

— Eh bien ?

— J’ai retrouvé une ville, mais une grande ville, une ville entière.

— Vous plaisantez ! fit le chasseur.

— Pas le moins du monde, continua l’autre avec le même sang-froid, une ville, je vous le répète, avec des rues, des places, des cafés, des restaurants, que sais-je encore, des quais encombrés de marchandises.

— À la bonne heure !

— Attendez, ce n’est pas fini.

— Allez toujours.

— La baie contenait plus de deux cents navires de toutes formes et de toutes tailles portant tous les pavillons connus.

— Et la population ?

Elle monte aujourd’hui à plus de vingt mille âmes, sans compter que tous les jours il arrive de tout le littoral américain de nouveaux émigrants qui, à peine débarqués, sans jeter un regard en arrière, prennent, sans s’arrêter un seul instant au port, leur course vers les mines. La fièvre jaune de l’or, ce monstre insatiable, s’est emparée de tout le monde, a détraqué, tourné toutes les têtes ; enfin, mon ami, c’est au point que des équipages entiers, capitaine en tête, désertent les navires, les abandonnent à la grâce de Dieu et de la tempête pour courir à la curée.

— Bon ! je m’explique alors le passage de tous ces nouveaux venus.

— Vous les avez rencontrés ?

— Je ne fais que cela depuis quelques jours. Dieu me pardonne ! Ils ont l’air de fous furieux se promenant en bande.

— Vous en verrez bien d’autres, mon cher Martial. Ce n’est rien encore, cela. Laissez prendre feu à la traînée de poudre, et vous verrez alors, et cela avant peu de temps, croyez-le bien, débarquer ici des aventuriers de tous les coins du monde. Dans quelques mois, j’en suis convaincu, la ville de San-Francisco aura une population de cent mille âmes au moins.

— Mais comment cette cité a-t-elle été bâtie si vite ?

— Bien facilement, cher ami, de la façon la plus simple et la plus primitive du monde, avec de vieilles carcasses de navires, des troncs d’arbres, des tentes… que sais-je, moi ? Toutes ces masures, tous ces comptoirs se sont alignés tant bien que mal. Il y a, je vous le répète, des boutiques de toute sorte, des cabarets, des maisons de jeu. L’hôtel de ville s’est installé sous une tente, et pour que rien ne manque on a même fondé un journal.

— Lequel ?

— Le Californian, naturellement, qui, sur ma foi, cher ami, n’est pas plus mal rédigé qu’un autre mal rédigé de notre vieille Europe…, ajouta-t-il en souriant. Eh ! mon Dieu, oui, il faut en prendre notre parti, la civilisation se déplace, l’or gouverne. Nous assistons à la naissance d’une grande ville, et qui sait, peut-être à celle d’un grand peuple, mon bon, bien qu’il commence par de fiers gredins, mais il en eut toujours été ainsi, les fondateurs de Rome furent des bandits.

— Tout cela est prodigieux, mon cher San-Lucar.

— Malheureusement, mon ami, toute médaille a son revers.

— Pourquoi chaque revers n’a-t-il passa médaille ? fit sentencieusement le colonel Martial Renaud en hochant la tête avec une ironie mélancolique.

— Eh bien ! mais je viens de vous le dire, il me semble, reprit San Lucar, l’influence extraordinaire des étrangers de toutes sortes qui pullulent dans ce pays y a jeté les déshérités des cinq parties du monde.

— Cela devait être.

— On croirait, sur ma parole, que les plus dangereux malfaiteurs se sont tacitement entendus pour se donner rendez-vous céans. Le nombre de ces brigands est même déjà si considérable qu’on leur a donné un nom significatif.

— Ce nom ?

— Est celui de rowdies ou desperadores. Ces drôles se croient tellement sûrs de l’impunité qu’ils ont poussé l’outrecuidance jusqu’à s’organiser militairement. Leur lieu de rendez-vous est un barroom appelé Tamany-Hall, situé dans Portsmouth square. Ils sont littéralement aujourd’hui les maîtres de la ville. D’abord ils s’étaient intitulés les hounds ; mais aujourd’hui qu’ils sont ou qu’ils se croient, comme je vous le disais, assurés de l’impunité, ils ont changé ce titre en celui de regulators. Ils ont des tambours, des fifres, et ils font en plein jour des promenades militaires à la barbe des honnêtes gens, qu’ils dépouillent ou assassinent en plein jour.

— Ont-ils un chef ?

— Pardieu ! ils n’y ont pas manqué, ils en ont élu un auquel ils donnent le titre pompeux de lieutenant, c’est un nommé Sam Roberts, que j’ai vu et que j’ai étudié de très près. C’est même lui, je vous l’avoue, qui est cause de mon voyage dans l’intérieur.

— Lui ?

— Oui.

— Comment cela ?

— Ce drôle-là, bien qu’il ait changé aussi adroitement de peau que de nom, et presque de visage et de son de voix, me donne fort à penser. J’ai le soupçon que ce fameux lieutenant des Regulators pourrait bien être une de nos anciennes connaissances.

— Qui donc ?

— Je puis me tromper… Je n’affirme rien, n’ayant rencontré qu’une ou deux fois l’individu dont je veux parler, mais je répondrais presque sur ma propre tête que ce Sam Roberts n’est autre que…

— Que ?…

— Marcos Praya.

— L’âme damnée de la comtesse de Casa-Real ! s’écria Martial en tressaillant à son nom comme San-Lucar avait tressailli à sa vue. Marcos Praya ! répéta-t-il encore, au bout d’un instant, d’une voix profonde.

— Lui-même. Voilà pourquoi il faut absolument que je voie le capitaine… Il le reconnaîtra bien, lui !

— Ce serait une bien heureuse découverte ! reprit le colonel Martial Renaud car jusqu’à présent malheureusement, vous le savez, cher ami, nos recherches sont demeurées constamment infructueuses.

— Cette fois, mon ami, nous ne ferons pas buisson creux, je ne sais pourquoi, mais j’en ai la conviction. Ce drôle nous mettra sur la piste, je vous en réponds.

— Dieu le veuille ! San-Lucar…

Le colonel baissa tristement la tête.

— Qu’avez-vous, mon ami ? lui demanda son compagnon.

— Rien que de très ordinaire, mon ami, cette lutte nous tue.

— Courage, ami, comme toujours nous vaincrons.

— Oui, mais à quel prix, hélas !

— À votre avis, que dois-je faire ?

— Je ne sais. Pourtant si de Rioban n’arrive pas, dans cinq minutes au plus tard nous nous rendrons au placer.

— Le capitaine s’y trouve-t-il ?

— Pas encore. Mais soyez tranquille, ami, il doit arriver cette nuit même, avec un convoi de quarante bœufs.

— Combien avons-nous d’hommes au placer, en ce moment ?

— Soixante ou quatre-vingts, je crois, tout au plus…

— Et l’on peut en réunir ?

— Cent cinquante en moins de deux heures, trois cents en quatre heures, plus même si le besoin s’en fait sentir..

— Peut-être cela sera-t-il bientôt nécessaire, mon cher colonel.

— Hum ! voilà une mauvaise nouvelle.

— Peut-être, mais il ne s’agit pas de cela quant à présent, dites-moi, colonel ?

— Parlez, mon ami.

— D’où vient le capitaine ?

— De Sonora.

— Pourquoi si loin ?

— C’est là seulement qu’il est possible à présent de se ravitailler, tous les environs sont complètement épuisés.

— Qui a-t-il avec lui ?

— La Cigale, Jann Marck et six autres hommes pour toucher les bœufs.

— Quelle singulière vie nous menons depuis quelque temps, n’est-ce pas, mon cher colonel ? dit en riant San-Lucar.

— Elle ne manque pas de vicissitudes et de péripéties émouvantes, mais ce n’est rien encore, la fin sera belle, vous verrez, et nous aurons véritablement et sans mauvais calembour, des histoires de l’autre monde à raconter à notre retour à Paris… Si nous y retournons, toutefois, ajouta-t-il avec un sourire triste.

— Bah ! pourquoi voir si loin ? quant à moi, ma foi, je me trouve fort bien de cette vie-là, pour ma part, je vous le jure.

— Tant mieux ; cependant…

En ce moment un bruit presque imperceptible se fit entendre dans les buissons.

San-Lucar ne bougea pas.

Mais il n’en fut pas ainsi du colonel ; soit qu’il eût l’oreille plus fine, soit que le hasard le poussât instinctivement à se déplacer, il tourna machinalement la tête.

Ce mouvement, tout instinctif peut-être, lui sauva la vie.

Une détonation retentit.

Une balle siffla à son oreille.

Une seconde détonation suivit immédiatement la première.

Seulement nos deux amis n’eurent point vent de la balle.

Avant même qu’ils eussent eu le temps de se reconnaître et de reprendre leur présence d’esprit, un homme bondit à l’improviste comme un daim effarouché, hors des halliers ; cet homme passa comme un trait entre les deux causeurs, et après avoir tourné sur lui-même, il tomba comme une masse dans la rivière, en jetant un horrible cri d’agonie.


L’ouvrier regarda curieusement pendant assez longtemps.

— Touché ! fit une voix railleuse.

Presque aussitôt, Mouchette parut sur le sommet de l’accore, les traits dilatés par une expression de joie profonde, et tenant encore son rifle tout fumant à la main.

Le colonel Martial Renaud et le comte de San-Lucar avaient saisi leurs armes et venaient de se mettre en défense.

— Pas mal tiré, hein ? pour un coup au juger, dit le gamin de cet accent gouailleur qui lui était habituel.

— Tu l’as tué ? demanda le colonel.

— Entre le feu et l’eau. S’il en réchappe, c’est un malin, et je lui donne mon estime ; mais j’ai bien peur du contraire.

— Quel était donc cet homme ? interrogea San-Lucar.

— Une canaille ! dit nettement le gamin de Paris, qui nettoyait son arme avec tout l’amour d’une nourrice débarbouillant son nourrisson, un espion, un mouchard, quoi ! qui a mis plus d’une minute à vous coucher enjoué… J’étais trop loin… J’ai couru… Je n’ai eu que le temps d’épauler. Il a fait : Pif ! j’ai fait : Paf ! Il vous a manqué… Je l’ai touché… C’est bien fait pour lui… Bon voyage !

— Merci. J’ai senti le vent de la balle, fit Martial Renaud.

— Vous avez eu de la chance, mon colonel, car le gueux était tout près ; c’est égal, il faut avouer, entre nous, que c’était au bout du compte un fier malagauche.

— Comment es-tu ici, petit ? demanda le colonel, qui n’était pas autrement ému de cet incident désagréable.

— Je suis d’avant-garde, mon colonel ; j’éclaire la route.

— Rioban arrive ! s’écria San-Lucar.

— Il ne sera même pas long à arriver, répliqua le gamin, vu que le voici.

En effet, au même instant, le vicomte de Rioban écartait vivement les buissons et accourait auprès de ses amis.

— J’ai entendu des coups de feu ! dit-il. Vous chassiez ?

— Oui…, la chasse au mâle…, grommela Mouchette.

— C’est Mouchette qui a tiré sur un fauve ! dit San-Lucar.

— Et qui l’a manqué ! à ce qu’il me paraît, reprit Rioban.

— Je l’aurais peut-être manqué si je l’avais visé, monsieur le vicomte, riposta le gamin de Paris de son air le plus innocent, mais dame, comme je ne le visais pas, je ne l’ai pas manqué. Voilà, mon maître.

San-Lucar se mit à rire. Le colonel aussi.

Quoique de Rioban trouvât dans son for intérieur l’enfant plutôt impertinent que drôle, entraîné cependant par l’exemple, il fit gaîment chorus avec ses deux amis.

Et Mouchette sans se démonter aucunement, le salua avec grâce, pour le remercier de son rire approbatif.