Les invisibles de Paris (Aimard)/V/III

Roy et Geffroy (p. 798-804).
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III

UN NOUVEAU SERVITEUR

De même que le comte de Monte-Cristo, le célèbre héros d’Alexandre Dumas, le comte de Warrens, grâce non pas seulement à ses immenses richesses, mais surtout à ses vastes relations, se trouvait, lui aussi, un peu chez lui partout où il se donnait la peine de se rendre.

Ainsi au Havre, par exemple, et l’importance de cette ville justifiait pleinement une telle précaution, le comte de Warrens avait un pied-à-terre, modeste à la vérité, mais bien installé, où il descendait chaque fois que ses nombreuses affaires l’appelaient dans cette ville.

Ce fut, en conséquence, directement vers cette maison que les deux cavaliers se dirigèrent en toute hâte, après leur rencontre fortuite avec la comtesse de Casa-Real.

Sur l’invitation de son chef, René de Luz s’approcha de la porte bâtarde qui servait d’entrée, et, sans descendre de cheval, il y frappa d’une façon particulière.

On ouvrit.

Ils mirent pied à terre et entrèrent.

Un domestique en livrée attendait sur le seuil d’un vestibule éclairé.

Les cavaliers descendus, il prit les chevaux par la bride et il les conduisit immédiatement à l’écurie.

Les deux hommes refermèrent eux-mêmes la porte de la rue puis ils pénétrèrent dans une antichambre de plain-pied avec la cour, et la traversèrent sans s’arrêter.

René de Luz tourna le bouton d’une seconde porte qui leur donna aussitôt passage et il entra, suivi de son compagnon, dans un vaste cabinet de travail.

Un homme se trouvait seul en ce moment dans ce cabinet.

Cet homme se promenait de long en large, la tête penchée sur la poitrine et les mains derrière le dos.

Au bruit fait par les arrivants, il se retourna vivement.

Alors il poussa un cri de joie et s’élança vers eux.

Ce promeneur solitaire, soucieux, était le colonel Martial Renaud.

Les deux frères tombèrent dans les bras l’un de l’autre et demeurèrent longtemps embrassés sans prononcer une seule parole.

L’émotion qu’ils éprouvaient était trop forte pour tous les deux.

Le vicomte lui-même s’essuyait les yeux en contemplant avec joie cette scène attendrissante par son silence même.

C’est si beau, la sainte, la véritable affection fraternelle !

C’est si rare, dans ce monde misérable où la plus méprisable question d’intérêt vient presque toujours jeter à l’improviste un froid glacial dans l’amitié la plus profonde et la plus brûlante et la rompre à jamais.

L’amitié ne peut vivre que de confiance et d’abnégation ; la confiance détruite, malgré les plus sincères efforts, l’amitié est morte sans retour et souvent à l’insu des deux anciens amis, remplacée presque immédiatement par une haine sourde et implacable.

Le colonel fut le premier qui reprit un peu d’empire sur lui-même.

Il se dégagea de l’étreinte de son frère et se tournant vers le vicomte René de Luz il lui tendit la main avec un doux sourire :

— Merci ! lui dit-il.

Ce fut tout.

Mais l’accent de reconnaissance profonde, immuable, éternelle, avec lequel ce seul mot venait d’être prononcé, paya amplement le jeune homme de la peine qu’il s’était donnée, des dangers sans nombre qu’il avait courus et des fatigues endurées par lui pendant dix longs jours, par lui encore si faible, par lui dont les blessures étaient à peine cicatrisées.

Il s’inclina et répondit simplement mais d’une voix émue :

— Colonel, je vous en aurais voulu toute ma vie, si vous m’aviez privé de mériter ce remerciement.

— Monsieur m’a menacé de se faire sauter la cervelle, si je chargeais un autre du soin de ta délivrance, dit en souriant le colonel Martial Renaud à son frère.

— Je reconnais là sa mauvaise tête bretonne, dit le comte avec effusion, mais pourquoi n’en as-tu pas chargé le colonel Martial Renaud ? ajouta-t-il en riant, lui seul aurait pu remplacer convenablement notre ami.

— Parce qu’en l’absence du comte de Warrens, reprit sérieusement le chef provisoire des Invisibles, le colonel Renaud était à la tête de notre association.

— J’étais bien remplacé, frère, fit Passe-Partout avec effusion.

— Tu n’étais que remplacé, répondit modestement Martial. Ah ! j’ai bien souffert jusqu’à ce jour. J’ai longtemps attendu… Enfin, c’est toi !… c’est toi !

Et il ne cessait de regarder son frère… son chef… son ami !

Le vicomte de Luz s’aperçut qu’il était temps pour lui de se retirer.

Il laissa donc les deux frères libres de se livrer à leurs épanchements bien naturels et trop longtemps contenus.

Pourtant, avant que de partir, il dit à Passe-Partout :

— Il est bien entendu, n’est-ce pas, mon cher comte, que, à l’avenir et quoi qu’il arrive, vous ne m’éloignerez plus et vous me garderez auprès de votre personne ?

— Je le crois bien, mon cher René, répondit le comte de Warrens avec effusion ; on ne se sépare pas volontairement d’un compagnon tel que vous. Les hommes de votre trempe et de votre intelligence ne se rencontrent pas si souvent ; quand on les as vus une fois à l’œuvre on les garde toujours. Après ce que vous venez de faire pour moi, vous ne risquez pas d’être confondu même avec les plus méritants des membres de notre association. Dormez sur vos deux oreilles, mon ami, ajouta-t-il gaiement, soyez frais, dispos, et comptez sur moi ; avant peu, soyez tranquille, je vous prépare une belle fête.

— Amen ! de tout mon cœur, répondit le jeune homme sur le même ton.

Il se retira.

Après sa sortie, le colonel Martial Renaud et le comte de Warrens s’enfermèrent dans le cabinet, et ils eurent alors une longue et importante conversation.

Bientôt cette conversation fit un brusque crochet et une discussion sérieuse fut entamée par les deux hommes.

La volonté ou le désir exprimé par le colonel ne paraissait point devoir être accepté facilement par son frère.

Si d’un côté l’attaque était vive, féroce même ; de l’autre, la résistance était désespérée, obstinée.

Il fallait que la demande, du colonel fût non seulement bien étrange, mais encore bien difficile à accorder ; qu’elle répugnât enfin à tous les instincts, à tous les goûts du comte de Warrens, pour qu’en ce moment, encore dans toute l’effusion de sa joie et de sa liberté reconquise, il la lui refusât presque.

Le colonel finit par un : « Il le faut ! » qui résuma toute la situation.

— Il le faut ! je le sais ! je le sens comme toi ! répliqua tristement Noël… Mais cela me répugne profondément.

— Crois-tu que je sois sur un lit de roses, en me mêlant à cette dure exécution ? s’écria brusquement le colonel.

— Oui…, tu as raison, Martial, tout obstacle à l’accomplissement, à l’achèvement de notre œuvre doit être broyé.

— Oui… Eh bien ?

— Préviens nos frères…

— Que ? demanda Martial.

— Que j’obéirai.

— Tu me le promets ?

Le comte, se leva.

— Je te le jure.

— Merci, frère… Va maintenant… Quand seras-tu de retour ?

— Dans dix jours…

— Bien.

— À moins de circonstances graves et imprévues.

— Dans dix jours.

— D’ici là, Martial, tu veilleras.

— Sois tranquille. Qui emmènes-tu ?

— Personne.

— Comment ! personne ?

— À quoi bon ?

— Tu as tort, Noël.

— Pourquoi ?

— On ne saurait prendre trop de précautions avec une…

— Sois sans inquiétude, frère, dit-il d’une voix sourde avec une ironie amère, les ongles de la tigresse sont coupés de trop près pour être à redouter en ce moment ; laissons-leur au moins le temps de repousser.

— Frère, cette femme n’est pas un ennemi méprisable.


La Cigale le gronda doucement et le prit dans ses bras.

— Non, certes, tant s’en faut ; elle nous l’a amplement prouvé depuis quelque temps ; mais je te le répète, mon cher Martial, elle est en ce moment dans l’impossibilité matérielle de tenter quoique ce soit contre nous

— Puisses-tu avoir raison !

— Ne crains rien !

— Adieu, alors, frère !

— Frère, adieu !

Ils s’embrassèrent.

Le comte de Warrens passa dans une autre pièce et ne prit que le temps strictement nécessaire pour changer de vêtements.

Une voiture l’attendait sous le vestibule même ; il y monta.

Elle le conduisit au chemin de fer.

Il prit l’express pour Paris, où il arrivait trois heures plus tard.

Après avoir vu son frère monter en voiture, le colonel Renaud rentra à pas lents dans son cabinet de travail.

En traversant l’antichambre, il aperçut deux personnes qui se tenaient modestement l’une près de l’autre et debout, contre le mur, dans l’angle le plus obscur de la pièce.

Il s’arrêta.

— Qui êtes-vous ? Que désirez-vous ? demanda-t-il.

— Quelques minutes d’entretien, lui répondit un des inconnus.

Le colonel tressaillit au son de la voix qui venait de se faire entendre.

Il se pencha en avant pour entrevoir le visage de son interlocuteur.

Le colonel fut satisfait sans doute de ce muet examen, auquel l’étranger se prêta d’ailleurs de fort bonne grâce.

— Entrez, dit-il avec empressement.

— Pardon, monsieur le colonel, mais, avant d’entrer chez vous, deux mots, s’il vous plaît, répondit doucement l’individu qui déjà avait pris la parole.

— Dites.

— Voici un brave garçon, et, en parlant, il désignait son compagnon, qui n’était autre que l’ancien guichetier du comte de Warrens, que j’ai pris la liberté de vous amener ; un brave garçon envers lequel le capitaine Passe-Partout a contracté de sérieuses obligations.

— Lui ?

— Oui.

— Comment cela ?

— Son dévouement à votre, à notre ami, l’a fort compromis auprès de certaines personnes, au service desquelles il se trouvait, et dont à présent il a tout à craindre.

— Veuillez m’expliquer…

— C’est facile… Cet homme était le geôlier du capitaine… C’est lui qui l’a averti de l’arrivée de ses amis… Il lui a remis des armes… De plus, en avertissant le prisonnier des pièges qu’on lui tendait et surtout en l’empêchant de boire le somnifère qu’on lui versait chaque soir à son insu, il l’a mis à même d’agir lorsqu’a sonné l’heure de sa délivrance.

— Vous avez raison. Cet homme nous a en effet rendu de bien grands services ! dit le colonel Renaud, examinant attentivement le pauvre diable, qui ne savait trop sur quel pied se tenir. Que demande-t-il ?

— Rien.

— Hum ! murmura le colonel, un tel désintéressement n’est pas naturel, je crains qu’il ne coûte trop cher.

— Vous vous trompez.

— Soit, je l’admets ; mais enfin quelle récompense veut-il ?

— Aucune.

— Comment ! aucune ?

— Non.

— Voyons ; ce n’est pas pour rien obtenir en sa faveur que vous me l’avez amené ici, cependant, monsieur.

— Il désire entrer à votre service.

— C’est tout ?

— Oui.

— Sans arrière-pensée ? demanda Martial Renaud étonné.

— Je réponds de lui.

L’homme toujours immobile n’avait pas encore ouvert la bouche.

Le colonel réfléchit quelques instants.

— Ton nom ? fit-il, son regard d’aigle toujours rivé sur le visage de l’ex-geôlier.

— Jann Marck.

— Tu es Breton ?

— Et Breton bretonnant…

— D’où ?

— Eh, dà !… du pays de Tréguier, monsieur le colonel.

— Ah ! ah ! s’écria Martial… Voyons cela un peu.

Et abandonnant subitement le français, il continua le dialogue dans le plus pur dialecte de Cornouailles.

— Quel est ton métier ?

— Marin, de père en fils, monsieur le colonel… Toujours… excepté pourtant pendant la grand’guerre, où tous mes parents ont combattu pour le roi, comme de juste.

— Bien, ça, mon gars ! Tu me plais… ma foi de Dieu !

— Tant mieux, monsieur.

— As-tu encore des parents ?

— Où ça ?

— Au pays de Tréguier ?

— Toute ma famille.

— Est-elle riche ou pauvre ?

— Mais, not’ monsieur, elle n’est pas des plus pauvres, les vieux possèdent pas mal de bonnes terres là-bas.

— Bien. Écoute ceci.

— Je vous ouïs.

— Nous avons besoin d’hommes dévoués.

— Éprouvez-moi.

— D’après ce qu’on vient de me raconter, tu as déjà fait tes preuves.

— Alors…

— Attends. Chez nous, la plus légère trahison est punie…

Le Breton haussa les épaules.

Le colonel Martial Renaud continua comme s’il n’avait pas remarqué le mouvement du Breton :

— Punie de mort.

Jann Marck ne broncha pas.

— Les gars de Tréguier ne sont pas des traîtres, monsieur le colonel, répondit-il avec un sourire qui éclaira sa physionomie intelligente, mais seraient-ils des traîtres, qu’ils ne seraient pas des lâches..,

— Ce qui signifie…

— Que ce n’était pas la peine de m’adresser votre menace.

— À la bonne heure, mon gars ! c’est carrément répondre ! fit gaiement le colonel Renaud en lui frappant sur l’épaule. Tu es mon homme… seulement il faut attendre, je ne puis encore te dire ni oui ni non.

— Ah ! pourquoi donc, sans vous commander, mon colonel ?

— Parce que, mon garçon, je ne suis pas le seul maître ici.

— C’est juste.

— Pourtant, espère.

— Bon !

— Et d’abord, à partir d’aujourd’hui, tu resteras ici…

— Jusqu’à quand ?

— Jusqu’à nouvel ordre.

— Sans sortir ?

— Sans sortir.

— Et quand me ferez-vous une réponse définitive… ? demanda le gars qui ne se sentait pas encore de la maison.

— Dans six jours au plus tard.

— Va pour six jours.

— Tu acceptes ?

— Oui.

— C’est bien.

Le colonel Renaud frappa dans ses mains. Un domestique parut.

— Conduisez ce brave garçon à l’office…il doit avoir faim et soif… vous lui donnerez à boire et à manger… Ensuite vous le conduirez dans une chambre où il couchera jusqu’à nouvel ordre. J’ai ta parole ?… ajouta-t-il en se retournant vers Jann Marck, dont le visage venait de prendre une expression joyeuse.

— C’est topé.

— Tiens-la bien.

— Je la tiendrai.

— Va, et attends ma réponse… Je ferai tout pour qu’elle te soit favorable.

— Que le bon Dieu et Notre-Dame d’Auray le veuillent !

Jann Marck salua. Le domestique l’emmena avec lui.

Une fois le Breton parti, le colonel Martial Renaud s’inclina galamment devant la personne qui le lui avait amené.

— Maintenant veuillez passer, je vous prie, ma chère Edmée, lui dit-il.

La jeune fille sourit et pénétra dans le cabinet, où le colonel la suivit immédiatement en refermant la porte.

C’était bien en effet Mlle Edmée de l’Estang dont le colonel recevait ainsi la visite inattendue.