Les invisibles de Paris (Aimard)/V/II

Roy et Geffroy (p. 784-797).
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II

LES COMPAGNONS DE LA LUNE

Nous abandonnerons pendant quelques instants le comte de Warrens et nous retournerons auprès des Compagnons de la Lune, que nous avons trop longtemps négligés.

Après leur sortie silencieuse de l’auberge de la Limace, les Invisibles commencèrent par rallier leurs sentinelles, puis ils se partagèrent en deux troupes égales.


Pendant quelque temps les deux troupes marchaient silencieusement dans l’obscurité.

Pendant quelque temps, ces deux troupes marchèrent silencieusement dans l’obscurité à la suite l’une de l’autre, sous les ordres de leurs chefs respectifs.

Ils avaient été choisis avec soin, aussi c’étaient tous des hommes braves, résolus, dévoués surtout et armés d’une manière formidable.

Chacun d’eux portait à sa ceinture deux revolvers à six coups, une hache d’abordage et de plus un bâton de longueur, cette arme si redoutable entre les mains de nos marins.

Ils pouvaient facilement tenir tête à une troupe du double plus nombreuse que la leur.

La ferme qu’ils se proposaient d’attaquer n’était éloignée de l’auberge de la Limace que d’une demi-lieue au plus.

Mais, pour l’atteindre, il leur fallait sauter des fossés, marcher à travers champs, franchir des ruisseaux, escalader des haies, toutes choses difficiles pendant le jour, en plein soleil, mais quasi impossibles au milieu d’une nuit sans lune, par une pluie battante et un vent de mer qui soufflait de manière à décorner les bœufs.

Malgré leur courage, leur force, leur adresse et leur invincible volonté, il leur fallut près d’une heure pour franchir les deux tiers du chemin qu’ils avaient à parcourir.

On apercevait de loin, comme de pâles étoiles, quelques lumières tremblotantes briller derrière les fenêtres de la ferme.

Les Compagnons de la Lune firent halte.

On prit les dernières mesures.

Quatre hommes, commandés par la Cigale et guidés par Mouchette, se détachèrent alors en éclaireurs, pour reconnaître les abords de la ferme.

L’absence des éclaireurs fut longue, elle dura plus de vingt minutes.

Enfin, ils rejoignirent le gros de la troupe.

Ils étaient allés jusqu’au pied des murs de la ferme.

Rien n’avait bougé.

Tout était silencieux et morne.

Le géant ramenait avec lui le fils de l’aubergiste de la Limace ; le petit gars, futé comme un vrai Normand, qu’il était, avait, nous le savons, été laissé précédemment en observation par maître Mouchette.

L’enfant, monté sur un énorme pommier qui se trouvait à vingt pas de la porte charretière de la ferme, s’était tenu coi au milieu des branches et des feuilles.

Ce n’était qu’en entendant le bruit des pas étouffés des marins, qu’il avait dégringolé tout le long de son arbre.

Aussitôt sur ses pieds, il s’était précipité à leur rencontre.

La Cigale le présenta au vicomte René de Luz.

— Eh bien ! mon enfant, lui dit celui-ci, as-tu vu quelque chose pendant ta faction ?

— Oui-da, monsieur, répondit d’un air malin le petit gars, tout en tordant ses habits traversés par la pluie.

— Parle, qu’as-tu vu ?

— Un peu avant la tombée de la nuit, la pluie tombait si dru que c’était une vraie bénédiction, quoi !

— Eh bien ?

— La porte de la ferme s’est ouverte… et trois cavaliers sont sortis.

— Les as-tu vus ? les as-tu reconnus ?

— Ni vus ni reconnus !

— Alors, qu’as-tu fait ?

— J’ai écouté.

— Et ?…

— Ils étaient tous les trois enveloppés dans de grands manteaux, avec des chapeaux qui cachaient leurs visages, et ils ne parlaient pas chrétien.

— Comment ! pas chrétien ?

— Je veux dire, monsieur, continua le petit gars en haussant dédaigneusement les épaules, que ces gens-là causaient entre eux dans une espèce de charabia, leur patois pour sûr. Je n’y comprenais rin, mais rin de rin.

— De quel côté ont-ils tourné, le sais-tu ?

— Oui.

— Par où ont-ils pris ?

— Par le chemin du Havre.

— N’as-tu pas vu autre chose ?

— Si fait bien, monsieur… que j’en ai vu une autre… à laquelle, même pour sûr, que je n’ai rien compris non plus.

— Conte-la-moi…, fit le vicomte, que le babil de l’enfant amusait.

— V’là ce qui est arrivé… Il y a trois quarts d’heure à peu près, deux hommes, un grand et un petit, sont sortis de la ferme.

— Comment sont-ils sortis ?

— Ah ! je ne sais pas. Je regardais la porte on ne l’a pas ouverte.

— Comment as-tu découvert qu’ils venaient de la ferme ?

— Parce qu’ils l’ont dit, donc.

— Tu les as donc compris, ceux-là ?

— Oui, que je les ai compris, ceux-là, ils parlaient français comme vous et moi ; ce n’était pas malin. Pour lors, il ont dévalé de la ferme en courant, et ils sont venus juste sous mon arbre, en v’là une chance ! pour s’abriter un brin… La pluie tombait plus fort qu’à c’t’ heure.

— Et ils ont causé ?

— À voix basse, mais j’ai de bonnes oreilles, et puis il n’y avait pas de soin, ils ne se méfiaient pas de moi, les pauvres gars… Paraîtrait qu’ils se sont ensauvés de la ferme…, même que le plus grand disait au plus petit :

« — Nous en voilà dehors, gagnons au pied, et arrivons au Havre. Là nous n’aurons plus rien à craindre.

— Va toujours, petit, dit le vicomte à l’enfant, qui hésitait.

— Je cherche, répondit le fils d’Anthime Guichard… Je ne veux rien laisser en route… Ah ! voilà : Le plus petit des deux hommes était triste, triste ! sa voix pleurait, quoi ; il était fâché de s’en sauver… L’autre le consolait, l’encourageait. « Je n’aurais pas dû l’abandonner avant la fin, » qu’il disait…

« Et le plus grand lui répondait :

« — En restant, vous nous perdiez tous les deux et vous gêniez peut-être sa délivrance, à lui. Grâce à vous, il est maintenant sur ses gardes, il a des armes ; vous ne pouviez rien faire de plus. La comtesse avait des soupçons sur moi, je ne pouvais vous cacher plus longtemps… Et si elle vous avait retenue prisonnière ? Nous étions perdus, nous aussi, car nous ne nous serions jamais retirés de ses griffes. J’ai entendu tantôt toute sa conversation avec son prisonnier… Elle vous a devinée… Il fallait voir le désespoir de ce pauvre monsieur Passe-Partout à l’idée que vous pouviez être ou tomber dans ses mains. Je vous le répète… tout serait perdu en restant plus longtemps… croyez-m’en, not’ demoiselle.

Mademoiselle ! il l’a appelée mademoiselle ? s’écria le vicomte avec émotion.

— Oui.

— Tu disais : deux hommes.

— Paraîtrait qu’un des deux hommes était une femme. Après ça, moi, je n’en sais rien, répliqua l’enfant… ; moi, je vous dis ce qu’ils se disaient, voilà tout.

— Continue.

— « Croyez-m’en, not’ demoiselle, faisait le plus grand, dans son intérêt même, ne tombons pas au pouvoir de sa cruelle ennemie.

« — Sait-il au moins que j’étais près de lui, que je veillais comme une sœur dévouée ?

« — Il se savait protégé par une amitié généreuse ; c’est la comtesse qui, sans le vouloir, lui a fait comprendre que cette affection, c’était la vôtre. Si vous tenez à lui être encore utile, commencez par ne pas perdre votre liberté d’action.

« — Pauvre Noël ! a dit la demoiselle.

« — Je ne sais point par exemple de qui qu’elle parlait.

— Je le sais, moi. Va, mon enfant, va, reprit le vicomte.

— Il n’y a plus grand’chose à ajouter. Après avoir dit quelques mots si bas, si bas que j’y ai rien entendu, ils se sont mis à courir comme des fous à travers champs. Et bien le bonsoir… n, i, ni, fini… Voilà, not’ monsieur, vrai, d’honneur, c’est la pure vérité du bon Dieu !

— Tu es un gentil garçon, dit le vicomte de Luz en donnant une petite tape sur la joue du petit gars, je ne t’oublierai pas, tu entendras parler de moi un de ces jours.

— C’est ben d’ l’honneur, not’ monsieur. Maintenant, vous n’avez plus besoin de moi ?

— Non.

— Alors, je m’en retourne à la maison… j’ vas m’ sécher un brin…, je suis trempé comme un chien de mer qui sort de l’eau.

— Tends ta main.

L’enfant obéit.

Le vicomte lui remit deux pièces d’or.

— Voici deux louis.

— Deux louis…, de vrai…, pour moi ?

— Oui.

— J’aimerais mieux deux écus de cent sous, fit l’enfant avec une petite moue dédaigneuse.

— Eh bien ! donne-les à ton père…, il te les changera, répondit le vicomte en riant.

— Papa…, il gardera tout !

— Non. Dis que c’est de ma part. Il te laissera ce que tu demandes.

— Bon. Je l’y dirai.

— Va, va…

— Adieu, m’sieur.

— Ah ! petit ?

L’enfant, qui avait déjà pris sa course, revint sur ses pas.

— Rappelle à ton père…

— Quoi donc ?

— De ne pas oublier ma recommandation.

— Oh ! il ne l’oubliera pas… et s’il l’oubliait, j’ serions là, moi.

Il fit une cabriole joyeuse et partit comme un trait, dans la direction du bouchon d’Anthime Guichard, laissant le vicomte René de Luz fort intrigué et surtout très inquiet de ce qui venait de lui être raconté.

Quelle était cette femme qui ne craignait pas de risquer ses jours pour sauver ceux du comte de Warrens ?

Quels événements graves l’avaient forcée à abandonner son protégé et à chercher son salut dans la fuite ?

Que s’était-il donc passé dans la ferme ce jour même ?

Ces questions, et bien d’autres encore concernant la position du captif, le jeune homme se les adressait avec une profonde inquiétude sans pouvoir y répondre.

Quant à douter de la véracité du petit gars, il ne fallait pas y penser.

Le récit de l’enfant était et devait être d’une exactitude littérale.

On n’invente pas des faits comme ceux-là, surtout en citant les noms de personnes dont on ignore l’existence.

En somme, le vicomte n’avait gagné que peu d’avantages au récit du petit Guichard.

Mais le temps pressait.

Il fallait agir coûte que coûte.

La Cigale, Mouchette et les quatre compagnons revenaient de leur reconnaissance.

On pouvait marcher.

— C’est fait ! dit le géant.

— Bien, répondit le vicomte ; nous allons exécuter le plan que je t’ai détaillé.

— Oui, m’sieu le vicomte.

— Nous nous séparons ici…

— Pour aller chacun à notre poste.

— Celui des deux détachements qui arrivera le premier préviendra l’autre.

— Il faut un signal ? ajouta le géant.

— Pardine, avec ça que c’est dur à trouver, fit Mouchette, se mêlant à la conversation, avec sa liberté ordinaire.

— Lequel ?

— Votre sifflet-chanteur, nononcle.

Ce que le gamin appelait le sifflet-chanteur de la Cigale était une suite de modulations bien connues du comte de Warrens.

— Oui, mais si nous arrivons les premiers, nous autres ? demanda le vicomte.

— Ah ! ouiche ! ricana Mouchette.

— Tu dis ?

— Je dis qu’on n’arrive pas avant nous, à route égale.

— Et comme votre chemin est plus court que le nôtre.

— Donc, monsieur le vicomte, ne vous préoccupez pas d’autre chose que de notre signal à nous autres.

— Soit. D’ailleurs, au besoin, je l’imiterai de mon mieux.

— Vous êtes donc bien bon musicien ? demanda Mouchette.

— Gamin ! fit la Cigale.

— Assez ! interrompit le vicomte René de Luz. Va pour le coup de sifflet de la Cigale.

— Sans compter que le capitaine le connaît bien, allez !… ajouta le colosse.

— Parbleu ! vieux, fit Mouchette… croirais-tu que je l’ai demandé en passant à la volière du Jardin des Plantes ?

— Cré môme, va !… Partons-nous ?

— Oui, dit René.

— En avant ! bredouilla le gamin.

— Ah ! un mot encore, dit René… Pas d’armes à feu… si c’est possible.

— Bien, monsieur. On ne s’en servira qu’à la dernière extrémité.

— Ran ! plan ! ran ! plan ! plan ! ran ! plan ! plan ! plan ! tire lire en plan ! chantonna Mouchette figurant une charge imaginaire.

On partit.

Les deux troupes se remirent en marche, mais cette fois ce fut presque en se tournant complètement le dos.

Une demi-heure s’écoula.

Enfin, un sifflet strident et bizarrement modulé traversa l’espace.

C’était le sifflet que le comte de Warrens avait entendu au moment de s’endormir, et qui lui avait subitement donné l’éveil.

Une imitation lointaine et faible du sifflet chanteur de la Cigale lui répondit.

Les deux troupes se trouvaient arrivées, chacune de leur côté, sous les murs de la ferme.

Elles étaient prêtes à l’action.

La Cigale commença avant tout par passer en revue, le plus attentivement possible, le trou qui avait été découvert, pendant la journée, par son ami Mouchette.

Son inspection passée, le géant s’empara d’une forte pince en fer, et par des pesées adroites et vigoureuses, silencieuses surtout, il descella successivement les pierres, que ses compagnons enlevaient au fur et à mesure.

Grâce aux intelligentes préparations de Mouchette, un quart d’heure à peine suffit pour pratiquer une ouverture par laquelle deux hommes de moyenne encolure pouvaient passer de front, et par laquelle la Cigale pouvait, lui, passer tout seul.

Les Invisibles pénétrèrent en silence dans le hangar.

Se blottissant alors derrière les charrettes et les charrues, amoncelées, ils attendirent avec impatience le second signal, qui devait être celui de l’attaque.

Dans l’intérieur de la ferme, tout continuait à être calme.

Les lumières éteintes, le silence absolu témoignaient de la profonde tranquillité des hôtes qui l’habitaient.

Une seule lampe brûlait encore dans une salle basse et enfumée, où une quinzaine d’individus à faces patibulaires étaient réunis et dormaient ou s’efforçaient de dormir, couchés ou pour mieux dire étendus pêle-mêle sur des bottes de paille, leurs armes placées à leur portée.

Un homme, l’épaule appuyée contre le chambranle de la porte, veillait seul, le fusil à la main, à la sûreté commune.

Une seconde sentinelle avait d’abord été placée à la porte du pavillon servant de prison à Passe-Partout.

Il y en avait, eu une troisième posée sous sa fenêtre.

Toutes les précautions étaient bien prises.

Mais comme le vent et la pluie faisaient rage, que le froid sévissait vivement et surtout qu’ils se croyaient certains de n’avoir rien à redouter du dehors, ces deux factionnaires, se fiant d’ailleurs à la sentinelle de la salle basse, avaient ouvert la porte du pavillon et, s’asseyant confortablement côte à côte sur la première marche de l’escalier, ils n’avaient pas tardé à s’endormir, le fusil entre les jambes, à l’abri de la tempête.

Le soir, vers les huit heures, ainsi que l’avait fait entendre le petit gars au vicomte René de Luz, la vindicative créole avait quitté la ferme, suivie de deux de ses serviteurs les plus dévoués.

Elle se rendait à toute bride au Havre pour veiller aux apprêts du départ.

Elle voulait appareiller le lendemain même.

En partant, la comtesse de Casa-Real avait laissé le commandement de la ferme à son majordome, Marcos Praya.

Elle devait être de retour à quatre heures du matin, au plus tard.

De la sorte, on embarquerait facilement le prisonnier avant le lever du soleil, précaution importante, afin de ne pas éveiller la curiosité des passants ou des ouvriers du port.

Marcos Praya avait répondu du prisonnier sur sa tête.

La comtesse partait tranquille.

À neuf heures du soir, Marcos Praya, par acquit de conscience, fit une ronde dans la ferme, pour s’assurer que tout était en ordre.

Chacun était à son poste.

Il rentra dans sa chambre, confiant dans la tranquillité de la nuit prochaine.

Depuis l’enlèvement, depuis la disparition de leur chef, les Invisibles avaient manœuvré avec tant d’adresse, avec une si grande prudence, leurs mesures avaient été prises avec une si profonde dissimulation, que la comtesse de Casa-Real pouvait, sans trop de présomption ni de naïveté, espérer leur avoir donné le change.

Elle les tenait pour dépistés.

Marcos Praya, l’âme damnée de la créole, lui était dévoué jusqu’à la corde inclusivement, dévouement dont, au reste, il avait donné maintes preuves.

Mais Marcos Praya n’en était pas moins un métis, c’est-à-dire un de ces êtres qui, à tous leurs vices, et Dieu seul sait l’effroyable quantité qu’ils en possèdent, joignent, comme toutes les peaux plus ou moins bistrées, celui d’aimer les liqueurs fortes avec passion.

Depuis son arrivée en France, deux liqueurs surtout avaient conquis toutes les sympathies du métis ; ces liqueurs étaient le kirschenwasser et l’eau-de-vie.

Le vin, si bon, si pur ou si vieux fût-il, avait pour lui peu de charmes ; il le buvait comme du petit-lait.

Mais la quantité de kirsch et d’eau-de-vie absorbée par le majordome de la comtesse de Casa-Real était réellement miraculeuse.

Sa maîtresse n’avait pas tardé à s’apercevoir de ce penchant forcené du métis pour les liqueurs fortes.

Elle lui avait péremptoirement ordonné de s’en abstenir.

Ce que, naturellement, Marcos Praya, qui tremblait de tous ses membres au simple froncement de ses sourcils, lui avait promis de la façon la plus formelle.

Elle présente, le métis était le plus sage et le plus tempérant de tous les serviteurs.

Mais en l’absence de sa maîtresse, chaque fois que l’occasion s’en présentait, le métis ne manquait pas de prendre sa revanche de cette abstinence forcée et de se livrer, en cachette, solitairement, à sa passion favorite.

Jusqu’à ce jour, comme il s’enfermait soigneusement à triple tour chez lui, sous prétexte de dormir ou de se reposer, nul n’avait eu le moindre soupçon sur la fréquence de ses libations solitaires.

Depuis la captivité de Passe-Partout, toujours en butte aux regards pénétrants de la comtesse de Casa-Real, contraint de se livrer à une surveillance de toutes les secondes, le majordome n’avait pas encore trouvé une seule fois l’occasion ni le temps de goûter à son eau-de-vie ancienne et à son kirsch nouveau.

Le départ de sa maîtresse pour le Havre lui offrit enfin cette occasion tant désirée.

Il ne la laissa pas échapper.

Rentré dans sa chambre après avoir passé sa ronde, Marcos Praya s’enferma avec soin afin de ne pas être dérangé.

S’installant ensuite confortablement dans un fauteuil de sieste, c’est-à-dire à bascule, il posa délicatement sur la table devant lui deux bouteilles qui lui firent l’effet de toutes les houris du paradis de Mahomet.

Il alluma ensuite un excellent régalia de contrebande, puis il commença à boire à petits coups, passant consciencieusement de la brune à la blonde, c’est-à-dire de l’eau-de-vie au kirsch, et vice versa.

Quelques heures plus tard, les deux bouteilles étaient complètement vidées, et Marcos Praya roulait ivre-mort sur le sol de la chambre, entraînant dans sa chute la chaise, la table et tout ce qui la couvrait.

Cet incident, qui laissait ainsi sans chef direct et livrée à ses propres inspirations la garnison de sacripants campée dans la ferme avait lieu au moment précis où les Invisibles se donnaient leur premier signal.


Quelques heures plus tard les deux bouteilles étaient vides.

Cependant, au coup de sifflet de la Cigale, plusieurs têtes alourdies par le sommeil s’étaient redressées par un mouvement instinctif ou plutôt machinal.

Mais en apercevant la sentinelle toujours immobile à son poste devant la porte de la salle les dormeurs avaient paisiblement repris leur somme interrompu.

Leur réveil, cependant, ne devait pas laisser d’être rude.

Un second coup de sifflet retentit,

Un hourra formidable le suivit aussitôt, et moins d’une seconde plus tard une légion de démons envahissait la cour de la ferme.

Les bandits, réveillés en sursaut, sautèrent sur leurs armes et s’élancèrent au dehors en s’appelant les uns les autres.

C’était surtout Marcos Praya, leur chef, qu’ils appelaient à cor et à cri.

Celui-ci se donnait bien garde de venir se mettre à leur tête.

On sait pourquoi.

Les premiers défenseurs de la ferme qui se hasardèrent de sortir de la salle basse et parurent à demi éveillés dans la cour furent aussitôt abattus à coups de hache.

Cela donna à réfléchir aux autres.

Mais les bandits qui dormaient, renfermés dans la salle basse, ne formaient que la moitié à peu près de la garnison.

Une vingtaine d’autres gaillards solides et prêts à tout se reposaient, eux aussi, dans une grange peu éloignée.

Au bruit, ils accoururent et se jetèrent bravement dans la bagarre.

Comme, après tout, ces bandits étaient tous des hommes résolus et tenant à gagner consciencieusement leur argent, le combat ne tarda pas à devenir sérieux.

La tuerie s’organisa de part et d’autre.

Seule, jusqu’à ce moment, la première troupe des Compagnons de la Lune, celle de la Cigale, se trouvait engagée.

L’autre, sous les ordres de René de Luz, ayant un trajet plus long à parcourir, n’avait point encore paru.

La Cigale, Mouchette et les siens l’attendaient impatiemment.

Trop peu nombreux pour tenir tant d’ennemis en échec, mais, ne voulant pas reculer d’une semelle, le géant et ses camarades avaient formé une sorte de masse compacte, de carré défensif au milieu de la cour, et là ils se battaient comme de beaux diables.

Accrochant provisoirement la hache à leur ceinture, ils avaient saisi les bâtons à deux bouts, et ils venaient de commencer leur terrible moulinet de défense.

Par un accord tacite, aucun coup de feu ne se tirait.

Ni l’un ni l’autre parti ne se souciait de donner l’éveil au dehors.

Quant aux maîtres de la ferme, à leurs employés et à leurs tâcherons, à demi morts de frayeur, ils se tenaient prudemment cois et renfermés chez eux, laissant les deux partis se tirer d’affaire comme ils l’entendraient.

On n’est pas Normand pour rien.

Pas de bénéfice, pas de coups.

C’était bien naturel !

Tout à coup le cri :

— Passe-Partout ! Passe-Partout ! retentit, à l’autre extrémité de la cour.

La seconde troupe des Compagnons de la Lune, ayant le vicomte René de Luz à sa tête, arrivait au pas de course.

La mêlée s’égalisait.

Elle devint terrible.

La Cigale et Mouchette reprirent bravement l’offensive.

Ce fut un égorgement de belle venue.

Les Invisibles et les séides de la comtesse de Casa-Real se battaient et s’égorgeaient dans une obscurité profonde ; on se tuait, on se frappait, on s’assommait à l’aveuglette ; on tombait et l’on s’écrasait !

Malheureusement, souvent, en croyant combattre un adversaire, : sans le vouloir, on blessait ou on renversait un ami.

— Aux torches ! cria tout à coup le vicomte René de Luz.

Plusieurs torches de résine, apportées par la seconde troupe, furent allumées instantanément, et vinrent jeter leurs reflets rougeâtres sur cette scène de carnage.

Les bandits de la comtesse, manquant de chef, et par conséquent d’ordre de combat, défendaient tout simplement chacun leur peau, comme on dit vulgairement.

Ils avaient, partant, beaucoup plus souffert que leurs ennemis.

La Cigale, une hache pesante à la main, se promenait impassible dans leurs rangs, les abattant comme un faucheur abat l’herbe tendre et haute d’un épais gazon.

Mouchette leur glissait sournoisement entre les jambes et les renversait, sans qu’ils pussent, apercevoir l’ennemi qui était cause de leur chute et de leur défaite.

Les Compagnons de la Lune les enveloppaient de toutes parts.

Il y eut un instant de répit.

On se comptait.

On sentait que cette reprise d’hostilités serait la dernière.

Le temps pressait ; on voulait vaincre vite, ou bien mourir.

À tout prendre, les aventuriers choisis par Marcos Praya l’avaient été en conscience ; c’étaient, tous gens de sac et de corde, connaissant à fond le maniement des armes et surtout les conséquences d’une défaite pour eux.

Ils se disposaient donc bravement à résister en désespérés.

Au moment où la voix du vicomte de Luz, dominant les bruits de la foule, s’écriait : « Compagnons de la Lune ! un dernier effort… Ils sont à nous ! » le cri de : « Passe-Partout ! Passe-Partout ! » se fit entendre de nouveau, et un homme qui semblait tomber du ciel bondit, le poignard en main, le revolver au poing, au plus épais de la mêlée, renversant tout sur son passage.

Cet homme, on l’a deviné déjà, était le comte de Warrens, Passe-Partout, le chef des Invisibles de Paris, enfin !

Les siens l’accueillirent avec des exclamations de joie, et se ruèrent comme des lions sur les bandits atterrés par cette défaite anticipée.

En effet, quand bien même ils parviendraient, ce qu’ils ne pouvaient plus espérer, à chasser leurs ennemis de la ferme, ils le sentaient, leur prisonnier leur échappait, et la comtesse ne tiendrait jamais les promesses dorées qu’elle avait fait luire à leurs yeux.

Les misérables se sentaient à la fois ruinés et vaincus.

Leur courage intéressé les abandonna.

Ils reculèrent alors, cherchant instinctivement une issue pour échapper enfin à leurs terribles adversaires.

Mais ceux-ci les suivaient pas à pas.

Ils fermaient toutes les issues.

Enfin, à bout de forces, acculés à la muraille, les bandits jetèrent leurs armes et demandèrent quartier.

Sur un geste de Passe-Partout, aussitôt le combat cessa.

Toutes les armes des bandits vaincus furent ramassées par les Compagnons de la Lune, et jetées dans le puits de la ferme.

Puis les séides de la comtesse de Casa-Real solidement garrottés et bâillonnés avec soin, furent étendus ou plutôt jetés pêle-mêle dans les granges et enfermés.

Ces précautions indispensables prises, la retraite commença.

Grâce à leur ordonnance bien suivie, les Compagnons de la Lune ne perdirent qu’un seul homme ; ils en eurent deux blessés légèrement, sans compter Mouchette qui avait reçu un coup de crosse de pistolet sur la tête ; tandis que les défenseurs de la ferme avaient, au contraire, perdu près de la moitié de leur monde.

Le matelot de la troupe de la Cigale tué, les deux blessés et Mouchette, le contusionné, furent emportés, avec tous les égards dus à leur situation douloureuse.

Les deux blessés se laissaient porter silencieusement par leurs camarades, mais le gamin de Paris, que la Cigale surveillait comme un père, au lieu d’imiter leur résignation, gigotait, vociférait, voulait qu’on le mît sur pied, jurant qu’il allait mordre ses porteurs, si on ne lui rendait pas l’usage de ses jambes.

On avait beau lui répéter à chaque instant que les blessures à la tête étaient parfois des plus dangereuses.

— À la tête des autres… oui…, répondit-il, le nez au vent, et essuyant les gouttelettes de sang qui lui coulaient sur le front… Mais ma tête, à moi, se moque bien de ça… elle en a vu bien d’autres… Voyons, laissez-moi tranquille, ne me portez plus comme une femme enceinte… Laissez-moi descendre ou je fais un malheur.

Il fallut le descendre.

La Cigale lui offrit son bras.

Mouchette refusa fièrement, haussa les épaules et fit la roue, opération gracieuse qui, pour le gymnaste, consiste à appuyer ses deux mains à plat par terre, et à imprimer un mouvement de rotation à son corps.

La Cigale le gronda doucement et le prit dans ses bras.

Mouchette, un peu étourdi par son imprudence et par sa bravade, se laissa faire, chantant de sa voix la plus fausse :

Do ! do ! Je fais dodo.
Mouchett’dormira, tantôt.

La joie des vainqueurs tenait du délire.

Mais ce n’était pas l’heure des félicitations et des embrassades.

Il fallait s’éloigner au plus vite.

Tandis que les marins, sur l’ordre de René de Luz, regagnaient l’auberge de la Limace sous la direction de la Cigale et de Mouchette, le capitaine et le vicomte se rendaient au carrefour de l’Arbre-Vert, où Anthime Guichard les attendait avec des chevaux de main.

Ils sautèrent en selle.

Et, après avoir remercié le digne aubergiste en lui glissant délicatement quelques louis dans la main, ils partirent ventre à terre dans la direction du Havre.

À l’entrée de la ville, devant l’octroi même, les deux hommes se croisèrent, à l’improviste, avec trois cavaliers, enveloppés dans d’épais manteaux, qui sortaient de la ville.

À la lueur des deux réverbères, Passe-Partout reconnut ces cavaliers.

Il s’approcha aussitôt d’eux.

Celui des trois cavaliers qui paraissait commander aux deux autres s’arrêta et lui dit d’une voix hautaine :

— Qu’y a-t-il, s’il vous plaît, pour votre service, monsieur ?

Et comme il ne répondait rien :

— Passez votre chemin et que Dieu vous garde ! continua-t-il.

Passe-Partout se découvrit alors le visage, ôta son chapeau et s’inclinant jusque sur le cou de son cheval :

— Madame la comtesse de Casa-Real, fit-il avec la plus exquise politesse, me permettra-t-elle de déposer mes respectueux hommages à ses pieds, au moment où je me vois forcé de prendre subitement congé d’elle ?

Ce fut alors au tour du cavalier à ne rien répondre.

La stupéfaction le rendait muet.

— Au revoir, madame la comtesse, ajouta Passe-Partout avec la plus gracieuse de ses inflexions de voix.

Et laissant, sans plus de cérémonies, la comtesse de Casa-Real écrasée par la honte de sa défaite et surtout par la cruauté de cette raillerie à l’apparence si innocente, Passe-Partout tourna bride, et s’enfonça au galop dans le dédale inextricable des rues du Havre, suivi à la botte, par le vicomte René de Luz.

Arrivés à l’entrée d’une rue qui conduisait au port, les deux hommes se regardèrent, et se rappelant la mine piteuse et déconfite de leur mortelle ennemie, ils partirent tous les deux d’un franc éclat de rire.

— Un homme d’esprit ou un imbécile a prétendu que le rire était une grimace, dit le comte de Warrens en serrant la main de son ami ; avouez-le, vicomte, en tout cas c’est une grimace bien agréable à faire.

— Et à voir, répondit René de Luz, qui riait encore à se tordre au souvenir de leur récente espièglerie.