Les invisibles de Paris (Aimard)/IV/XIV

Roy et Geffroy (p. 716-727).
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XIV

À LA LIMACE

À deux lieues environ du Havre, la route nationale, qu’on nommait à cette époque route royale, est coupée à angle droit par un chemin transversal assez large, mais mal pavé au moyen d’un cailloutis pointu, et plus mal entretenu encore que mal pavé.

Ce chemin de dégagement est bordé de fossés nombreux, et d’une double ligne de pommiers dont les troncs et les branches affectent les formes et les paraboles les plus fantastiques.

Quelques jours après les événements rapportés dans nos chapitres précédents, une charrette attelée d’un mauvais cheval dont la tête était tournée du côté du Havre, s’arrêtait, vers les quatre heures de l’après-midi, à l’angle même du chemin précité.

Un homme de haute taille, en costume de marin et tenant à la main un énorme bâton, descendit de la charrette, dans laquelle se trouvait un paysan.

L’homme échangea avec le paysan, propriétaire sans doute du modeste et rude véhicule, quelques paroles insignifiantes et amicales.

La charrette, après avoir débarqué son voyageur, continua son chemin vers le Havre, le paysan chantonnant un de ces refrains normands que les Normands chantent si mal, et la bête allégée de cent kilos à peu près.

Après une courte hésitation, l’homme au bâton sembla tout à coup se reconnaître.

Il tourna à droite.

Puis, s’engageant dans le chemin de traverse, il fila d’un pas gymnastique si relevé, qu’un percheron au trot l’aurait suivi difficilement.

Tout en marchant, il regardait avec attention autour de lui, non point par crainte de mauvaise rencontre, il était de taille à tenir tête à deux ou trois gars de force moyenne, mais par pure curiosité.

Il cherchait des indications, des signes de reconnaissance, que parfois il trouvait, car, à certains moments, son visage s’éclaircissait, il souriait presque.

Il avait marché près d’un quart d’heure et fait passablement de chemin, lorsqu’il aperçut, non loin de lui, sur sa gauche, blanchir, à travers les arbres, les murs grossiers d’une masure au toit de chaume.

Un énorme bouchon désignait de loin cette demeure peu tentante, pour une auberge ou tout au moins pour un cabaret, aux yeux du passant affamé, ou au voyageur dévoré par la soif ou la fatigue d’une longue étape.

Un peu plus loin, mais en pleins champs celui-là, apparaissait un bâtiment, assez vaste et possédant toutes les entournures extérieures d’une ferme.

Arrivé devant la porte du bouchon, trop basse pour sa formidable stature, le voyageur s’arrêta, et s’appuyant sur son long bâton, il regarda autour de lui et se mit à examiner les êtres de la localité.

La première chose qu’il aperçut fut l’enseigne, peinte sur un morceau de tôle, grinçant au vent, et suspendue juste au-dessus du bouchon.

Cette enseigne représentait un reptile, d’apparence fantasmagorique, vert-pomme sur fond jaune, au-dessus duquel se trouvait l’exergue suivante, en lettres noires de trois pouces de haut :


À LA LIMACE


Au-dessous de l’intéressant animal, on lisait ces mots ayant bien toute la saveur normande :


Bon cidre à dépotéyer.


Le voyageur regarda l’enseigne avec satisfaction, et la regarda longtemps même, comme eût pu faire un enfant de cinq ans, cherchant à déchiffrer ses premières lettres de l’alphabet.

Son examen ayant abouti à sa faim ou à sa soif, il se passa la langue sur ses lèvres épaisses et d’un rouge sanglant, et il la fit claquer contre son palais.

Il passait encore l’examen de la maison, qu’il se mit à tressaillir.

Sans plus hésiter, il entra dans le cabaret, en se baissant.

La salle dans laquelle il pénétra était petite, basse, obscure, meublée seulement de quelques tables garnies de leurs bancs en bois.

L’aire n’était que le sol même fortement battu et rendu raboteux par les pieds des visiteurs.

Un étroit comptoir, encombré de verres et de bouteilles de toutes sortes, faisait face à la porte.

Une fenêtre à guillotine, de quatre pieds carrés, aux vitres crasseuses, couvertes de toiles d’araignées, laissait pénétrer dans cet antre une lueur quasi-crépusculaire.

La salle était vide.

Le cabaretier manquait à son comptoir.

S’asseyant à une table, le voyageur s’installa confortablement le dos au mur ; cela fait, il frappa un fort coup de son gourdin sur la table voisine de la sienne.

À cet appel retentissant, le cabaretier accourut.

Ce cabaretier était un gars de trente-cinq à quarante ans.

Petit et trapu, il avait la mine chafouine, l’œil plein d’astuce, le sourire moqueur, une profusion de cheveux rouges qui eussent fait le bonheur d’une Parisienne de nos jours.

Cette masse de cheveux sortait d’un bonnet de coton qui ne devait pas aller au blanchissage plus de douze fois par an, et elle tombait en longues mèches droites jusque sur ses épaules.

Une paire d’énormes favoris taillés en côtelettes arrivait jusqu’au coin de ses lèvres et achevait de lui composer la physionomie la plus grotesquement narquoise qui fût en pleine Normandie.

Ce cabaretier se nommait Anthime Guichard.

Vrai Normand de Caudebec, il portait le cachet indélébile de sa race processive et madrée.

Au bruit produit par le gourdin du voyageur, nous l’avons dit, Anthime Guichard accourut à toutes jambes.

Il parut à la fois surpris et charmé de rencontrer un voyageur dans la salle commune.

Saluant obséquieusement son client du bout de son bonnet, sans se donner pourtant le souci de le détacher tout à fait de son chef, il demanda :

— Monsieur désire un pot de cidre ?

— Oui.

— Voilà, monsieur… je vas le quérir.

— Un moment… un moment… je veux autre chose encore.

— Bien, monsieur n’a qu’à parler.

— Avez-vous ?…

Comme le voyageur s’exprimait avec assez de difficulté, maître Guichard voulant l’aider, répondit :

— J’ai tout dans mon établissement. Monsieur n’aura que l’embarras du choix.

— Avez-vous de quoi me donner à manger ? reprit l’autre, en réitérant sa question.

— Choisissez.

— À la bonne heure, votre bouchon ne paye pas de mine, mais puisqu’il est aussi bien fourni… voyons… donnez-moi une tranche de pâté.

— Ah ! il ne m’en reste plus… par extraordinaire.

— Bon… repartit le voyageur avec la plus profonde indifférence, alors faites-moi un bifteck aux pommes. Ça vous va-t-il ?

— Ça m’irait à merveille, dit Anthime Guichard ne se départant pas de son magnifique aplomb, mais le malheur est que ce matin même j’ai donné mon dernier morceau de viande. Pour ce qui est des pommes de terre, elles souffrent cette année. Je n’en conseillerai pas à monsieur.

— Bien… Dites-moi ce que vous avez, et je crois que ce sera le plus prudent et le plus court chemin, de votre nourriture à mon appétit.

— J’ai, monsieur, du pain, du lard, du jambon et des œufs, mais des œufs…

— Pondus de quand ?

— De quand il vous plaira, répondit Anthime Guichard, qui ne s’imaginait point parodier, en parlant de la sorte, une scène qui se passait à la cour du grand roi, du Roi-Soleil, de Louis le Grand, quatorzième du nom.

— Bon ! servez-moi un pain de quatre livres, faites-moi une omelette au lard, et apportez-moi le jambon.

— De combien d’œufs l’omelette ?

— Je n’ai pas très faim, répondit le voyageur après s’être consulté, mettez-en…

— Quatre.

— Non, quinze.

Le cabaretier regarda sa pratique avec admiration.

— Vous n’avez pas de fromage ?

— Il faudrait être fou pour ne pas en avoir.

— Vous m’en donnerez.

— Lequel ?

— Celui que vous voudrez. Je les aime tous.

— Ça se trouve bien, je n’en ai qu’un, pensa maître Guichard.

— Et du vin, n’est-ce pas ?

— Il est cher, vous savez.

— Bon. Ce n’est pas ça que je vous demande. Combien le litre ?

— C’est du vin fin… je ne le vends pas au litre.

— Combien la bouteille, alors ?

— Trente sous.

— Apportez quatre bouteilles.

— Monsieur attend quelqu’un ?

— J’attends… mon déjeuner…

— Bien. Monsieur prend du vin, alors monsieur ne prend pas de cidre ?

— Pourquoi ça… que je n’en prendrais pas ? demanda le voyageur avec une certaine dignité offensée.

— Dame ! fit le cabaretier étonné.

— Donnez-m’en un pot.

Anthime disparut.

Il était aussi ravi que stupéfait.

Il reparut bientôt après portant un pain, un jambon, et le pot de cidre demandé.

Le tout fut placé soigneusement devant le voyageur.

— N’oubliez pas le vin, et soignez mon omelette, dit celui-ci.

— Soyez tranquille.

L’autre entama le pain et le jambon.

Il mangeait d’un appétit formidable.

Au bout de dix minutes, à la rentrée du cabaretier, qui lui apportait une omelette aux proportions gigantesques, la moitié du jambon avait déjà disparu.

L’omelette se vit attaquer avec vigueur.

Anthime Guichard ne quittait pas des yeux ce spectacle attrayant et curieux.

Le voyageur lui dit entre deux bouchées :

— Mon vieux, achevez de me servir tout ce que je vous ai demandé, prenez un verre et asseyez-vous.

— M’asseoir ?

— Là, en face de moi.

— C’est beaucoup d’honneur.

— Vous êtes bête ! faites vite… J’ai à causer avec vous.

En un instant, le vin, le fromage et une bouteille d’eau-de-vie de marc furent placés sur la table.

Anthime s’assit en face de son client.

— À votre santé…, dit le voyageur en lui remplissant son verre. Si le vin n’est pas bon, vous vous en prendrez à qui vous savez, mon brave.

— À la vôtre…, répondit le cabaretier, qui, rendons-lui cette justice, n’hésita pas trop à avaler sa marchandise.

Ils trinquèrent.

L’effet de ce choc amical de verres fut singulier.

Ils se regardèrent dans le blanc des yeux.

La façon dont ils s’étaient salués réciproquement, le signe particulier qu’ils venaient de faire l’un et l’autre en portant chacun leur toast, les engagea à s’examiner avec plus d’attention.

— Ah ! ah ! fit le voyageur.

— Mais oui, répliqua le cabaretier.

— Vous vous appelez ?

— Anthime Guichard, pour vous servir.

Et il vida son verre d’un air béat.

— Vous êtes du pays ?

— À peu près.

— Ainsi, vous pouvez me donner un renseignement ?

— Certainement. Lequel ?

Les chemins sont-il bons la nuit ?

— C’est selon.

— Comment l’entendez-vous ?

— Parfois ils sont mauvais.

— Mais ? demanda le voyageur en redoublant d’attention.

Mais au clair de lune, ils sont excellents.

— Vers quelle heure la lune se lève-t-elle ?

— Elle n’a pas besoin de se lever.

— Parce que ?

— Parce qu’en ce moment elle demeure constamment au ciel.

— Vous êtes bien savant, mon maître ?

— Je suis pourtant encore bien jeune.

— Votre âge ?

Dix-huit ans au plus. Et le vôtre ?

Moi, je n’ai plus d’âge, répondit le voyageur.

Le cabaretier se leva.

Il ôta son bonnet de coton et se tint respectueusement debout devant son hôte.


La jeune femme, assise devant un guéridon, cousait à la lueur d’une lampe.

Le voyageur sourit gravement.

— Touchez-là, lui dit-il.

Ils se prirent la main et se la serrèrent d’une façon particulière.

— Bien. Nous nous entendons ?

— Oui.

— Causons à cœur ouvert.

— J’attends, maître.

— Quoi de nouveau ?

— Depuis quand ? demanda Anthime Guichard.

— Depuis ce matin.

— Quelle heure ?

— Quatre heures du matin.

— Beaucoup de choses.

— Allez.

— Voici : sur les quatre heures, une voiture attelée de deux chevaux de poste est arrivée ventre à terre.

— Par quelle route ?

— Par la route que vous avez suivie vous-même.

— Après ?

— Cette voiture a pris un sentier qui se trouve à deux pas d’ici, et, sans ralentir sa course, elle s’est dirigée vers la ferme.

— L’attendait-on ?

— Il paraît ; la porte charretière était ouverte, elle entra tout droit. Dix minutes plus tard, une seconde voiture, en tout semblable à la première, apparaissait dans le chemin ; elle prit la même direction, et, comme elle, pénétra dans la ferme, les portes se refermèrent aussitôt.

— Est-ce tout ?

— Non pas.

— Quoi encore ?

— À peine les deux voitures s’étaient-elles engouffrées dans la cour de la ferme comme deux tourbillons, que deux cavaliers, lancés à toute bride, s’arrêtèrent devant ma porte. Je guettais ; je me dépêchai de leur ouvrir.

— Un homme d’une trentaine d’années et un enfant, n’est-il pas vrai ?

— C’est cela même.

— Bon. Continuez.

— Après avoir mis pied à terre, ils entrèrent ici. Ils paraissaient accablés de fatigue.

— Pauvre Mouchette ! murmura le voyageur.

— Leurs chevaux était à demi fourbus. Les pauvres bêtes sont encore étendues sur la litière.

— Passez… passez…

— Je leur ai servi à manger. Ils dévoraient.

— Comme moi.

— À peu près, fit en souriant Anthime Guichard… Vous le savez, maître, nos statuts nous ordonnent de faire, sans en avoir l’air, le signe de reconnaissance à tous les inconnus avec lesquels le hasard nous met en rapport.

— Oui… allez… allez…

— Ma curiosité était vivement surexcitée. Tous ces événements, ces arrivages ne me semblaient guère naturels. Je fis le signe. On me répondit. Les étrangers appartenaient à l’Association comme vous et moi.

— Je m’en doutais.

— Bientôt il n’y eut plus de secrets entre nous. Pendant qu’ils se reposaient, j’envoyai mon petit gars surveiller la ferme. Il n’a que dix ans, mais il est futé comme un macaque.

— Eh bien ?

— Rien n’a bougé encore.

— Les voitures, et ceux qu’elles ont amenés ?…

— Sont toujours là, répondit Anthime.

— Alors nous les tenons, dit joyeusement le voyageur.

— Il faut le croire.

— Vous nous aiderez.

— À votre disposition.

— Et les Compagnons, que font-ils ?

— Le plus vieux rôde autour du pot aux roses.

— Et l’autre ?

— Le plus jeune a suivi au Havre un cavalier qui est parti d’ici, ce matin, à huit heures.

— À cheval ?

— À cheval, oui.

— Bon. Il est entre bonnes mains. Avez-vous de la place ici ?

— Oui, assez.

— La maison ne paraît pas bien grande.

Anthime se redressa avec importance, avec fierté.

— Elle est double !

— Profonde ?

— Aussi profonde que haute.

— À merveille. Puis changeant de ton, le voyageur ajouta : Il paraît que vous êtes bien noté, mon compagnon.

— Vrai ? tant mieux.

— Si je me suis arrêté ici, c’est que j’en avais reçu l’ordre.

— Vous saviez donc ?…

— Rien… on ne m’avait pas prévenu que vous étiez des nôtres.

— On ne prévient jamais.

— Non. Écoutez bien ceci…

— Je suis tout oreilles.

C’était vrai, il eût été difficile, dans tout l’Ouest de la France, de trouver une paire d’oreilles pouvant lutter avec celles du bienheureux Guichard.

Le voyageur reprit :

— Ce soir, à la tombée de la nuit, cinq voyageurs arriveront.

— Ensemble ?

— Non, les uns après les autres. Les premiers à peu de distance des derniers.

Ils seront vêtus à peu près comme moi.

— En matelots ?

— Oui. Après ceux-là, il en viendra un sixième.

— Toujours en costume de marin ?

— Non pas. En bourgeois, celui-là. Ce dernier est un chef. Il est membre du grand conseil.

— Oh ! oh ! fit le cabaretier avec un mouvement de vanité satisfaite, un chef dans ma pauvre maison !

— Vous cacherez ces hommes…

— Le chef aussi ?

— Le chef aussi, de manière à ce que personne ne puisse soupçonner leur présence chez vous.

— Comptez sur moi pour cela.

— Connaissez-vous la ferme ?

— Comme ma propre maison.

— Cela pourra servir. Y a-t-il beaucoup de monde ?

— Non.

— Combien de personnes ?

— Trois maîtres et huit domestiques.

— Pas d’autres gens ?

— Ils avaient une vingtaine de tâcherons…

— Que sont-ils devenus ?

— On les a renvoyés.

— Pourquoi ?

— Je ne sais pas trop… on les a renvoyés, il y a deux jours, bien que l’ouvrage ne soit pas terminé.

— Donc, il reste onze personnes.

— Juste.

— Ce soir, nous serons dix.

— Dix ! fit Anthime avec étonnement.

— La partie est égale.

— Vous ne comptez pas les voyageurs arrivés cette nuit ?

— Diable ! Bast ! nous mettrons les morceaux doubles… à la grâce de Dieu ! Dites-moi… y a-t-il des chiens ?

— Quatre.

— Méchants ?

— Féroces !

— Pauvres bêtes !… Il faudra prendre garde.

— Oh ! avec de bonnes boulettes ce ne sera pas long.

— Je ne voudrais pourtant pas les tuer.

— On tâchera de les épargner.

— Encore un coup, fit le voyageur en entamant la dernière bouteille.

— Avec plaisir.

Ils burent de nouveau.

— Ouf ! fit le voyageur après avoir bu, je me sentais l’estomac dans les talons, j’avais vraiment besoin de prendre quelque chose. Je me sens tout guilleret, maintenant.

— Quelque chose ! grommela le cabaretier.

Le voyageur avait tout dévoré.

— Que vous dois-je ? demanda-t-il.

— Vous ne partez pas encore ?

— Non, je reste.

— Alors, ce n’est pas la peine… Nous réglerons plus tard.

— Les bons comptes font les bons amis. Réglons sur-le-champ.

— Comme vous voudrez.

« Douze francs, vin compris.

Le voyageur paya.

— Voici quinze francs, dit-il majestueusement, ne me rendez pas, le reste sera pour votre petit gars.

— Merci, compagnon, répondit le cabaretier, dont les petits yeux clignotaient du double plaisir d’avoir rempli son devoir en faisant une excellent affaire.

— Appelez-moi par mon nom, ami Guichard.

— Et votre nom est ?

— La Cigale, reprit le colosse simplement.

— Hein ! quoi ?

— La Cigale, répéta l’autre.

— Vous êtes le fameux la Cigale ?

— Fameux ! je veux bien.

— Oh ! je vous connais par cœur.

— Comment ça, vieux ?

— Frantz et Mouchette ne font que parler de vous.

— Les bavards !

— Ils vous attendent comme le Messie.

— Eh bien ! quoi ? Je serai moins long que lui à arriver. Me voilà, et toutes voiles dehors.

— Ils vont être joliment contents !

— Vous croyez ?

— J’en suis sûr. Me permettez-vous de vous offrir le café ?

— Tout de même, répondit le géant. On ne le fait pas mauvais en Normandie, avec la rincette et la surrincette, pas vrai ?

— Pardi oui.

Anthime appela sa femme.

— Tiens ! votre femme est ici ?

— Oui, faut bien.

— Et vous ne m’en parliez pas !

— Oh ! c’est si peu important.

— Pas un mot devant votre femme.

— Pour qui me prenez-vous ? Arrive ici, m’ame Guichard.

La femme du cabaretier arrivait précisément. Elle n’était pas jolie. Elle ne l’avait même jamais été. Plus jeune que le gracieux Anthime, elle paraissait avoir dix ans de plus que lui.

— Que q’vous v’lez, nout’homme ? lui demanda-t-elle, avec cet accent traînard et narquois que les femmes possèdent dans cette grasse partie de la France.

— Du café, et vivement ! la mère.

— Pour un ?

— Non, pour deux.

— Allons ! bon ! encore du ben d’perdu !

— Va, va…

— Nous n’gagnerons jamais rin…

— Est-ce fini ?

— Nous n’aurons jamais d’qué nous retirer à la ville :

Sur une menace d’Anthime, elle se retira en marronnant entre ses dents une kyrielle d’imprécations à l’endroit des clients qui venaient gruger gratis leur établissement.

Au bout de quelques minutes, elle revint avec du café, du sucre, deux tasses et une bouteille d’eau-de-vie de marc.

La première avait été vidée en manière de conversation par les deux compères, qui l’avaient sifflée sans s’en apercevoir.

Cela fait, elle se retira en maugréant, ne voulant pas autoriser de sa présence cette débauche ruineuse.

Au moment où le cabaretier versait le café dans les tasses, une ombre presque diaphane obstrua la lumière, et une crécelle joyeuse laissa tomber ces paroles, goguenardes :

Quelle belle nuit pour une orgie à la tour !

— Hein ? je reconnais ce timbre, fit le colosse en se retournant du côté du nouvel arrivant.

— Excusez ! continua celui-ci, plus que ça de balthazar ! Noces et festins ! On rigole sans les camaraux… c’est du propre. Je le dirai à maman.

— Moumouche ! s’écria la Cigale.

— Pssss ! psssst faisait le gamin en voltigeant autour de son gigantesque ami, et en imitant le bourdonnement d’une grosse mouche, pssss ! pssss ! pssss !

— As-tu fini, gamin ?

— Bonjour, nononcle !… Je veux un canard.

— Prends, bêta !

Et le géant tendit sa tasse à Mouchette, qui, prenant quatre ou cinq morceaux de sucre dans la soucoupe d’Anthime Guichard, les trempa dans le café de la Cigale, et les avala successivement avec le plus beau sang-froid du monde.

— Est-il gentil ! dit la Cigale en se tournant du côté du cabaretier, qui regardait les familiarités de Mouchette d’un air ébahi ; est-il gentil, hein ?

— Vous trouvez ?

— Monsieur fait sa Sophie ! dit Mouchette, la bouche encore pleine de sucre.

Il allait continuer, mais un second personnage entra dans la salle commune du bouchon.

— Tiens ! Frantz !

— Quoi de nouveau ?

— Rien, répondit Frantz Keller, ils se tiennent coi comme des lièvres dans un terrier. Le gars à Guichard les surveille. Et toi, petit ?

— Oh ! moi ! on ne me trouve pas joli ici… fit-il en lançant un regard de travers au cabaretier. Je me tais.

— Des excuses ! cria le colosse au cabaretier.

Anthime fit des excuses très humbles.

Mouchette reprit :

— Mon oncle, j’ai suivi le Brésilien.

— Quel Brésilien ?… Ah ! oui… le mal noirci.

— Marcos Praya.

— Bon. Quand on voit le pilote, le requin n’est pas loin.

— Comprends pas.

— Ça ne fait rien. Va toujours.

— Il m’a mené loin, le gueux.

— Où ça ?

— Au Havre.

— À pied ?

— Non, en ballon.

— Conte-nous ce que tu as fait.

— Oui… Je le veux bien.

On s’assit à ses côtés.

La Cigale, Frantz Keller et Anthime Guichard humaient déjà le récit du gamin.

Il commença :

— Pour lors…

Puis, réfléchissant et se grattant le bout du nez :

— Est-ce qu’il ne doit pas nous arriver un chef ?

— Oui.

— Quand ?

— Ce soir même.

— Alors, mes excellents bons, vous voudrez bien me permettre de garder ma primeur pour lui.

Il y eut un cri de réprobation poussé par le cabaretier et Frantz Keller.

Mouchette leur fit la nique.

La Cigale, de son côté, tout ennuyé qu’il fût d’attendre, dit naïvement :

— Moumouche a raison.

Sur ce, Mouchette se versa un plein verre d’eau-de-vie de marc et l’avala, pour noyer momentanément ces nouvelles importantes, qui, ajoutait-il par considération pour ses trois compagnons, ne demandaient qu’à prendre l’air.

Quoiqu’il n’en fit jamais qu’à sa tête, le gamin était toujours plein d’égards pour le géant.