Les invisibles de Paris (Aimard)/III/VII

Roy et Geffroy (p. 458-468).
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VII

LA PISTE DE M. JULES

En dehors de ce qu’il appelait les affaires, M. Jules avait la prétention de vivre comme tout le monde.

Méticuleux, tatillon et méthodique comme un vieil employé de ministère qui voit poindre l’aurore bénie de sa retraite, il servait d’horloge à tous ses pauvres voisins.

Été comme hiver, au premier coup de sept heures, il mettait son passe-partout dans sa serrure ; au dernier, il était assis devant sa table-bureau, et se prélassait dans son large fauteuil recouvert en cuir.

L’après-midi, à quatre heures précises dans la semaine, à deux le dimanche, il se levait, quittait son cabinet, et laissait M. Piquoiseux, son secrétaire, se débrouiller avec les toiles d’araignées et les criailleries de ses clients ou de ses agents, fatigués de se morfondre.

Ensuite, majestueusement, dans la plénitude de ses facultés et de son importance, à pied, par le beau temps ou par la pluie, il regagnait son boulevard.

Le boulevard du Temple, avec son groupe de théâtres, avec ses arbres, ses bancs, ses marchands de pommes d’oranges et de sucre d’orge, était le boulevard de l’honnête M. Jules.

Son appartement était situé au deuxième étage, dans une maison d’assez belle apparence, à deux pas du Petit-Lazary.

Rentré chez lui, il parcourait quelques lettres que son concierge lui remettait, il faisait un bout de toilette et descendait prendre sa récréation au café Turc.

Cette récréation durait de quatre heures et demie à six heures.

C’était une belle et bonne partie de dominos avec trois vieux rentiers, toujours les mêmes, qui ignoraient à quel formidable partenaire ils avaient affaire.

À six heures, il dînait… quand il dînait.

Un de ses agents racontait l’avoir vu rester cinquante-six heures sur pied, sans manger ni dormir, pour ne pas perdre une piste qu’il croyait tenir.

La piste était fausse.

Il rentra chez lui, mangea pour trois jours, dormit quatre heures et recommença le lendemain.

Cette fois-là avec succès.

Après dîner, il rentrait dans sa peau d’agent de police, — expression énergique affectionnée par lui, — et alors Dieu sait quelles œuvres, bonnes ou mauvaises, mais toujours ténébreuses, il accomplissait !

Or, le dimanche gras, à deux heures sonnantes, M. Jules quitta son fauteuil curule, ferma secrétaire, armoires, cartonniers, et, traversant le couloir secret dont lui seul avait la clef, il se trouva dans la rue des Noyers.

Comme de coutume, il gagna le boulevard du Temple et rentra chez lui.

Comme de coutume aussi, il changea de vêtements et redescendit peu d’instants après.

Seulement, ce jour-là, le double-six et le double-blanc n’eurent pas sur lui l’influence et l’attrait nécessaires pour lui faire traverser la chaussée dans la direction du café Turc, où ses joueurs ordinaires l’attendirent vainement.

Il tourna à droite, et suivit le boulevard du Temple, se dirigeant vers la porte Saint-Martin.

La fumée de son cigare voltigeait autour de sa tête, prenant les formes les plus fantaisistes.

Sa canne, vrai rotin de bâtonniste, décrivait des huits et des roses d’une vitesse fantastique dans les airs.

Ses lèvres, tout en s’humectant de l’arôme humide de son cigare, chantonnaient une chanson quelconque.

M. Jules, aux yeux de chacun, n’était pas autre chose qu’un brave employé, heureux de faire son dimanche.

Il badaudait, il flânait à ravir.

Tout était innocent dans sa personne, sauf son diable d’œil, qui ne pouvait s’empêcher, quoi qu’il en eût, de tourner à droite, à gauche, devant, derrière, et de regarder de temps à autre tout à l’entour de sa tête.

À la hauteur du café Hainsselain, au coin de la rue du Faubourg-du-Temple, l’ex-chef de la police de Sûreté se sentit suivi.

Pour lui, se sentir épier c’était l’être.

Cinq minutes après son doute se changeait en certitude.

Il ne se donna même pas la peine de marcher soit un peu plus vite, soit plus lentement, de rebrousser chemin ou de changer de trottoir, d’entrer dans une des nombreuses maisons du boulevard Saint-Martin qui toutes ont deux issues, l’une sur le boulevard même, l’autre dans la rue de Bondy.

Non pas.

Arrivé devant le théâtre de l’Ambigu-Comique, il s’arrêta, bien à son aise, tout naturellement, pour lire l’affiche du spectacle du jour.

On s’arrêta aussi.

M. Jules n’était pas homme à se laisser intimider ou surprendre.

Doué d’une force corporelle peu commune et d’une bravoure a toute épreuve, il ne s’étonnait de rien.

Rien ne l’effrayait.

Aussi son parti fut-il vite pris.

Faisant demi-tour à droite avec la plus magistrale lenteur, il se trouva nez à nez avec la personne qui semblait s’être donné la tâche de s’attacher à ses pas.

Cette personne était celle d’un ouvrier assez proprement endimanché.

Au mouvement de l’agent de police, qui était pourtant assez significatif, l’ouvrier ne broncha pas.

— Monsieur, dit le premier en ôtant poliment son chapeau, regarde l’affiche de ce soir, pour savoir à quelle heure commence le spectacle ?

— Moi ? non, répondit le second.

— Monsieur a-t-il vu la Closerie des Genêts ?

— Pas encore.

— C’est un drame superbe, monsieur.

— Ah !

— Oui, et pour peu que monsieur le désire, nous irons le voir ensemble ce soir, monsieur ayant l’air de désirer passer la soirée avec moi.

— Merci bien, monsieur Jules, fit l’ouvrier en riant, mais je n’ai pas le cœur au théâtre pour le quart d’heure.

— Hein ? fit de son côté l’agent, en entendant prononcer son nom. Tu me connais, l’ami ?

— Faut croire, repartit l’autre en s’inclinant humblement devant lui. Qui est-ce qui ne connaît pas le soleil ?

La flatterie était grosse comme un potiron et vieille comme Mathusalem, mais quelle est la flatterie à laquelle on ne se laisse pas prendre ?

Notre héros ne chercha pas à résister.

Il se sentit même tellement désarmé par l’humilité adulatrice de cette comparaison exagérée, qu’il renonça à continuer la plaisanterie avec son espion.

— Ah ! tu me connais ? répéta-t-il, et depuis quand ?

— Depuis bien longtemps, monsieur Jules.

— Ton nom ?

— Filoche, pour vous servir.

— Filoche ?

— Lui-même.

— Filoche ! continua l’ex-agent, avec un vif mouvement de satisfaction, un de mes vieux, un de mes bons !

— Oui, monsieur Jules, et je vous avouerai même que ça m’humilie crânement de ne pas avoir été reconnu par vous.

— Il ne faut pas t’en chagriner, ma vieille, j’étais un peu distrait et tu es un peu changé : voilà quelque dix ans que je t’ai perdu de vue.

— À peu près.

— Tu t’es fait une tête d’honnête homme.

— Je suis l’homme de ma tête, répondit Filoche en soutenant fièrement le regard scrutateur de son ancien chef.

— Tant mieux, mon garçon, tant mieux. Seulement, il ne faut pas t’étonner qu’on se donne le temps de la réflexion en te reluquant à nouveau. Que fais-tu à présent ?

— Je débarde.

— Ah !

— Et j’évite les trains de bois.

— Fichu métier ! mon gars, pour un homme intelligent comme toi, fit M. Jules, avec une moue expressive.

— Fichu métier, possible ! Mais il faut manger, et ce métier-là me nourrit tout de même.

— Alors tu ne te plains pas ?

— À quoi ça me servirait-il.

— C’est juste. Je n’ai plus rien à te dire. Viens me voir un de ces matins, nous recauserons. Adieu, mon garçon.

Et M. Jules, pensant que Filoche ne l’avait suivi et arrêté que pour opérer cette touchante reconnaissance, lui fit un geste de la main, et se prépara à reprendre sa marche.

Cette retraite subite ne laissa pas de décontenancer Filoche, qui, après une hésitation d’une seconde, prit son courage à deux mains, et le rattrapa vivement.

— Je vais vous dire, monsieur Jules, reprit-il d’une voix embarrassée.

— C’est encore toi !

— Je voudrais causer avec vous de…

— De quoi ?

— De quelque chose de pressé.

— Sapristi ! c’est que je le suis aussi diantrement pressé ! répliqua l’ex-agent en consultant sa montre, qui marquait trois heures et demie.

— Voilà une demi-heure que je vous suis.

— Je m’en suis bien aperçu. Viens demain matin à mon agence, rue…

— Des Noyers, 7. Merci, j’en arrive.

— Ah ! Enfin, qu’y a-t-il ?

— Une commission dont on m’a chargé.

— Pour moi ?

— Pour vous.

— Qui t’envoie ?

— Quant à ça !… je serais bien embarrassé de vous le dire.

— Imbécile ! s’écria M. Jules, qui marchait toujours.

— Foi d’homme ! repartit l’autre, c’est un particulier que j’ai repêché, cette nuit, au-dessous du pont d’Iéna.

— Hein ?

— Ficelé comme un saucisson.

— Dans une couverture de cheval, et blessé, continua M. Jules stupéfait d’une telle coïncidence.

— Le corps criblé comme une écumoire.

— Ce n’est pas possible ! murmurait l’agent, ce n’est pas…

— Possible… Si fait, monsieur Jules, c’est la pure vérité. On venait de le jeter du haut du pont, quand j’ai eu la chance de l’agrafer avec une gaffe et de le haler à bord du train.

— Attends, fit l’agent, qui héla une voiture et y fit monter Filoche.

— Cause maintenant, ajouta-t-il, je vais allée des Veuves.

— Comme ça se trouve, répondit joyeusement le débardeur, c’est sur ma route.

— Tu disais donc que tu avais repêché ce particulier sur les… ? Au fait, à quelle heure l’as-tu donc repêché ?

— Vers une heure du matin.

— Qu’en as-tu fait ?

— Dame ! dit Filoche en hochant la tête, pas grand’chose ! Il n’en menait pas large, et je ne sais pas trop s’il en reviendra. C’est une justice à rendre aux frangins qui s’en sont mêlés, il a été arrangé de main de maître.

— Vraiment ! grommela M. Jules de plus en plus intrigué.

— Oui, il faut convenir que pour ne pas encore avoir rendu l’âme, il doit l’avoir rudement chevillée dans le corps. C’est un rude mâle, oui !

— Bien, bien, bavard ! Où l’as-tu mis, maintenant ?

— Chez moi. Je l’ai transporté avec l’aide de deux vieux camaraux. Nous l’avons mis dans un fiacre, et voilà ?

— Qui le soigne ?

— Fifine.

— Qui ça, Fifine ?

— L’ancienne à Buteux, qui tire cinq longes à Rochefort.

— Tu vis donc avec elle aujourd’hui ?

— Dame, fit le débardeur, qui baissait les yeux d’un air modeste.

— Voyons la commission, ajouta M. Jules, ne pouvant s’empêcher de trouver que son ex-subordonné n’était pas d’une délicatesse outrecuidante.

— C’est le blessé qui me l’a donnée, quoi ? Lorsque je l’ai eu couché, il a repris connaissance et s’est mis à prononcer votre nom.

— Hum ! ce doit être quelque cheval de retour.

— Ça m’en avait toute la chanson. Aussi, je me suis intéressé à son malheureux sort !

M. Jules sourit.

— Alors ? demanda-t-il.

— Alors, je lui ai allongé votre nom. C’est étonnant comme ça vous a paru lui faire plaisir.

— Merci, Filoche.

— Pardon, excuse, monsieur Jules, l’intention n’y était pas…

— Va, va toujours.

— Comme mon bonhomme ne parle qu’avec une difficulté énorme, à cause du sang qu’il a perdu, j’ai été assez longtemps à comprendre ce qu’il voulait de moi.

— Enfin ? dit l’agent de police avec impatience.

— Il ouvrait des yeux grands comme sa bouche, de l’effort qu’il faisait pour que je comprenne. Je me mis à suivre la direction de son regard, j’aperçus à mes pieds…

— Quoi donc ? quoi ?

— Un mignon calepin, tout doré, qui s’était échappé d’une de ses poches.

— Un calepin ! L’as-tu là ?

— Pardi ! oui ! puisque, après des efforts incroyables, mon noyé est parvenu à murmurer à peu près clairement ces trois mots : Pour M. Jules.

— Pour moi ?

— Oui.

— Donne.

— Le voici, dit Filoche en retirant de la poche de son pantalon un petit carnet en écaille incrustée d’or.

M. Jules le lui arracha des mains, l’ouvrit et se mit à le feuilleter avec une rapidité fébrile.

Filoche, sans en avoir l’air, le regardait en dessous, et ne perdait pas une des sensations qui se peignaient sur ses traits énergiques.

L’étonnement, la colère, puis une joie mal contenue s’y succédèrent.

Son examen achevé, l’ex-agent, fixant ses yeux sur ceux du débardeur de façon à fouiller chacune de ses pensées, reprit :

— Voyons, mon garçon, tu ne planques pas. On ne se moque pas de moi, on ne fait pas joujou impunément avec moi ! Tu m’as bien raconté toute la vérité ? L’homme…

— Repêché, foi de bon zig.

— Il est chez toi ?

— Soigné par Fifine.

— Si tu dis vrai, je…

— Pourquoi voulez-vous que je vous conte des blagues ?

— Tu as raison… Ah ! maître Rifflard ! maître Rifflard ! murmurait à part lui M. Jules, qui pensait que l’ouvrier cambreur avait voulu tout simplement se moquer de lui.

— Rifflard ? interrogea Filoche avec la plus parfaite innocence.

— Rien, répliqua vivement l’agent, qui reconnut s’être oublié. Où perches-tu ?

— Rue des Batailles, à Chaillot.

— Numéro ?

— Quatre, le chapeau du commissaire, ajouta gaiement le débardeur.

Mais M. Jules ne se trouvait pas en train de rire, il cria rageusement au cocher :

— Cocher, 4, rue des Batailles, à Chaillot… et raide !

Tant bien que mal on arriva en un quart d’heure.

À quatre heures moins le quart, le fiacre s’arrêta devant le numéro 4 de la rue des Batailles, espèce de masure à six étages, qui se tenait debout par un miracle d’équilibre.

— Allons, leste ! dit M. Jules, qui n’avait plus desserré les dents pendant ce dernier trajet. Est-ce bien haut ?

— Au premier, au dessous de l’entresol, en descendant du paradis, répondit Filoche.

— Et il y a six étages !

Ils montèrent.

L’intérieur de la maison répondait à son extérieur, un vrai coupe-gorge.

L’ex-agent jurait comme un païen en posant le pied sur les marches visqueuses de l’échelle de meunier que Filoche montait avec l’assurance donnée par l’habitude.

Enfin, après avoir grimpé environ cent vingt marches, c’est-à-dire après avoir risqué cent vingt fois de se rompre le cou, ils prirent pied sur un palier étroit, obscur, aboutissant à deux portes placées en face l’une de l’autre.

— Nous y sommes, fit le débardeur.

— Tonnerre ! si l’appartement répond à l’escalier, ça doit être du propre !

— Dame ! monsieur Jules, on n’habite pas un palais, mais on paye son terme exactement.

— Quelle chance pour le propriétaire ! grommela ce dernier, qui, tout en ayant visité les réduits les plus infimes et les plus infâmes de Paris et de la banlieue, n’avait jamais rencontré une décrépitude, un délabrement aussi complets.

Filoche tira une ficelle qui servait de loquet.

La porte de gauche s’ouvrit.

— Passez, monsieur Jules.

Ils pénétrèrent dans une mansarde sale, dégoûtante, dégarnie de meubles, où les quatre vents cardinaux venaient se donner rendez-vous dans leurs moments perdus.

Au milieu de ce grenier, sur une paillasse posée à terre, un homme se trouvait étendu avec tous les égard dus à sa situation précaire.

Cet homme, pâle comme un cadavre, dormait d’un sommeil profond.

L’ex-agent le reconnut du premier coup d’œil.

C’était le comte de Mauclerc.

Lui, le lion, lui, le dandy, lui, la fleur des pois des viveurs de son temps, vautré sur un immonde grabat, sauvé et soigné par les derniers de ces misérables sur lesquels il daignait à peine laisser tomber un regard du haut de son tilbury ou de son pur-sang !

Allons ! allons ! la Providence fait bien les choses, quand il lui plaît de s’en donner la peine.

C’étaient là les réflexions qui trottaient à travers la tête de notre visiteur, qui, tout en réfléchissant aux vicissitudes de ce monde sublunaire, n’en continuait, pas moins l’inspection du réduit dans lequel il venait de s’introduire.

Une femme en haillons, aux cheveux jaunes et ébouriffés, aux angles atrophiés par la misère et la débauche, se tenait assise auprès du blessé.

Souvenir vivant des Tricoteuses de la Terreur, elle achevait un bas de laine, tout en surveillant un mauvais poêlon qui chantait faux sur un réchaud en terre.

Une lampe fumeuse éclairait tant bien que mal ce taudis fantastique.

Au bruit fait par les arrivants, la femme se retourna vivement.

Elle aperçut M. Jules.

Un éclair de joie vint illuminer son visage flétri, et elle se leva avec empressement.

L’ex-agent lui fit signe de se replacer sur l’escabeau qui lui servait de siège.

— Ne bougez pas, dit-il à voix basse ; ne réveillez pas le blessé.

— Vous ne voulez donc pas lui parler ? demanda Filoche.

— Plus tard. En ce moment, son réveil ne me serait d’aucune utilité. Je l’ai vu. Je me suis assuré que c’était bien lui. Cela me suffit.

Et comme la femme insistait du geste pour réveiller le comte de Mauclerc.

— Non, reprit-il avec énergie, la moindre émotion lui serait funeste. Vous me le tueriez, et je veux qu’il vive.


Elle se roula aux pieds de cet homme.

Eiloche et sa compagne ne comprirent pas la sombre portée de ces dernières paroles.

Fifine — c’était le nom de la mégère — lui répondit :

— Vous allez attendre, pour lui parler ?

Et elle lui avançait une chaise dépaillée, la seule de la mansarde.

— Non, je m’en vais.

— Tout de suite ? continua-t-elle d’un air mécontent.

— Oui. Pour le moment, je n’ai rien à faire ici.

— Vous reviendrez alors ?

— Dans peu de temps, soyez tranquille.

Fifine regarda Filoche et baissa la tête sans répliquer.

Celui-ci fit timidement observer à M. Jules qu’à son réveil le blessé ne serait peut-être pas satisfait de ne pas avoir été réveillé pour s’entendre avec lui.

Ce n’était pas l’opinion de l’ex-chef de la police de Sûreté, qui les entraîna sur le palier, où il leur parla tout à son aise.

Après leur avoir répété que, momentanément, la vue du comte de Mauclerc blessé lui suffisait, il ajouta :

— Maintenant, mes agneaux, écoutez-moi bien, si vous ne voulez pas avant quarante-huit heures être emballés de nouveau et retourner au pré, dont vous faisiez le plus bel ornement, il y a à peine quelques petites années…

— On sait ça… répondit sourdement la femme, en devenant un peu plus pâle… on sait ça comme vous…

— Tu dis ?

— On s’y est rencontré avec vous, monsieur Jules, et on ne l’a pas oublié.

Un éclair de rage sortit de l’œil de l’ex-agent. Il regarda tour à tour Fifine et Filoche, puis voyant qu’il n’y avait pas moyen de rabaisser le caquet de la femme et de relever le museau narquoisement baissé de l’homme, il ajouta :

— Bien, la mère ! toujours la même. À l’occasion, je m’en souviendrai.

— Ne nous menacez pas, alors, grogna celle-ci.

— Nous sommes de bons zigs, patron, continua Filoche, qui lui donnait ce titre pour le désarmer.

Il réussit à moitié.

— Je ne vous menace pas, mes enfants, reprit M. Jules, je vous avertis. Voilà tout.

— Un bon averti en vaut deux ! murmura Fifine.

— Elle parle aussi bien que du temps de Buteux, interrompit ironiquement l’ex-agent.

Fifine le regarda de travers.

Il ne fit qu’en rire.

— Répondez-moi ! dit-il avec autorité.

— Vous n’avez qu’à parler.

— Quelqu’un sait-il que ce particulier a été recueilli par toi, Filoche ?

— Personne.

— Personne… de la maison ?

— Je l’ai amené et monté la nuit passée. Il n’y avait pas un chat dans l’escalier.

— Qui habite cette maison ?

— Des ouvriers des ports, déchargeurs ou débardeurs, comme moi trop fatigués de leur journée pour s’inquiéter de la nuit de leurs voisins.

— C’est bien. Mais on t’a aidé pour transporter le blessé jusqu’ici ?

— Deux camarades.

— Imbécile ! fit M. Jules en haussant les épaules, et tantôt tu prétendais que nul ne savait…

— Mais…

— Silence ! Ces camarades, où sont-ils ?

— Voilà justement ce que j’allais vous dégoiser. Ils étaient chargés de la conduite du train jusqu’à Triel, où ils doivent le dépecer.

— Sont-ils repartis ?

— À l’instant même, sans même boire une goutte, dans la crainte de se mettre en retard.

— Bon. Ils se tairont…

— Quinze jours au moins.

— C’est plus qu’il ne m’en faut. Qui a pansé le blessé ?

— Moi ! dit Fifine en s’avançant.

— Avec quoi ?

— Des compresses et de l’eau fraîche.

— C’est ce qu’il y a de plus simple, repartit l’ex-agent en souriant.

— Ça ne peut pas faire de mal et ça me connaît. J’en ai tant soigné des atouts dans la taverne Saint-Marcel !

Fifine, toute jeune fille, avait servi dans un cabaret où, jour et nuit, charretiers, égoutiers, routeurs de jour et rôdeur de nuit ne mangeaient pas un arlequin sans tirer la savate au dessert.

Elle était experte en toutes blessures provenant d’un poing fermé ou d’un couteau ouvert.

— Jusqu’à nouvel ordre, lui enjoignit l’ex-agent de police, pas un mot de ce qui s’est passé, à âme qui vive.

— Bon. Mais demain, faut que j’aille au travail… et mon homme aussi.

— Vous n’irez pas, et vous veillerez à ce que personne ne pénètre chez vous.

— Et de l’os ?

M. Jules jeta un billet de banque à Filoche :

— Voilà deux cents francs !

— Fameux ! cria Fifine. Quelle noce !

— Tais-toi, et ronge ton os en silence, gronda sourdement l’ex-agent, qui, comme tous les gens sortis de la plèbe, n’avait aucun égard pour ceux dont il avait été si longtemps l’égal.

Puis, s’adressant à Filoche, il ajouta :

— Toi, tu vas immédiatement te procurer un lit convenable et tout ce qui peut être nécessaire au blessé.

— Quoique ce soit dimanche, il n’est pas tard, je trouverai cela facilement.

— Bien, n’épargne rien. Quand il n’y en aura plus, il y en aura encore

— À la bonne heure !

— Si, à son réveil, ton blessé me demande, tu lui diras que je reviendrai.

— Quand ?

— Demain matin.

— Bon.

— Ah ! une observation importante. Sous aucun prétexte, vous ne vous permettrez d’interroger le comte… le blessé…

— C’est compris.

— Mais s’il nous parle, c’t’homme ?

— Vous lui imposerez silence.

— Au nom de qui ?

— Au nom du médecin, que vous ferez venir le plus tôt possible.

— Bien.

— À bientôt, Filoche.

Et M. Jules descendait avec précaution les premières marches de cet escalier qui l’avait tant fait pester.

Un dernier avertissement à donner lui parut nécessaire.

Il s’arrêta et dit à Filoche :

— Tais-toi, car si tu parles, gare le pré !

— Soyez calme, monsieur Jules, Fifine a de l’atout et j’en réponds.

— Quand on répond d’une femme, on l’épouse, ricana l’ex-agent, qui redescendait suivi de Filoche.

La mégère aux cheveux jaunes rentra dans la mansarde où gisait le blessé, et jetant un regard curieux et triomphant sur ces murs noirâtres et lézardés :

— C’est bien la peine de faire le malin pendant trente ans de sa vie pour se laisser mettre dedans par…

Elle n’acheva pas sa manière de réflexion à haute voix, mais elle fit un geste de menace ironique à l’adresse de M. Jules, qui, tout en étant un si bel homme, se montrait aussi méprisant pour une femme aussi jolie qu’elle !

Cependant, le bel homme en question congédiait son hôte, le débardeur, qui le quitta pour exécuter ses ordres, et remonta dans son véhicule après avoir donné au cocher l’adresse du docteur Martel, allée des Veuves.