Les invisibles de Paris (Aimard)/III/VI

Roy et Geffroy (p. 449-457).
◄  V
VII  ►


Un châle lui a été jeté adroitement sur la tête de façon à l’empêcher de crier.

VI

JOURNAL D’UNE JEUNE FILLE (suite). — DÉBUTS DE KIRSCHMARK DANS LA BANQUE

Demeuré seul, l’infortuné commerçant eut comme un éblouissement qui le força de s’appuyer au premier meuble à la portée de sa main.

Il réfléchit un moment.

Il comprit que tout était fini pour lui.

Alors, allant à un bureau qui se trouvait dans l’angle du salon, il en ouvrit le tiroir intérieur et y prit deux pistolets dont il vérifia les amorces.

Ces pistolets, il les posa sur le bureau, à sa droite ; et, ouvrant un buvard, il se mit à écrire :

« Amie, adieu pour toujours.

« L’homme que tu estimes et que tu aimes ne doit pas vivre déshonoré !

« Je me tue, parce que je ne peux plus rien pour toi.

« Depuis dix ans tu m’as rendu heureux !

« Ma consolation, à cette heure suprême, est de penser que tu ne m’as jamais causé un moment d’amertume.

« Sois bénie ! toi et l’enfant que tu m’as donnée !

« Vis pour ta fille, et un jour dis-lui que son père est mort pour lui laisser un nom sans tache ! »

Il signa, murmurant des mots sans suite…

— Sans tache !… oui ! La mort épure tout.

Prenant les armes sur le bureau, il les plaça dans une des poches de sa redingote, qu’il eut soin de boutonner.

— Non ! non… pensait-il, et de temps à autre il énonçait tout haut une partie de ses pensées… Ce misérable usurier mentait en prétendant qu’on ne se tue pas !… Je ne tremblerai pas au dernier moment !… Depuis longtemps déjà, mon esprit s’est familiarisé avec l’idée de la mort.

Il se promenait à grands pas.

— Vienne le signal, maintenant ! je suis prêt.

Ici, un bruit léger se fit entendre à la porte par laquelle Mme  Bergeret était sortie.

— Pauvre Louise ! c’est elle… je l’oubliais. Elle attend que je la rappelle.

Il ouvrit.

Louise entra.

La pauvre femme tremblait, se soutenant à peine.

Elle venait de subir un rude assaut.

Placée derrière la porte de communication qui séparait sa chambre du salon, elle avait écouté, anxieuse, agenouillée presque, l’entretien de son mari et de Kirschmark.

Tant que les deux hommes n’avaient fait que débattre leurs intérêts, elle s’était contentée de prier. Mais au moment où M. Bergeret, désespéré par l’insensibilité de son créancier, lui jura de se tuer, elle comprit que tout était perdu.

Rien ne lui coûta.

Malgré la défense qui lui en avait été faite, elle se précipita dans un couloir de dégagement, arriva assez à temps pour arrêter le banquier usurier.

Elle l’entraîna dans une pièce retirée.

Là, ce que l’affection, la tendresse conjugale peuvent inspirer d’ardentes prières et de convaincantes protestations, son amour pour son mari le lui inspira.

Elle se roula aux pieds de cet homme, qui tenait la vie de tous les siens dans un oui ou un non.

Il la laissa parler, pleurer, prier !

Il la regardait et la trouvait belle.

Plus belle que sa maîtresse ordinaire, plus belle que les courtisanes de hasard après lesquelles il courait dès que ses affaires lui laissaient quelque répit.

Il le lui dit.

La pauvre femme le laissa dire.

Elle n’attendait qu’une réponse, et tout ce qui n’était pas cette réponse ne lui semblait pas avoir de signification.

Elle redoubla ses supplications.

— Vous demandez un oui. Soit, j’accorderai un délai, je donnerai du temps, tout le temps qu’il vous plaira…

Et comme elle se penchait, haletante de joie, pour lui saisir les deux mains et les couvrir de baisers, le monstre ajouta :

— Mais c’est un oui aussi que je vous demande.

Mme  Bergeret ne comprenait pas.

Il se fit comprendre.

Oh ! ce ne fut pas long.

La femme suppliante disparut.

La mère se redressa de toute sa hauteur.

Et, fortes de leur sainte dignité, de leur infortune imméritée, la femme et la mère, représentées toutes deux par cette vertueuse créature, crachèrent son infamie à la face du hideux, bandit qui vendait l’honneur commercial de l’époux au prix de l’honneur conjugal et maternel de l’épouse.

Kirschmark se retira au comble de la rage.

Ainsi la démarche tentée par Mme  Bergeret tournait au détriment de l’homme pour qui elle eût sacrifié sa vie, mais sa vie seulement !

Le créancier parti, elle avait couru chez elle, ouvert des tiroirs, pris quelques écrins, et elle avait écouté de nouveau ce qui se passait dans le salon.

Son mari écrivait.

Elle attendit, puis elle frappa.

Quand M. Bergeret vint lui ouvrir, elle se précipita dans ses bras.

Et tous deux se mirent à sangloter.

Mais ce n’était pas le moment de se livrer à un stérile désespoir.

Louise fut la première qui revint au sentiment de leur cruelle situation.

Elle eut le sang-froid de feindre l’ignorance la plus complète au sujet de tous les détails de sa conversation avec le banquier.

— Eh bien, mon ami ? lui demanda-t-elle.

— Du courage ! répondit M. Bergeret.

— Tes prières ?…

— Sont tombées sur un banc de pierre.

— Oui, oui, mais je veux tout savoir, dis-moi jusqu’où va notre malheur ? Qu’as-tu obtenu ?

— Rien.

— Quoi ! pas un délai ?

— Il m’a donné une heure.

— Une heure ? et après ?

— Après ? Il faudra me tenir à la disposition des gardes du commerce.

La malheureuse femme lui mit la main sur la bouche en lui criant, dans le plus grand, désordre :

— Non, non, n’achève pas… Une heure ! et il y a déjà longtemps qu’il est parti ! et dans quelques minutes on viendra te chercher… t’arracher de mes bras, Bergeret !… Oh ! non, je ne veux pas que tu ailles en prison, je ne le veux pas !

Lui l’entourait de ses bras et lui répondait, sombre et résolu :

— Je ne le veux pas non plus, moi.

Elle allait lui crier :

— Tu vas te tuer, tue-moi d’abord !

Mais la prudence lui ferma les lèvres.

Il se serait douté qu’elle avait tout entendu. Il se méfierait d’elle. Elle se tut.

Son mari reprit :

— Voyons, Louise, écoute-moi. On va venir saisir tout ce qui nous appartient, tout ce qu’il y a ici.

— Eh bien ?

— Il ne faut pas que tu assistes à ce triste spectacle. Je ne veux pas qu’on te trouve ici. Quitte cette maison.

Louise le regarda bien en face et lui dit vivement :

— Avec toi… oui… à l’instant, partons !

M. Bergeret fit un geste d’impatience ; mais à la vue du visage désolé de celle qu’il aimait tant, il leva les yeux au ciel et continua :

— Pars avec Claire, avec notre fille. Va chez ta sœur. Je vous y ferai tenir de mes nouvelles au plus tôt.

— Et toi ?

Ces deux mots, dits avec toute la tendresse d’une femme qui connaît sa puissance si longtemps éprouvée, lui donnèrent le frisson.

Il se détourna pour reprendre son sang-froid et repartit :

— Moi… tu le comprends bien… il faut que je me cache…

— Oui !… répondait machinalement la pauvre femme.

— Si je vous suivais, on me trouverait sans peine.

— Oui, oui !… C’est juste !

Et elle sortait des poches de sa robe les écrins qu’elle avait pris dans sa commode.

— Que tiens-tu là ? demanda M. Bergeret.

— Rien ! je ne sais pas… Ah ! oui… répondit Louise presque affolée par la terrible pensée qu’il allait falloir quitter son mari. Mon écrin, mes diamants ! ceux que tu mis dans ma corbeille de mariage.

— Ah ! Et que veux-tu en faire ?

— Ce que je… moi… mais rien… Je te les apportais… Si tu les avais proposés, offerts à cet homme, peut-être aurait-il pris patience… Il en est temps encore… offre-les-lui.

Le mari prit sa femme entre ses bras, et, la pressant contre son cœur, il lui dit :

— Cher ange, ces bijoux, réunis à tout ce que je possède, ne feraient pas la moitié de la somme due… et mon créancier veut tout.

— Alors… prends-les…vends-les.

— Non.

— Tu en auras besoin, insistait Louise. Nous, nous serons chez ma sœur ; il ne nous manquera rien.

— Pauvre amie ! ces diamants, derniers reflets d’un bonheur évanoui, d’un passé perdu pour toujours, ces diamants ne nous appartiennent pas.

— Grand Dieu ! fit la pauvre femme en laissant tomber les écrins…

— Tout ce que nous possédons est le gage de mon créancier. Il serait coupable d’en détourner la moindre partie.

Elle se résigna.

— Tu as raison, mon ami. Je t’obéirai… je quitterai la maison avec Claire… mais tu vas partir avant moi.

— Oui ! oui !… répondit Bergeret, en cherchant à calmer l’exaltation qui envahissait sa compagne.

— Nous, nous irons… où cela ?… au fait… où faut-il aller ?… Je ne sais plus bien, moi !

Mme  Bergeret finissait à peine cette phrase, qu’on sonna violemment à la porte d’entrée.

Mme  Bergeret fit un mouvement et se rapprocha de son mari.

— On a sonné ! murmura-t-elle d’une voix si basse qu’il ne l’entendit pas.

— On a sonné ! — Eux, déjà ! pensa le malheureux.

On entendit le bruit de la porte donnant sur le palier, qui se refermait.

La femme de chambre parut. Elle tenait la petite Claire par la main.

Elle était émue, elle balbutiait :

— Madame, il y a là des personnes qui demandent monsieur !…

M. Bergeret allait sortir.

Sa femme la retint.

— C’est bien… dit-elle à la domestique… laissez-nous… et priez ces personnes d’attendre quelques instants…

— Mais…

— Sortez !… Claire, reste ici.

La femme de chambre obéit. L’enfant resta.

Louise se précipita vers la porte du fond par laquelle sa femme de chambre venait de se retirer, et elle poussa le verrou.

La petite Claire regardait sans comprendre la grandeur de l’infortune qui s’appesantissait sur sa famille.

Cependant, elle ne perdit pas un détail de cette triste scène.

Tandis que sa mère poussait le verrou, elle courut à son père, immobile, et comme frappé de la foudre.

Les baisers de sa fille le tirèrent de son accablement.

Il vit ce qui occupait sa femme.

— Louise, que fais-tu là ? s’écria-t-il.

Elle lui répondit tout bas :

— N’as-tu pas entendu ?

— Quoi ?

— Ils sont là !

— Ne devaient-ils pas venir ? répliqua M. Bergeret douloureusement.

— Oui… mais tu…

— Ma Louise ! mon ange adoré ! mon plus grand tourment, à cette heure suprême, est de te voir près de moi.

— Tais-toi ! Je ne donnerais pas ma place, près de toi, pour une éternité… Bergeret, il faut partir, partir tous les deux !

— Impossible ! fit l’homme. Il faut user de ruse, pour que je ne tombe pas entre leurs mains !

— Parle !

— Écoute ! Je vais entrer dans ma chambre…

— Après ?

— Dès que j’y serai, tu ouvriras aux agents de ce misérable Jacob Kirschmark…

— Leur ouvrir !…

— Oui !

Elle allait répondre que mieux valait laisser enfoncer la porte, qu’elle se ferait tuer plutôt que de leur permettre d’arriver jusqu’à lui ; mais on frappa, et une voix forte et lente prononça distinctement ces mots irrésistibles :

— Ouvrez ! au nom de la loi !

M. Bergeret fit un signe.

Louise comprit.

Elle se dirigea vers le fond du salon et répondit :

— J’ouvre, messieurs, j’ouvre.

Ses jambes ne la soutenaient plus.

Elle s’assit en murmurant :

— J’ai peur !

Les émotions successives par lesquelles passait sa pauvre tête réagissaient sur ce cœur si fort, si dévoué.

Pendant ce mouvement, le père saisissait sa fille et l’embrassait convulsivement.

L’enfant ne disait rien.

Elle regardait son père d’un air grave, qui témoignait de la précocité de son intelligence.

Louise, s’apercevant du désespoir muet de son mari, se releva et revint sur ses pas :

— Bergeret, lui dit-elle, pourquoi veux-tu que j’ouvre cette porte ?

— Ces gens veulent m’arrêter, tu le sais.

— Eh bien ?

— Retiens-les quelques instants. Attire-les ici.

— Et pendant ce temps-là ?

— Tu m’as compris. Je descends par la fenêtre de ma chambre, qui se trouve à peine à quelques pieds du sol.

— Si cela se pouvait !…

— Cela se pourra, et je serai sauvé !

— Sauvé !… va !…

Et elle le poussait d’une main.

Mais soudain elle le retint de l’autre.

— Ah ! fit-elle avec un désespoir croissant, mais je m’en souviens… tout à l’heure tu refusais de fuir.

— Tout à l’heure ?

— Oui… ne dis pas non… J’en suis sûre…

— J’ai changé d’idée !

— Tu me le jures ?

— Louise, ouvre cette porte, lui dit son mari avec autorité.

— Bergeret, tu me trompes ! répondit-elle, avec des accents qui eussent déchiré le cœur d’un homme moins résolu.

— Ouvre cette porte, je t’en prie.

La lumière se faisait dans le cerveau de la malheureuse.

— Bergeret, tu mens !

S’armant de toute l’influence qu’il pouvait avoir sur cette créature qui n’avait jamais vécu que par lui et pour lui, il ajouta :

— Louise, ouvrez cette porte, je vous l’ordonne !…

Louise, courbée sous cette volonté respectée, sentit toute résistance se fondre.

Elle se dirigea vers la porte fatale.

Bergeret passa rapidement dans la chambre.

L’enfant regardait, immobile.

La même voix répéta du dehors :

— De par la loi et justice, ouvrez !

Louise allait obéir à l’ordre de son mari, aux injonctions de cette voix redoutable, quand la petite Claire, qui se trouvait près du bureau sur lequel Bergeret avait laissé sa lettre tout ouverte, l’aperçut.

Elle prit la lettre et la porta à sa mère.

Parcourir cette lettre d’un rapide coup d’œil, pousser un cri désespéré et se précipiter vers la chambre de son mari, fut pour elle l’affaire d’une seconde.

Un coup de feu retentit au moment où elle y mettait le pied.

Puis, plus rien !

Pas de cris, pas de pleurs !

Le silence du cimetière.

La mort de l’homme, l’évanouissement de la femme firent succéder un calme profond aux orages, à la tourmente de la scène que nous venons de décrire.

Au bruit du coup de pistolet, après une troisième sommation, les gardes du commerce attaquèrent la porte du fond.

L’enfant, éperdue, pâle, hors d’elle-même, mais cherchant à voir et à savoir, se tenait là entre les deux portes, sans oser entrer dans la chambre de son père, sans vouloir ouvrir aux gens qui faisaient pleurer sa mère !

La porte du salon tomba.

Les recors, qui venaient de l’enfoncer, pénétrèrent dans cet intérieur qui, rayonnant de vie et de bonheur la veille encore, sentait aujourd’hui la misère et la mort.

La petite Claire les considérait tout effarée.

— Le sieur Charles Bergeret est-il ici, mon enfant ? demanda l’agent en chef, en adoucissant de son mieux sa voix rogommeuse.

— Papa ! Vous voulez voir papa ? — Il est là, avec maman.

Et elle montrait la chambre mortuaire.

Il y eut une seconde d’hésitation chez ces hommes, qui pourtant n’ont guère l’âme bien tendre.

Ils avaient d’abord cru à une comédie, à une farce de débiteur aux abois.

La farce dégénérait en drame sanglant.

L’agent en chef entra dans la chambre de M. Bergeret.

Les autres agents suivirent.

Au spectacle qui frappa leurs yeux, ils se découvrirent tous.

Le père, l’homme, le commerçant, le mari, était étendu tout de son long, mort d’un coup de pistolet en plein cœur.

Le femme, la mère, gisait sans connaissance, le visage baigné dans le sang qui coulait de la blessure de son mari.

Profitant du silence de tous ces hommes qui avaient le verbe si haut peu d’instants auparavant, Claire s’était glissée jusqu’à sa mère, et l’appelant de toutes ses forces :

— Maman ! maman ! réveille-toi ! criait-elle.

Et elle s’agenouillait à ses côtés, et elle lui baisait les mains.

Le commissaire de police constata la mort de M. Bergeret.

Puis, grâce aux soins donnés à sa femme, on parvint à lui faire reprendre connaissance.

Mais son premier regard que, dans un reste d’égarement, elle dirigea vers cette porte terrible, tomba sur la tête inquiète et curieuse de Kirschmark.

L’infâme usurier, le libertin rancunier, avait calculé le temps qu’il fallait à ses agents pour exécuter ses ordres, et il venait savourer le plaisir de sa basse vengeance ; il venait faire prendre à son amour-propre blessé un bain de larmes et de sanglots.

Ce fut un bain de sang qu’il trouva préparé.

Et comme stupéfait par ce spectacle inattendu, incroyable, il demeurait cloué sur le seuil de cette demeure, faite veuve et orpheline par lui, un cri d’horreur vint lui déchirer les entrailles.

C’était la femme de sa victime qui venait de le pousser.

Il voulut s’en aller.

Les jambes lui manquèrent.

Puis, une force magnétique le retenait là, haletant, éperdu, voulant voir jusqu’au bout.

Il vit Mme Bergeret se lever sans secours, prendre son enfant par la main, la traîner jusqu’à lui, étendre le bras vers lui, et s’écrier :

— Claire, mon enfant, tu vois cet homme…

L’enfant répondit :

— Oui.


L’enfant tenait un journal et épelait.

La mère continua :

— Regarde-le ! regarde-le bien… et souviens-toi !… C’est l’assassin de ton père !

Ce fut tout.

Le lendemain, la veuve de Charles Bergeret était folle, et sa fille mendiait pour lui avoir du pain.

Le manuscrit s’arrêtait là.