Les invisibles de Paris (Aimard)/II-2/VIII

Roy et Geffroy (p. 352-363).
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VIII

LE PETIT LEVER DU COMTE DE WARRENS

Ainsi qu’il en avait reçu l’ordre du major Karl Schinner, le valet de chambre du comte de Warrens entra dans la chambre à coucher de son maître à midi sonnant.

Il tenait à la main un plat en argent plein de lettres et de journaux.

Ce valet de chambre, un nègre de belle taille, élancé, vigoureux, âgé d’une quarantaine d’années, était le plus ancien serviteur du comte.

Sa physionomie, impassible d’ordinaire, prenait, dans les situations violentes de la vie, une expression d’énergie indomptable, et ses yeux noirs, d’où jaillissaient des éclairs, le rictus féroce de sa bouche aux dents blanches comme l’ivoire, en faisaient un objet de terreur pour tous ses camarades.

Du reste, il frayait peu avec les autres gens de l’hôtel.

Le comte de Warrens et le major Schinner seuls avaient le droit de lui donner des ordres. Il ne relevait que de leur autorité.

Son service lui laissant quelques moments de liberté et de répit, il s’enveloppait dans le large burnous blanc à capuchon qui, avec des culottes de laine blanche bouffantes, composait tout son costume, puis il rêvait.

Hiver comme été, ses bras et ses jambes étaient nus.

Une toque rouge et des sandales de même couleur complétaient son équipement.

À sa ceinture était attaché un long poignard à lame recourbée.

On n’avait jamais pu lui faire comprendre qu’en France, avec les sergents de ville et les gardes municipaux, cette arme asiatique n’est pas indispensable.

Sa conversation, plus brève et plus accentuée que celle du major Schinner, ne fatiguait personne.

Aussi était-ce chose curieuse que d’assister aux entretiens monosyllabiques de l’intendant et du valet de chambre.

On parlait vaguement de sa grande naissance, de malheurs terribles ayant détruit sa race, sa famille : parfois, dans son sommeil, il prononçait des mots sans suite dans une langue inconnue des autres valets du comte de Warrens.

Chose étrange ! il ne pouvait regarder un enfant sans retomber dans ses humeurs les plus sombres.

Un cocher, quelque peu clerc, l’appela monsieur Saturne !

Cela par raillerie.


Pâques-Fleuries tomba malade, ce fut le dernier coup.

Saturne, le premier grand dieu mythologique, n’aimait-il pas ses enfants à la folie, lui qui les dévorait sans le moindre scrupule !

M. Saturne prit parfaitement cette plaisanterie.

D’autre part, le comte ne tenant pas apparemment à donner à son nègre ses vrais noms et ses vrais titres, écouta et suivit la voix du peuple.

Le valet de chambre jouissait du reste, auprès de son maître, d’une grande privauté.

Constatons-le, en manière d’acquit :

Les gens formant la maison du comte de Warrens, Allemands ou Alsaciens pour la plupart, se seraient tous fait hacher pour leur maître, au rebours de ce qui se voit aujourd’hui.

La vieille domesticité se meurt !

La vieille domesticité est morte !

Le plus nouveau d’entre eux était déjà un vieux serviteur.

Malheur qui témoigne de la parcimonie de notre époque.

Chacun savait son service à une virgule près.

La maison se composait de M. Saturne, déjà nommé ;

De quatre huissiers ;

D’un majordome, le sieur Peters Patt ;

De six valets de pied ;

De quatre cochers ;

De huit palefreniers ;

De deux chefs de cuisine, l’un pour la table, l’autre pour la pâtisserie ;

D’un maître d’hôtel, Frantz Keller ;

De deux cuisiniers ayant six aides-marmitons.

D’une lingère faisant travailler quatre ouvrières ;

D’un valet de chambre attaché spécialement au service du major ;

D’un jardinier et de ses trois garçons.

En tout, quarante-cinq personnes.

Nous ne mettons pas au nombre des domestiques l’intendant, qui, par sa valeur et l’attachement inaltérable qu’il avait pour le comte de Warrens, était considéré par celui-ci comme son alter ego.

Excepté M. Saturne, le majordome Peters Patt et les quatre huissiers, tous les gens de l’hôtel portaient la livrée bleu et argent.

Le comte portait dans ses armes, d’azur trois accouples d’argent ; posées en pal les liens de gueule tournés en fasces, avec sa fière devise latine : Varia ense.

M. Saturne venait donc de pénétrer dans la chambre à coucher du comte de Warrens.

Après avoir déposé le plat contenant les lettres et les journaux sur une table avoisinant le lit de son maître, il se mit en devoir de tirer les rideaux et d’ouvrir les fenêtres de sa chambre.

— Est-ce toi, Saturne ? demanda le comte.

— Oui, maître.

— Il est midi ?

— Midi.

— Déjà ! Allons ! fit le comte en s’étirant et en souriant malgré lui, à l’idée qu’il venait à peine de dormir trois heures, allons ! je me fais vieux, je ne peux plus veiller, mon pauvre Saturne.

Le nègre ne répondait rien, mais il regardait avec attention les fortes chaussures que son maître avait mises le matin.

— Que regardes-tu là ?

— Bottes.

— Oui, j’ai fait un tour dans le parc avant de me coucher.

— Non.

— Comment non ?

— Boue de la rue.

— Impossible de te tromper. Tu dis vrai, mon prince d’ébène. Je suis sorti ce matin.

— Sans moi, fit Saturne avec reproche.

— J’aurai besoin de toi, ce soir.

— Bien.

— Habille-moi, dit le comte en sautant à bas de son lit.

Saturne obéit.

Cinq minutes après, le comte, en pantalon à pieds, en robe de chambre et en pantoufles, était installé dans un fauteuil, au coin d’une de ces cheminées gothiques où des chênes fondraient en moins de vingt-quatre heures.

Encore un des progrès de notre civilisation.

On se chauffe économiquement, dans de petits foyers plein d’économie, au moyen de bûches économiques.

Saturne avança un guéridon, y posa le plat en argent contenant lettres et gazettes, puis il attendit.

Pendant que le maître décachetait rapidement son courrier, et le parcourait en homme habitué à cette besogne matinale, l’esclave, — M. Saturne, tout valet de chambre qu’on le croyait, n’était pas autre chose que cela pour le comte, — l’esclave, impassible, recueilli, immobile, suivait avec anxiété les impressions fugitives de sa physionomie.

Son silence témoignait de son respect.

Affection ou crainte, toujours paraissait-il certain que, sur un geste du comte, M. Saturne se fût jeté dans un gouffre ou dans une fournaise ardente.

Le noir serviteur devait descendre de ces sectaires dévoués, de ces séides du Vieux de la Montagne, bras terribles, exécuteurs d’une volonté et d’une justice plus terribles encore.

Toutes ses lettres lues, le comte dit sans se tourner vers lui :

— Je sors à deux heures.

— Voiture ? répliqua Saturne.

— Non.

— Quels chevaux ?

Fleur-de-Lis, pour moi ; Simoun, pour un ami.

— Je suivrai ?

— Non pas. Corneille Pulk m’accompagnera.

— Ah ! fit le nègre avec chagrin ; promis !

— Je t’ai promis en effet de t’employer aujourd’hui, mon bon Saturne, répondit le comte, mais aujourd’hui est long.

— Comprends.

— C’est heureux ! Je laisserai des ordres écrits. Le major t’en donnera connaissance. Tu les exécuteras de point en point.

— La nuit ?

— Oui. Laisse-moi.

Saturne s’inclina, et fit un mouvement vers la porte.

— À propos, il ne m’est venu personne, ce matin ? demanda M. de Warrens.

— Deux.

— Deux amis ?

— Ami et homme d’argent.

— Ils attendent ? fit le comte en souriant de la distinction établie si brièvement et si clairement par son valet de chambre.

— Salon bleu.

— Le colonel Renaud, sans doute ?

— Colonel, répondit Saturne en faisant un geste affirmatif.

— Et l’autre ?

— Notaire.

— M. Dubuisson ?

— Oui. Rendez-vous.

— Au fait, c’est vrai, dit le comte, je lui avais donné rendez-vous pour midi et demi.

— Sont là.

— Fais entrer.

— Qui, premier ?

— Tous deux ensemble.

M. Saturne sortit.

Son maître profita du court intervalle de temps qui s’écoula entre sa sortie et l’entrée des deux personnages annoncés, pour s’assurer que rien dans sa chambre ne dénonçait ses marches et contre-marches de la nuit passée.

Saturne rouvrit la porte de communication, il introduisit le colonel Renaud et maître Dubuisson, leur donna des sièges et se retira.

— Soyez les bienvenus, messieurs, fit M. de Warrens en se levant pour recevoir les visiteurs, prenez place, et veuillez bien, je vous prie, excuser le sans-façon de ma réception. Je me suis couché un peu tard, à cinq heures du matin, et j’ai fait le paresseux.

— Contre votre habitude, monsieur le comte, repartit le notaire de son air le plus gracieux.

— Vous me pardonnerez si je vous reçois en pantoufles. Vous attendiez déjà depuis longtemps, j’ai voulu vous épargner un plus long ennui.

Tout en s’excusant d’une façon qui, à la rigueur, eût pu signifier : Ma foi, mes bons amis, je suis encore bon prince de vous recevoir à mon petit lever, le comte s’adressait simultanément à M. Dubuisson et au colonel. Chacun d’entre eux pouvait prendre pour son propre compte ces politesses et ces demi-reproches d’indiscrétion.

Le notaire, qui avait déjà payé sa bienvenue par une phrase aimable, se sentait l’âme tranquille.

L’officier ne fit pas preuve de grande susceptibilité ; il se contenta de dire :

— Mon cher comte, j’ai à vous parler. Si rien ne s’y oppose, gardez-moi. Si je vous gêne, chassez-moi. Ce sera pour une autre fois.

M. Dubuisson, qui se rengorgeait fort de son bon droit et de son rendez-vous, jetait sur lui un regard narquois.

Sans avoir l’air de s’en apercevoir, M. de Warrens poussa la table couverte de journaux dû côté de son hôte, et lui tendant un porte-cigares :

— Tenez, colonel, il y a sur cette table des feuilles de toutes les langues et de toutes les couleurs, lisez-les. Voici d’excellents cigares, que je vous garantis pur régalias de la Costa-Abajo, fumez-les.

— Je lirai et je fumerai, répondit Martial Renaud.

— Ne vous gênez pas et vous ne nous gênerez pas non plus. Maître Dubuisson ne se laissera pas intimider par votre présence.

— Pourtant, monsieur le comte… objecta ce dernier…

— Je sais ce que vous voulez dire, mon cher tabellion… vous craignez que notre dialogue ne porte sur les nerfs du colonel… vous ne le connaissez guère… C’est un homme tout d’une pièce ; une fois dans sa lecture et dans sa fumée, rien ne l’en tirera… vous verrez… et nos affaires réglées, j’aurai du mal à le faire sortir de son isolement.

— Heureuse nature ! murmura maître Dubuisson, sur une tonalité qu’Henry Monnier lui eût enviée.

En effet, le colonel Renaud, après avoir allumé un cigare de huit pouces, venait de déplier le Times, et s’était plongé corps et âme dans la lecture d’un premier London de trois pieds anglais.

— À nous deux ! reprit M. de Warrens, en se tournant vers le notaire. Où en sont nos affaires ?

— Monsieur le comte veut dire ses affaires, répliqua l’homme de loi, avec un sourire tout confit de condescendance.

— Oh ! ne me chicanez pas sur les mots, fit le comte en rendant sourire pour sourire ; ou je vous ferai perdre le plus beau de votre temps.

Maître Dubuisson s’inclina et comprit que son meilleur client ne tenait pas à le garder longtemps.

— La situation est-elle bonne ? demanda celui-ci.

— Excellente, on ne peut meilleure.

— Vous avez apporté le relevé du bordereau de janvier ?

— Je l’ai sur moi, ainsi que le compte courant de février.

— À merveille. Voyons un peu.

— Plaît-il à monsieur le comte de lire lui-même le bordereau ?

— Non, merci ; Lisez, je vous écoute. Sera-ce long ?

— Long ? que non pas… mais magnifique.

— Vous avez, cher monsieur Dubuisson, des adjectifs qui, quoi qu’on en ait, sonnent agréablement à l’oreille. Allez ! allez !

Le notaire commença d’un ton doctoral :

— Dernier semestre de 1846, tant pour les intérêts des fonds placés chez MM. de Rothschild que pour ceux placés chez Jacob de Kirschmarck et Van Buttel et Cie, banquiers à Paris, vos rentrées se montent à la somme de deux millions cinq cent soixante-douze mille quatre cent vingt-neuf francs quarante-cinq centimes.

— Ci, 2,572,429 fr. 45 c.

— C’est cela même.

— Tenez-vous beaucoup aux centimes, cher monsieur Dubuisson ? fit le comte avec un grand sérieux.

— J’y tiens autant qu’aux deux millions, riposta majestueusement le notaire.

— Superbe ! et bien répondu. Vous êtes bien l’homme d’affaires de mes rêves.

— Vous me rendez confus, monsieur le comte. Je continue.

— Un moment… Combien avons-nous dans la maison Jacob de Kirschmarck ?

— Deux millions six cent cinquante mille francs.

— Que cela ?

— C’est un beau denier.

— Le baron de Kirschmarck en parle-t-il comme nous ? ajouta le comte d’un ton insouciant.

— Certes.

— Alors, ce n’est pas un placement sûr.

— Très sûr, monsieur le comte.

— Vous croyez ? Bien… Continuez… Nous reviendrons sur ce sujet-là tout à l’heure.

M. Dubuisson reprit sa lecture :

— Intérêts et dividendes de vos actions de chemins de fer, hauts fourneaux, loyers d’appartements, baux d’immeubles, vente de bois, coupes de…

— Passez, passez, je vous prie, fit M. de Warrens prenant en pitié le colonel Renaud, plongé de plus en plus dans l’étude de son journal d’outre-Manche.

— Un million neuf cent cinquante-cinq mille six cent soixante et onze francs…

— Encore des centimes !

— Trente-cinq centimes.

— Ci : 1,955,671 fr. 35. Ce qui nous donne ensemble ?

— La somme ronde de quatre millions cinq cent vingt-huit mille cent francs…

— Quatre-vingts centimes, acheva le comte.

— Juste comme de l’or.

— Vous permettez, cher maître ?

— Faites, monsieur le comte.

Et M. de Warrens prit un carré de papier, sur lequel il écrivit négligemment à l’aide d’un crayon :

— Ci : 4,528,100 fr. 80 — là, — voyez-vous, malgré toute ma bonne volonté, je me perdrais dans ce fatras de chiffres. — Je vous écoute.

Le notaire allait poursuivre.

Un léger bruit le fit se retourner, et sa stupéfaction ne fut pas petite en apercevant le colonel Renaud, qui, la tête baissée sur la poitrine, son Times à ses pieds, les yeux fermés et le souffle un peu bruyant, dormait à pleins poumons.

Le comte de Warrens partit d’un grand éclat de rire qui ne réveilla pas le dormeur.

M. Dubuisson était scandalisé.

Le comte lui fit signe de baisser la voix ; le notaire poursuivit :

— D’après vos ordres, j’ai remis deux millions au major Schinner, votre intendant. Je tiens la quittance à votre disposition.

— Après ?

— J’ai payé huit cent quarante mille francs, sur bons signés par vous. Voici les noms des personnes qui…

— Je sais… je sais…

— Le reste de la somme…

— C’est-à-dire un million six cent quatre-vingt mille cent francs quatre-vingts…

— Centimes, acheva maître Dubuisson… Je l’ai sur moi…

— Bien. Est-ce tout ?

— Non, monsieur le comte.

— Qu’avez-vous encore à annoncer ?

— L’arrivée au Havre du Brave

— Venant de l’Inde ? interrogea M. de Warrens.

— Précisément… et l’arrivée du Cacique.

— D’où vient-il, celui-là ?

— Des mers du Sud. M. le comte est bien heureux de ne pas savoir où s’arrête sa fortune et d’où lui tombent ses galions.

— Je ne suis pas aussi heureux que vous le croyez, cher monsieur Dubuisson. Quand ces navires sont-ils entrés dans le port du Havre ?

— Le Brave, le 10 de ce mois ; le Cacique, le 14.

— C’est bien cela. L’avis que j’ai reçu de mon correspondant havrais est juste, fit distraitement le comte.

— Si M. le comte fait contrôler mes renseignements… interrompit le notaire, piqué au vif.

— Je vous prierai, mon maître, de remarquer que c’est vous qui me servez de contrôleur, répliqua M. de Warrens. J’ai la plus profonde confiance dans votre honneur et dans votre exactitude, vous le savez.

Maître Dubuisson remercia, et continua de sa voix officielle :

— Le premier de ces bâtiments apporte deux cent cinquante mille livres sterling.

— Six millions deux cent cinquante mille francs, écrivit le comte sur un petit bout de papier.

— Le second, juste le double.

— Ensemble dix-huit millions sept cent cinquante mille francs.

— Exact. Cet argent est déposé à la Banque de France, au nom de M. le comte de Warrens.

— M’avez-vous conservé l’appoint, comme d’habitude ?

— Oui.

Ce disant, maître Dubuisson ouvrit le large portefeuille que, depuis son arrivée, il avait gardé sous son bras.

Le silence qui suivit, pendant une demi-minute, fit changer de position au colonel Martial Renaud, mais ne le réveilla pas.

Une fois son portefeuille ouvert et ses billets de banque mis à jour, le notaire les passa par liasses de cent billets de mille francs au comte, qui les vérifiait en homme ayant grande habitude de la chose.

L’opération fut courte.

Le portefeuille vidé, maître Dubuisson compléta le versement en prenant dans son porte-monnaie cinq louis, une pièce de cinquante centimes, et six sous en monnaie de billon.

Le comte de Warrens posa gravement toute cette menue monnaie sur la montagne de billets de banque qui se trouvait devant lui et dit :

— Le compte est exact, à un centime près : Deux millions quatre cent trente mille cent francs quatre-vingts. C’est plaisir d’avoir affaire à vous, monsieur Dubuisson.

— De plus, ajouta celui-ci en tirant un dernier papier de sa poche, voici le reçu de la Banque.

— Avez-vous préparé votre décharge ?

— Elle est prête.

M. de Warrens signa.

— Monsieur le comte n’a plus rien à m’ordonner ? demanda le notaire en se préparant à prendre congé.

— Pardon, cher monsieur, je vous prierai de m’acheter une propriété dont j’ai besoin.

— C’est facile.

— Pas tant que vous le pensez ; il faut que cette propriété se trouve située entre Rouen, Dieppe et le Havre, à peu près à égale distance de ces trois villes.

— Bien, monsieur le comte.

— Je la voudrais vaste, très boisée, isolée, avec des eaux vives.

— J’entends.

— Vous la choisirez meublée et prête à être habitée.

— Jusqu’à quel prix irai-je ?

— Ne parlons pas de prix, cher monsieur, vous ferez pour le mieux.

— Dans combien de temps monsieur le comte veut-il que j’acquière cet immeuble ?

— Vous avez quarante-huit heures.

— C’est peu.

— Le major Schinner ne m’en demanderait que vingt-quatre.

— Monsieur le comte sera obéi.

— Vous prendrez, pour solder le prix de cette acquisition, les sommes déposées à la maison Jacob de Kirschmark.

— Bien.

— Si elles ne suffisaient pas… et je vous le répète, vous ne reculerez devant aucune exigence de propriétaire, si elles ne suffisaient pas, vous useriez de ce crédit de cinq millions que je vous ouvre sur la Banque de France.

— Cinq millions ! fit M. Dubuisson avec étonnement.

— Je vous ai dit que je voulais une des plus belles propriétés de la Normandie.


— Si vous bougez, j’enfonce ce couteau jusqu’où manche.

— Vous aurez la plus belle, monsieur le comte.

— Bien… Ah ! monsieur Dubuisson, une prière… Pas un mot de ma fortune au baron de Kirschmark…

— Ce que j’en connais…

— N’est pas grand-chose, répliqua le comte avec un sourire ; vous m’obligerez même, au besoin, en colorant cette demande, ce retrait de fonds, à l’aide du prétexte d’une gêne momentanée.

— Je n’y manquerai pas… quoique à vrai dire je commette là un gros mensonge, dit le notaire.

— Discrétion n’est pas mensonge, cher maître. En deux mots, je désire ne plus me trouver en relations d’affaires avec la maison Kirschmarck.

— La maison est solide, honorable, pourtant.

— Soit. Va pour la maison ; mais le chef, le baron, le Kirschmark, tout solide qu’il vous paraisse, le croyez-vous honorable ?

Ici la respiration du dormeur devint plus bruyante.

Le notaire prit congé de son riche client et se retira.

Resté seul avec son second visiteur, ce dernier s’approcha de lui, et lui frappant doucement sur l’épaule :

— Assez dormi, ma belle ! s’écria-t-il gaiement.

L’autre ouvrit les yeux et lui tendit la main.

— Bonjour, frère.

Ils s’embrassèrent.

— Faut-il que j’aie le sommeil rebelle ! dit en riant Martial Renaud, ni le Times, ni ton Barème de notaire ne sont parvenus à m’endormir.

La physionomie du comte de Warrens venait de changer subitement, en se trouvant en tête à tête avec l’homme qui l’appelait frère. Il semblait transfiguré.

Avant de répondre à sa plaisanterie, il le regarda sans lui quitter la main, et une expression d’inquiétude se peignit dans ses yeux.

— Tu as l’air fatigué ! fit-il.

— Est-ce que nous nous fatiguons, nous autres ? repartit Martial avec un geste d’insouciance. D’ailleurs, contentement passe travail. Je sais que tu as réussi.

— Qui te l’a dit ? le docteur ?

— Parbleu !

— Le docteur est un bavard, et je le gronderai.

— Commence par moi, alors. Martel n’a rien de caché, pas plus pour moi que pour vous, monsieur le comte.

— C’est bien, monsieur le colonel ! riposta ce dernier avec emphase ; puis changeant de ton : Tout est convenu. Notre homme se croit trop fin. Il est tombé dans ses propres filets.

— Il viendra ce soir ? demanda Martial avec anxiété.

— Sans faute : tu sais qu’aujourd’hui nous avons encore deux affaires ?

— L’affaire de Belleville.

— Et celle de la rue d’Angoulême-du-Temple.

— Eh bien ?

— À neuf heures, mon cher Martial, nous serons rue d’Angoulême.

— Que ferons-nous ?

— Je ne le sais pas encore. Nous agirons selon les événements.

— Tu ne compromets pas ton infaillibilité avec ces oracles-là, dit le colonel en raillant doucement son frère.

— Et toi, as-tu réussi de ton côté, beau railleur ?

— Oui… c’est même ce succès qui a causé mon retard la nuit dernière.

— La femme ?

— Transportée rue d’Astorg, n° 35.

— Pourquoi dans cette rue et dans cette maison ? fit le comte en pâlissant.

— N’était-ce pas ce dont nous étions convenus ? répondit Martial. Ton âme faiblirait-elle au moment décisif ?

— Tu as raison… Mais que veux-tu… Je ne suis sûr de moi qu’en face du danger, de la douleur. L’idée que je peux, que je vais revoir cette femme par qui j’ai souffert mille morts, me trouble et me cause un émotion indicible… Rien que de t’en parler, je tremble, j’ai la fièvre, je ne suis plus l’homme à toute épreuve que je dois être. Si tout autre que toi m’entendait parler ainsi, je le tuerais… Mais à toi, mon frère, mon ami, j’avouerai tout franchement. Prends pitié de ma faiblesse, partage mon désespoir, et sois sûr que mon mal est sans remède, puisque de vaines paroles et des larmes qui ne peuvent sortir de mes yeux sont les seuls soulagements que j’y trouve.

Le colonel examinait son frère avec tristesse.

Il ne lui répondit pas tout d’abord.

Chacun d’eux craignait de froisser l’autre en continuant de traiter un sujet où ils se trouvaient en désaccord pour la première fois de leur vie.

— Frère, nous reparlerons de cela quand l’heure sera venue.

Le comte respira plus librement, et lui prenant la main :

— Merci, lui dit-il.

Puis allant à un panneau masqué par les arabesques de la boiserie, il le fit glisser, et mit au jour une caisse en fer, enchâssée dans la muraille.

Il ouvrit la caisse à l’aide d’une clef de sûreté, et y renferma les papiers, le récépissé de la Banque de France, et les liasses de billets de mille francs que son notaire venait de lui remettre.

Avant de la refermer, il demanda au colonel :

— Tu n’as pas besoin d’argent ?

— Non, il me reste quinze mille francs sur les cinquante mille que…

— Je ne te demande pas de comptes.

— Oui, mais je tiens à t’en rendre.

— Tu es fou. En tout cas, pour qu’à l’avenir tu n’aies plus l’ennui de l’adresser à moi à ce sujet, je t’ai fait faire une double clef pareille à la mienne.

Martial Renaud prit la clef que lui tendait son frère, sans que cette confiance parût le surprendre.

— Tu vois comment ce panneau s’ouvre et se ferme. Ma fortune est la tienne, ne l’oublie pas.

— Sois tranquille… J’ai une faim de loup. Si nous déjeunions ?

— Déjeunons.

Et le comte sonna.

M. Saturne parut, et sans que son maître eût à lui faire un geste, un signe d’interrogation, il annonça de sa voix la plus majestueuse :

— Monsieur le comte servi !

On le voit, le page noir de M. de Warrens était l’ennemi né de tous les verbes actifs, neutres ou passifs.