Les invisibles de Paris (Aimard)/II-2/IX

Roy et Geffroy (p. 364-373).
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IX

LA COMTESSE HERMOSA DE CASA-REAL

Avant de passer dans sa salle à manger, le comte de Warrens alla jusqu’au guéridon, sur lequel se trouvait son courrier du matin, et fourrageant parmi les lettres qui encombraient le plateau en argent, il en choisit une qu’il tendit au colonel Renaud.

— Qu’est-ce que cette lettre ? demanda celui-ci, qui était sur le point de quitter la chambre à coucher.

— Regarde-la d’abord, je te la lirai ensuite.

Martial jeta les yeux sur cette feuille de papier sale, jaunie, tachée en plusieurs endroits, et pliée de la façon la plus grossière.

— Je n’y vois rien que de peu attrayant, fit-il avec un mouvement de répulsion facile à expliquer.

— Si par attrayant tu entends curieux, tu te trompes, cher Martial.

— Voyons.

— Écoute !

Et il lut :


« À Monsieur B…,
« Marchand de vins, rue Jacob.
« Mon bon Passe-Partout..


— Tiens ! tiens ! tiens ! s’écria vivement Martial en se rapprochant de son frère. Qui peut t’écrire de ce gracieux style ?

— Tu vas le savoir.

Puis il recommença :


« Mon bon Passe-Partout…


Mais nos lecteurs ne comprenant pas l’argot, c’est une traduction de cette élégante missive que nous allons leur donner :


« Mon cher Passe-Partout,


« Le père Plumet, à qui je remets cette lettre, m’assure qu’il sait où tu demeures et qu’il te la remettra en main propre. Tu m’as tant fait gagner d’argent que je ne veux pas te trahir, ni te faire des sottises, à propos de la femme que tu avais placée chez moi. La nuit dernière, vers minuit, un étranger est venu à la maison ; il a longtemps causé avec cette femme. Je ne sais pas ce qu’ils ont fait ensemble, mais finalement ils se sont sauvés sans me prévenir.

« J’ai eu beau les surveiller, ils se sont mêlés à la foule en se promenant dans la rue et ils ne sont pas revenus. À la fin des fins, ils se sont échappés. Pour lors, mon pauvre Passe-Partout, ils se sont si bien cachés tous deux, que moi j’y renonce, et que c’est à toi d’y faire attention si tu veux les reprendre.

« Adieu, mon vieux Passe-Partout.

« Ta toute dévouée pour la vie,
Rose Machuré. »


— Qu’en dis-tu ? ajouta en riant le comte.

— Je dis que cette Machuré est la plus immonde menteuse !

— Si elle n’était que menteuse ! Le malheur pour elle, c’est, qu’elle entasse mensonges sur maladresses. La vieille drôlesse ne se doute pas que la jeune fille ne lui a été enlevée que par mes ordres.

— Franchement, il ne me paraît pas bien facile de s’en douter, répliqua Martial.

— Laissons-la dans sa douce quiétude, reprit le comté. Un jour ou l’autre nous lui ferons tout payer, capital et intérêts.

— Brûle sa lettre.

— C’est fait ! dit M. de Warrens en jetant au feu la correspondance de la mère Machuré.

Peu d’instants après, ils passèrent dans la salle à manger où M. Saturne et le déjeuner les attendaient.

Leur premier appétit satisfait, le comte et Martial Renaud se mirent à causer de la pluie et du beau temps.

M. Saturne et le maître d’hôtel, aidés de deux laquais, allaient et venaient autour d’eux.

Or, jamais le comte n’entamait le chapitre des affaires sérieuses devant sa livrée.

Il savait trop que qui appartient à ses domestiques ne s’appartient plus.

Entre deux hommes comme ceux-là, les sujets futiles se trouvaient bien vite épuisés.

La conversation languit, puis s’éteignit.

Le comte de Warrens s’était repris à songer à cette femme dont son frère ne lui parlait plus.

Le colonel, de son côté, ne se montrait pas moins soucieux.

Son front se plissait, malgré lui, sous l’effort d’une pensée dominatrice ; ses sourcils se fronçaient, et par intervalles son regard inquiet errait sans but autour de lui.

Bientôt cette préoccupation devint tellement visible que force fut à M. de Warrens de la remarquer.

— Martial ! dit-il.

Le colonel ne l’entendit pas.

— Martial ! répéta le comte d’une voix plus élevée, qu’as-tu ?

Mais, sans répondre, son frère s’était levé, et à la grande stupeur des valet et du maître, il s’écria en désignant du doigt une place vide sur la nappe resplendissante de blancheur :

— Là !

— Qu’y a-t-il ? demanda le comte.

— Tu ne vois rien là, toi ?

Et ses yeux fixaient toujours la même place avec une expression d’horreur, et son bras demeurait immobile, étendu vers l’objet invisible qui le mettait hors de lui.

— Rien, fit le comte en se levant.

— Et vous autres ? interrogea Martial en se tournant vers le majordome et le valet de chambre.

Peters Patt et le nègre répondirent par un geste de dénégation.

Le colonel, qui s’était levé lui aussi, retomba sur sa chaise, et se passant la main sur les yeux, sembla chasser une vision effrayante, pendant que tous les autres assistants se disaient : Il est fou !

— Laissez-nous, fit le comte à ses gens.

On le laissa seul avec son frère.

Alors, il alla vers lui et lui prit la main. Sans en avoir l’air, il consultait les battements de son pouls.

Pas de fièvre.

Plutôt une prostration instantanée.

Le colonel était retombé dans sa préoccupation et dans son mutisme.

— Frère, tu souffres ? tu es malade ?

— Malade ! moi ! répliqua Martial. J’ai une santé de fer.

— Alors…

— Alors, mon ami, je n’ai rien ! En effet, je n’ai rien, et pourtant je ne me suis pas effrayé sans motif.

— Effrayé ! toi !… repartit en riant le comte, toi qui te trouvais à la droite de Lamoricière, à l’attaque de Constantine !

— Oui, moi !

— Toi qui, pendant que la terrible mine éclatait et broyait hommes et pierres, regardais sans pâlir les lambeaux de tes compagnons d’armes et les débris du fort pleuvant autour de toi !

— Oui, moi ! Mais le fait que tu me rappelles me remet sur la voie de la vérité. Il arrivera malheur à l’un de nous deux…

— Quelle idée !

— Il arrivera malheur à l’un de nous deux aujourd’hui même, répéta le colonel d’un ton prophétique. J’ai vu du sang sur cette table, sur cette nappe.

— Tu rêvais.

— Oui, je rêvais… mais j’ai vu le sang… là… liens… là… à la place où je Je vis, sur notre table d’officiers, le matin même de cette terrible journée.

— Tu en es sorti vivant et glorieux !

— Oui, mais j’y ai perdu deux de mes plus chers amis… Toi-même, tu as reçu trois blessures… T’en souvient-il ? dis, t’en souvient-il ?

— Cela ne m’a pas empêché de te donner à déjeuner ce matin, répondit en riant le comte. Tes pressentiments sont absurdes.

— Frère, si tu m’en crois, tu me laisseras agir seul ce soir.

— Monsieur le colonel, voilà un joli conseil que vous me donnez là, répliqua le comte en continuant de plaisanter.

— Frère…

— Allons, c’est un enfantillage. Tu te moquerais de moi si je t’écoutais,

— Je te jure… s’écria Martial.

— Je te jure que je vais m’habiller, qu’on va nous seller des chevaux, et que nous allons faire un tour au bois… Voilà ce que jeté jure, prophète de malheur ! Quant à ce soir…

— Eh bien ? demanda Martial avec inquiétude.

— Quant à ce soir, nous en causerons demain matin.

Le comte sonna.

Saturne entra.

— Que les chevaux soient prêts. Nous sortons à deux heures.

— Déjà dit, répondit le nègre.

— Mons Saturne a raison. Tiens ! tu le vois., , tu me fais radoter… viens prendre le café dans mon cabinet de toilette.

Et, passant son bras sous celui de son frère, le comte de Warrens l’entraîna loin de cette table où ses regards craintifs cherchaient toujours la tache de sang, de sinistre augure.

Ils arrivèrent dans un fumoir précédant le cabinet de toilette.

Là se trouvaient tout prêts deux narghilés, bourrés de ce tabac d’Orient qui pousse au rêve, excite à l’oubli, petit-fils du haschich et frère de l’opium.

Le comte ne se servait de ce tabac-là que lorsqu’il éprouvait le désir de s’isoler et de laisser de côté pour quelques instants les fatigues ou les plaisirs, les soucis ou les joies de ce monde.

Il offrit un de ces narghilés à son frère, et lui demandant quelques minutes pour changer de vêtement, il passa dans son cabinet de toilette où l’attendait son valet de chambre noir.

Demeuré seul, Martial Renaud alluma sa pipe asiatique, s’étendit, en poussant un profond soupir, sur le divan circulaire, seul ameublement du fumoir de M. de Warrens, et s’enveloppa dans un épais nuage de fumée bleuâtre, d’encens odorant.

Comprenant que, tout bien considéré, ses appréhensions n’avaient rien que de fort improbable, que le comte n’était pas homme à reculer devant des motifs aussi puérils, il chercha à éloigner la vision qui l’inquiétait.

Les yeux à demi clos, la pensée inerte, il se laissait aller avec un acre plaisir à cet état de douce langueur où finit la raison, où commence l’ivresse.

Cette langueur si remplie de bien-être, qui n’est plus la veille sans être encore le sommeil, les Orientaux lui ont donné le nom de kief, les Italiens l’appellent il dole far niente : quant aux Français, ils cherchent, encore l’expression qui rendra dans leur langue positive cette sieste poétique et pleine de voluptés.

Peu à peu, les idées de sang et de mort qui lui avaient traversé le cerveau s’éloignèrent et disparurent.

Les apparitions les plus riantes traversèrent les nuages diaphanes formés par la fumée qui l’enveloppait.

D’abord, lointaines et insaisissables, ces apparitions se rapprochèrent et prirent une forme, un corps. L’une d’elles, par suite de ce phénomène métaphysique qui nous fait achever, dans un rêve, une pensée commencée en pleine vie, en pleine activité, l’une d’elles, disons-nous, se tourna vers lui et lui montra une des beautés les plus accomplies.

Pendant que Martial cherchait à mettre un nom sur ce visage céleste, l’apparition se dédoubla.

Aux pieds de la femme, un homme se tenait agenouillé ; il lui baisait les mains ; l’écho de leurs paroles et de leurs caresses arrivait jusqu’à lui.

Soudain, un bras tenant un de ces kriss malais à lame recourbée, se leva sur la tête de l’homme ; la femme jeta un cri, l’homme releva la tête, et…

Et le comte de Warrens, en toilette du matin, botté, éperonné, son stick à la main, entra et trouva le colonel dans la position où il l’avait laissé, aspirant doucement les dernières bouffées de son narghilé, dormant les yeux ouverts, ni plus ni moins qu’un fumeur d’opium de Hong-Kong ou de Nankin.

IL s’approcha de lui.

Son frère ne bougeait pas.

Le comte sourit, murmurant à part lui :

— Allons ! allons ! ce que j’espérais est arrivé. La demi-ivresse de mon tombéké a fait table rase dans son cerveau. Ses diables noirs auront fui, et je vais retrouver l’homme au cœur de bronze, , au poignet de fer que je me fais gloire de nommer mon frère.

Ce disant, il déboucha un flacon de cristal qu’il prit sur une étagère, et le fit respirer à Martial Renaud.

Celui-ci n’eut pas aspiré deux bouffées, de ce réactif violent, qu’il tressaillit, s’éveilla et se releva.

— Qu’y a-t-il ? demanda-t-il comme un homme qui sort d’un profond sommeil.

— Rien. Je suis prêt et je t’attends.

— Ah ! Et la femme, et le poignard ?

— Quel poignard ?… fit le comte. Quoi !… encore ?

— Son frère s’était levé et passait la main sur son front moite d’une sueur glacée.

Quelques instants lui suffirent pour se reconnaître.

— Décidément, dit-il en essayant de sourire, je ne sais pas ce que j’éprouve ce matin. Sortons, le grand air dissipera mes vapeurs.

Ils traversèrent la longue suite d’appartements qui conduisaient au péristyle.

Des valets de pied tenaient en main deux chevaux élégamment harnachés, Fleur-de-Lis, magnifique jument alezane, à la tête fine, à l’œil étincelant, aux jambes de cerf, et Simoun, bête rapide comme son nom, à la longue crinière blanche et balayant la terre, frémissante sous le mors, venu du fond du Sahara.

Un groom était en selle sur un troisième cheval de suite, aux formes plus massives, au large poitrail, haut de croupe et tout prêt à ne pas laisser augmenter d’un pied la distance réglementaire qui devait toujours exister entre lui et ses deux compagnons d’écurie.


Toutes ses lettres lues, le comte dit, sans se tourner vers lui…

Le suisse, en grande livrée, se tenait, grave et digne, debout devant la grille.

Le comte fit un signe.

Les valets amenèrent les deux chevaux au pied du perron.

Ils se mirent en selle avec une légèreté et un sans-façon qui prouvaient leur longue pratique de l’équitation.

— Où allons-nous ? demanda le colonel.

— Au bois. Nous nous arrêterons, en rentrant, chez la duchesse de Vérone.

— Tiens-tu à ce que je t’accompagne chez la duchesse ?

— Oui.

— Bien. Allons.

Ils partirent.

Corneille Pulk, le groom, les suivit à vingt encolures de distance.

La journée était superbe.

Un soleil éblouissant déversait à profusion ses chauds rayons sur la ville, qui peut seule, depuis Rome l’ancienne, s’arroger ce titre ambitieux : la Ville.

PARIS est aujourd’hui la tête du monde moderne, tout aussi bien que ROME était la reine du monde ancien ?

Dans mille ou quinze cents ans, quel sera le PARIS ou la ROME de l’avenir ?

Une foule immense de piétons encombrait les trottoirs qui bordent les rues, les quais, les places.

Plus de dix mille voitures de toutes sortes sillonnaient les chaussées.

Un grand nombre de cavaliers zigzaguaient à travers les calèches, les coupés de maîtres et les fiacres ou les cabriolets de remise.

Les Champs Élysées offraient le coup d’œil le plus curieux.

On riait, on chantait, on se bousculait.

Chacun voulait voir. Voir quoi ? rien.

Mais la foule est ainsi.

Depuis trente ans, chacun répète à son voisin : le carnaval est mort.

Chacun le sait.

Les masques solitaires, aux mines éraillées, qu’on coudoie par hasard sur les trottoirs des grandes voies et des boulevards, ou qui prennent la file, dans dés équipages frelatés, ne sont que les réclames ambulantes de marchands plus ou moins véreux.

Qu’importe ! On veut voir.

Jacques Bonhomme, qui n’est pas bonhomme du tout, mais qui, en revanche, est badaud en diable, sort de chez lui avec une poussinée d’enfants, donnant le bras à sa femme, qui porte son petit dernier.

Il se plonge bravement au sein de la foule qui grouille, du peuple qui s’étouffe.

On le pousse, on le presse, on marche sur ses enfants, on renverse sa digne moitié, on lui vole sa montre, il crie ; arrivent des gardes qui le mènent au poste, parce qu’il vient de causer un rassemblement de vingt personnes au milieu d’une masse ambulante de huit cent mille âmes.

Qu’importe encore !

On le lâche.

Ils flânent-de plus belle, lui et sa touchante progéniture : ne se doutant pas que leurs yeux écarquillés, leurs vêtements en lambeaux, leurs cris de surprise ou de douleur, leurs fatigues de la journée forment le plat du jour, le seul attrait de curiosité de cette fête grotesque, où les grotesques sont les gens sérieux qui ne savent pas rester au coin de leur feu.

Grâce aux sergents de ville, aux gardes municipaux échelonnés le long des quais pour maintenir la foule et prévenir les accidents, — que, ces jours-là malheureusement, nulle force humaine ne peut prévenir, — le comte de Warrens et son frère atteignirent les Champs-Élysées sans grandes difficultés.

Là, il leur fut possible de ne plus tenir leurs chevaux en bride et d’échanger quelques mots.

Mais, soit fatigue, soit préoccupation, les deux cavaliers paraissaient assez indifférents au spectacle que la foule leur donnait.

Ils se contentaient de rendre les nombreux saluts qu’ils recevaient.

Poli avec ses égaux, affable avec ses inférieurs, le comte forçait le colonel à arrondir les angles de ses habitudes militaires.

Ils mirent un quart d’heure pour monter au pas l’avenue des Champs-Élysées, de la place de la Concorde au Rond-Point. Ce laps de temps suffit à Martial Renaud pour chasser ses idées sombres, ainsi que son frère l’avait bien prévu.

Ils allaient faire prendre à leur bête une allure plus rapide, quand une élégante voiture découverte passa à côté d’eux.

Cette voiture, une Victoria à la Daumont, menée par quatre chevaux aux jockeys microscopiques, poudrés, une rose à la boutonnière, avec un chasseur. gigantesque assis sur le siège de derrière, était suivie de deux laquais à cheval.

Au moment où elle se croisa avec nos cavaliers, elle débouchait de l’allée, des Veuves.

Tout à coup les chevaux, bien que lancés au grand trot, s’arrêtèrent comme si leurs sabots, se fussent soudés au sol, et une jeune femme, se penchant légèrement du côté des deux cavaliers, qui firent halte, eux aussi, les salua d’un sourire gracieux.

Forçant leurs chevaux à volter de son côté, ils s’approchèrent de la Victoria, et se découvrirent respectueusement.

La dame que le colonel Renaud et le comte de Warrens saluaient avec tant de déférence était enfouie au fond de sa voiture, gracieuse comme une chatte qui s’étire au soleil, et disparaissait dans des flots de satin, de dentelles et de fourrures.

Quoiqu’elle fût assise, l’élégance de son attitude la faisait deviner grande, élancée ; sa taille fine et cambrée comme un arc ne se laissait pas écraser par le manteau de martre zibeline doublé de petit-gris qui la garantissait du froid.

Ses petits pieds reposaient sur une énorme peau d’ours qui tapissait le fond de sa voiture.

Les rigueurs de la température ne semblaient pas avoir de prise sur cette admirable créature, l’un des chefs-d’œuvre du Créateur.

C’était bien là une de ces beautés fières, sombres, dominatrices, devant lesquelles l’homme le plus sûr de lui-même se sent défaillir et doit prendre la fuite, s’il ne veut se laisser vaincre ou tout au moins enchaîner.

De ses grands yeux, noirs comme la nuit, bordés de cils de velours et couronnés de sourcils tracés au pinceau par la nature, s’échappaient des regards magnétiques.

Ces regards, tantôt fulgurants comme des éclairs, tantôt languissants comme une caresse, un front bas comme celui de la Diane antique, mais plus pur et mieux modelé, des narines roses et frémissantes par moments, une bouche mignonne laissant entrevoir une double rangée de dents petites, acérées et nacrées, composaient l’ensemble le plus séducteur qui se puisse imaginer.

On sentait que cet ensemble, cette réunion de charmes à désespérer l’artiste qui se fût donné la tâche de les reproduire, pouvait, à plaisir, se faire caprice ou statue, attrayant comme le vice satiné, respectable comme la vertu qui se respecte elle-même.

La morbidesse de son teint, les boucles épaisses de sa chevelure noir-bleu, faisaient ressortir la transparence veloutée de ce visage divin qui distingue les créoles.

Qu’était cette jeune femme ?

Une de ces séduisantes sirènes auprès desquelles les hommes mettent bas toute prudence et toute pudeur, et se succèdent facilement les uns aux autres, cercle vicieux que la vieillesse seule rompt, ou l’une de ces reines de la mode, qui, tout en étendant leur sceptre sur la stupide humanité masculine, ne jettent leur mouchoir qu’à bon escient, et ne descendent qu’une fois de leur piédestal.

Toujours est-il que le comte et son frère attendaient immobiles et la tête découverte.

Elle se décida à les prier de se couvrir, et elle échangea avec eux plusieurs de ces phrases de politesse qui servent à peloter en attendant partie. Puis, s’adressant au comte de Warrens, elle lui dit :

— Avouez que le hasard est toujours mon meilleur ami, mon cher comte.

— J’avouerai tout ce qu’il vous plaira, répondit M. de Warrens, en contenant Fleur-de-Lis qui battait, la terre avec impatience.

— Vous êtes toujours l’un des plus beaux écuyers que je connaisse, ajouta-t-elle en souriant, et vous avez là une superbe bête.

— Les petits cadeaux… font naître l’amitié. Elle sera dans votre écurie ce soir même, madame.

— Allons ! allons ! fit la dame, qui ne parut pas étonnée de cette galanterie en dehors des usages parisiens. Le temps et l’absence passent sur vous sans vous changer. J’étais bien sûre que vous demander cette jument, c’était l’avoir…

Ce fut le seul remerciement qu’elle lui adressa.

— Y a-t-il longtemps que vous êtes à Paris ? demanda-t-elle.

— Trois mois à peine, madame la comtesse.

Nos lecteurs le voient, la jeune femme en question n’était pas la première aventurière venue.

Elle répliqua :

— On me l’avait dit, je ne le croyais pas.

— Pourquoi ?

— D’abord parce que je ne sais plus qui m’écrivait dernièrement vous avoir rencontré bien loin.

— Où, madame ?

— Là-bas, par delà les mers.

— Je n’ai pas encore trouvé le moyen de vivre un pied en Europe et l’autre… où cela l’autre, comtesse ?

— Mais à Amsterdam ? dit-elle en cherchant, à le percer à jour.

— En Hollande ? fit tranquillement M. de Warrens.

— Non, en Amérique.

— Il y a donc une ville de ce nom de l’autre côté de l’Océan ? demanda avec la plus stricte indifférence le comte, pendant que Martial Renaud regardait la jeune femme, sans pouvoir réprimer tout à fait sa surprise, presque son effroi.

— Vous êtes adorable d’ignorance et de naïveté, répondit celle que l’on appelait Mme  la comtesse. Mais laissons cela, et venons-en à la seconde raison qui m’empêchait de croire à votre présence dans cette ville.

— Veuillez parler, comtesse.

— Vous êtes à Paris, et vous ne venez pas me voir ! fit-elle en lui tendant la main.

Le comte la prit et l’effleura de ses lèvres.

Il n’avait pas encore pu s’accoutumer au brutal et grossier serrement de mains qui nous est venu de la libre Angleterre.

— Je mérite ce reproche, répondit-il.

— Péché confessé est tout à fait pardonné. Avez-vous mon adresse ?

— J’en rougis, mais je l’ignore, madame la comtesse.

— Suivez-moi, et vous l’apprendrez, fit-elle avec un laisser aller irrésistible.

— Puis, s’adressant au premier jockey, elle lui dit :

— Vite, à l’hôtel.

La Victoria tourna.

Les deux jockeys, d’une adresse rare, ne prirent même pas la peine de crier gare et partirent à toute vitesse.

Le comte regarda le colonel.

Celui-ci ne bronchait pas. Il attendait les ordres de son frère.

— Impossible de lui résister ! murmura le comte.

Et, piquant des deux, lui et son frère, ils suivirent le rapide équipage de la comtesse Hermosa de Casa-Real.