Les invisibles de Paris (Aimard)/II-2/IV

Roy et Geffroy (p. 308-320).
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IV

OÙ ROSETTE COMMENCE SON HISTOIRE

Un second hurlement, semblable à une plainte prolongée, plus fort et plus lugubre que le premier, se fit entendre dans la cour de l’hôtel.

Pour le coup, Pâques-Fleuries n’y tint plus, et, se levant, elle se précipita du côté de la fenêtre. Rosette la suivit.

— Qu’est cela ? s’écria M. Lenoir.

— On assassine quelqu’un ici ! dit l’étudiant.

— Mon Dieu ! que se passe-t-il donc ? murmura à l’oreille de sa sœur, qui faisait bon visage à ce danger inconnu, Pâques-Fleuries, plus pâle encore que de coutume.

— Ne vous inquiétez pas de ces hurlements, mesdemoiselles, je sais ce que c’est, fit le sergent en hochant tristement la tête.

— Qu’est-ce ?

— C’est Hurrah !

— Votre chien ?

— Lui-même.

— C’est vrai, dit Rosette. Si c’est vous qu’il appelle ainsi, vous devriez bien lui donner un autre mot d’ordre. J’en ai encore le frisson.

— Vous n’y êtes pas, répondit le père Pinson. Hurrah ne m’appelle pas, il…

Le concierge allait achever sa phrase, un troisième cri de détresse de son chien vint la lui couper.

Ce cri, ce hululement funèbre, avait une signification tellement précise que M. Lenoir, se levant aussi de son siège, dit :

— Sergent, votre chien hurle à la mort.

— Allons donc ! répondit celui-ci, j’étais bien sûr que vous ne vous tromperiez pas, vous.

— Avons-nous donc un malade dans la maison ? fit l’étudiant.

— Oui.

— Un mourant ?

— Oui.

— Qui cela ? demanda Rosette.

— Parlez ! parlez ! ajouta vivement Pâques-Fleuries.

— Ah ! voilà ! je n’ai pas voulu en parler plus tôt pour ne pas attrister la gaieté de ces jeunesses et pour ne pas mettre un crêpe sur la nappe de M. Lenoir.

— Vous avez eu tort, père Pinson, fit Pâques-Fleuries ; nous nous en voudrons toujours d’avoir ri, de nous être amusées, dans la même maison… à la même heure où un malheureux…

— De quoi s’agit-il ? demanda impérieusement Rosette.

— De M. le vicomte René de Luz.

— M. de Luz ! murmura Pâques-Fleuries.

— On l’a rapporté dans la nuit, avec deux coups d’épée dans le corps.

— Un assassinat ! fit la jeune femme.

— Non, un duel.

— Pauvre jeune homme !

— Connaît-on son adversaire ? demanda le commis-voyageur.

— Pas moi. Les personnes qui ont rapporté M. le vicomte ne m’ont rien dit, et ma foi, sur le moment, je n’ai pas songé à leur faire la moindre question.

— Connaissez-vous au moins ces personnes-là ?

Le vieux sergent allait répondre affirmativement, mais sur un geste, sur un regard rapide comme l’éclair que lui lança M. Lenoir, il se contenta de dire :

— Je suppose bien que c’étaient deux de ses amis. Ils faisaient tous leurs efforts pour se retenir, se raidir contre la douleur, les larmes leur coulaient dru le long des joues.

— Et vous n’avez pas appelé un médecin ?

— Non, je me suis gêné ! fit brusquement le concierge. Vers quatre heures du matin, le docteur Martel est arrivé.

— Ah ! à la bonne heure ! s’écrièrent en même temps les deux jeunes filles, qui ne quittaient pas des yeux les lèvres du vieux sergent.

— Il s’est installé au chevet du blessé, près de qui se trouvaient déjà la vicomtesse sa mère et ses sœurs.

— Pauvres femmes !

— Oui ! pauvres femmes ! ce n’était pas gai, allez, de voir ça. La mère, pâle comme un spectre, soutenait de ses bras tremblants la tête encore plus pâle du blessé. Les deux sœurs, Mlle  Laure et Mlle  Angèle, agenouillées de chaque côté du lit, tenaient chacune une des mains inertes de leur frère. Et c’étaient des soupirs et des sanglots à fendre l’âme. Mme  la vicomtesse seule ne pleurait pas, ses yeux restaient secs, mais on sentait bien que ses larmes lui retombaient comme une pluie de plomb fondu sur le cœur.

Pâques-Fleuries et Rosette eurent beau faire, malgré leurs efforts, leurs yeux se baignèrent de larmes comme si la chose les eût regardées elles-mêmes.

Voyant que le vieux soldat s’arrêtait, la dernière lui dit d’une voix étouffée :

— Continuez ; nous voulons tout savoir.

Il reprit :

— J’avais aidé à remonter M. le vicomte ; je restai là. On pouvait avoir besoin de mes services.

— Après ? après ?

— Le docteur parvint, en débridant les blessures, à en faire jaillir le sang. Le pauvre jeune homme poussa un long soupir et ouvrit les yeux.

— Enfin ? fit Rosette.

— Il reconnut sa mère, qui se penchait haletante sur son visage ; il essaya de sourire, le brave cœur, il voulut parler… Mais Mme  la vicomtesse lui ferma la bouche de sa main tremblante, en lui disant : Pas un mot, mon fils, pas un geste ! il y va de ta vie !

— Et le docteur ?

— M. Martel ? Pendant ce temps-là, il murmurait, il grommelait entre ses dents : — Tonnerre ! c’est raide ! c’est grave, et je ne sais pas si…

— Ah ! mon Dieu ! s’écria Pâques-Fleuries.

— C’est justement ce que je pensais, mademoiselle, dans mon à part ; car seul j’entendis l’arrêt du docteur… et vous comprenez si je me suis mis devant lui, pour que ces fatales paroles n’arrivassent pas jusqu’à la malheureuse mère…

— Si jeune ! fit M. Lenoir.

— Si riche ! continua la Pomme.

— Et si aimé ! dit Pâques-Fleuries en retenant ses sanglots.

— Et le docteur a quitté le vicomte ?

— Après l’avoir pansé et endormi, oui.

— Et quelles ont été ses dernières impressions ?

— Mauvaises ! très mauvaises !

— Ne vous a-t-il rien recommandé ?

— Si fait… de le prévenir, de l’aller chercher s’il survenait n’importe quel accident. Je l’ai reconduit jusqu’à sa voiture. Ses hochements de tête n’auguraient rien de bon. Ah ! tenez, monsieur Lenoir, il ne faut pas croire que parce que je ne disais rien de tout ça, je n’en pensais pas plus, moi !

— Je ne crois pas cela de vous, mon ami, repartit M. Lenoir en lui serrant, la main. Je comprends toute votre émotion.

— J’ai été soldat. La mort et moi, nous sommes deux vieilles connaissances ; si nous ne nous sommes pas serré la main, comme vous me la serrez en ce moment, c’est tout au plus. J’ai vu la boucherie d’Eylau, la débâcle de la Bérésina, où les hommes étaient devenus plus féroces et plus brutes que les bêtes sauvages ; je me suis trouvé dans les derniers carrés de la garde, à Waterloo, et là, franchement, foi d’homme et de Breton, le pouls ne me battait pas plus la charge qu’en cette minute présente.

— Brave père Pinson ! fit la Pomme. Vive l’Empereur !

— Oui, vive l’Empereur ! c’était notre cri de victoire ! Ce fut le dernier cri de la Grande Armée expirante ! Blessé, laissé pour mort sur un tas de cadavres ou de mitraillés, bien près de passer de vie à trépas, je n’eus pas une larme au bord de la paupière. Je ne suis pas tendre, allez !… Eh bien ! cette nuit, en contemplant ce pâle et beau jeune homme, que je venais, deux heures auparavant, de voir passer si gai, si riant, si plein d’avenir, en me trouvant en face de ces trois femmes agenouillées, priant et se faisant un triple manteau de leur triple désespoir, j’ai senti leur douleur me gagner, je me suis agenouillé comme elles, j’ai prié et pleuré… C’était drôle, c’est vrai, et vous auriez ri, si vous étiez entrés dans cette chambre-là.

— Arthur est parti ! s’écria l’étudiant en médecine, d’un ton de reproche.

— Pourquoi nous traitez-vous ainsi ? dit doucement Pâques-Fleuries.

La Pomme se contenta d’embrasser le vieillard, en lui faisant une de ses plus jolies petites mines et en ajoutant :

— Voilà votre récompense, amour de vieille garde que vous êtes.

Quant à M. Lenoir, il coupa court à toutes ces démonstrations attendrissantes, en disant vivement :

— Sergent, quand le docteur Martel a-t-il promis de revenir ?

— Vers les quatre heures de relevée.

— Bien. Voilà qui me rassure.

— Pourquoi ?

— S’il avait été aussi inquiet que vous nous le dites, il serait revenu plus tôt.

— Au fait, c’est juste, murmura le concierge.

— Oh ! cher monsieur Lenoir ! fit Pâques-Fleuries.

— Monsieur, interrompit l’étudiant en s’adressant à son amphitryon, pensez-vous que je serais indiscret en offrant mes services, soit à ces dames de Luz, soit au docteur Martel ?

— Indiscret ! Non pas, répondit celui-ci. Vous ne pouvez être qu’utile.

— Oh ! oui, monsieur Adolphe, s’écria Pâques-Fleuries, faites cela… Secourez ce pauvre blessé… Voilà une bonne pensée.

— Attendez l’arrivée du docteur, à moins d’un cas pressant… Vos études sont terminées, n’est-ce pas ?

— Oui, monsieur, je vais passer ma thèse.

— Bon. Le sergent vous préviendra au moment opportun.

— Vous pouvez être tranquille, monsieur Lenoir, fit ce dernier.

Un nouveau hurlement de chien se fit entendre.

— Décidément, il se passe quelque chose d’extraordinaire, dit le vieux sergent en se levant.

— Vous nous quittez ?

— Vous m’excuserez, mesdemoiselles et messieurs, mais il faut que je descende à ma loge. Hurrah n’est pas un gaillard à abuser sans cause de ses signaux de rappel.

— Revenez-nous vite, dit la Pomme.

— Je remonterai pour remettre tout en ordre ici.

— Oh ! si ce n’est que pour ça, répondit-elle, ne vous donnez pas cette peine.

— Mais si.

— Nous nous chargeons de ce soin, Pâques-Fleuries et moi.

— Vous, mesdemoiselles, fit M. Lenoir en souriant, vous feriez mon ménage ?

— Nous-mêmes, à moins que cela ne vous contrarie.

— Ou que cela ne vous gêne, ajouta la sœur de Rosette.

— Me contrarier ou me gêner ! vous ! Adieu, sergent ; ne remontez que si le cœur vous en dit… mais dispensez-vous de porter un doigt sur un seul des objets qui se trouvent dans cette salle à manger… c’est l’affaire de ces deux belles demoiselles.

Le vieux soldat salua et sortit.

Il y eut un instant de silence qui, en se prolongeant, pouvait devenir pénible. Adolphe le comprit.

— Avec tout cela, vous nous devez une histoire, miss Rosette… dit-il dans le but évident de donner un autre tour à la conversation.

— Et nous ne vous en tenons pas quitte. : Vous l’avez dit : au dessert, on met les coudes sur la table, et l’on cause. Or, nous sommes déjà loin du dessert.

— Je raconterai l’histoire, répondit la grisette en regardant l’étudiant de ses yeux les plus mutins, si vous me tenez la parole que vous m’avez donnée.

— Quelle parole !

— Notre visite à la sorcière.

— Chose promise, chose due.

— Nous irons ce soir ?

— Ce soir même.

— Bien vrai ? dit joyeusement la Pomme, qui, grâce à son caractère enfantin, venait d’oublier toutes ses émotions récentes.

— Sur quoi faut-il vous le jurer ?

— Ne jurez pas, je déteste les serments. Il n’y a que les menteurs qui se croient obligés de donner leur parole d’honneur atout bout de champ.

— Oui, tout cela est bel et bon, fit observer le commis-voyageur ; mais comment vous y prendrez-vous pour soigner à la fois le vicomte de Luz et pour conduire Mlle  Rosette chez la mère Pacline ?

— Tiens ! vous avez retenu le nom ? fit la Pomme tout étonnée.

— J’ai très bonne mémoire, répliqua M. Lenoir en se mordant les lèvres ; et se tournant une seconde fois vers le jeune homme, il répéta sa question pour rompre les chiens.

— Je trouverai bien moyen de m’échapper une heure ou deux.

— À la bonne heure, dit la jeune fille.

— Nous attendons.


La bohémienne me demanda du pain, je lui donnai le dernier biscuit qui me restât.

— Quoi ?

— Votre histoire.

— Mon histoire… Vous dites bien, sans vous en douter, car c’est justement l’histoire de ma vie que je vais vous raconter.

— Rosette ! s’écria Pâques-Fleuries.

— Laisse-moi parler, toi… ce que je vais raconter ne te fera pas de tort dans l’opinion de ces messieurs.

— C’est que vraiment…

— Vraiment, tu me permettras d’avoir une volonté, une fois par hasard.

— Laissez-la dire, chère enfant, ajouta M. Lenoir avec son fin sourire. Nous ne prendrons de son récit que ce qu’il faudra pour ne pas vous embarrasser.

— Elle va mentir… dit Pâques-Fleuries en baissant la tête.

— Croyez-vous ?.

La jeune fille rougit et se tut.

Sa sœur vida son verre, que M. Lenoir venait de remplir, et frappant sur la table avec un petit air de commandement qui lui allait à merveille, elle s’écria :

— Attention ! Je commence.

— Nous y sommes.

Et l’on se rapprocha d’elle.

— Je dois tout d’abord vous avertir, messieurs, ajouta-t-elle d’une voix légèrement nerveuse, que si vous vous attendez à une histoire pleine d’éclats de rire, vous ne ferez pas vos frais.

— Rosette ! répéta Pâques-Fleuries.

— Ah ! si on épilogue mes phrases et mes périphrases, fit la grisette en secouant ses boucles brunes, je m’arrête avant de partir.

— Silence ! mademoiselle Pâques-Fleuries, crièrent les deux hommes à la fois.

— Mademoiselle Rosette me permet-elle une simple question ? demanda le commis-voyageur.

— Allez. J’écoute.

— Toutes nos sympathies lui étant acquises, et elle le sachant, pourquoi prendre cette précaution oratoire ?

— Injurieuse pour tout l’auditoire ! continua l’étudiant en médecine.

La Pomme sourit, laissa passer le reproche que lui adressaient ses auditeurs, puis, lissant ses cheveux d’un mouvement machinal, elle regarda une dernière fois sa sœur.

Celle-ci se tenait immobile à sa place.

Sombre et pensive, elle remontait le cours de sa vie, et la voix de ceux qui l’entouraient n’arrivait plus jusqu’à elle.

La Pomme reprit :

— Vous n’avez pas encore oublié la prophétie du vieux père Pinson ?

— Non, certes.

— Eh bien ! cette prophétie, qui prétend que tout ce qui doit être sera, a raison, j’en suis convaincue. Nul n’est ce qu’il paraît. Vous croyez me connaître, et vous ne me connaissez pas.

— Que voulez-vous dire, chère enfant ? lui demanda M. Lenoir.

— La vérité. Comment me connaîtriez-vous ? je ne me connais pas moi-même.

Le commis-voyageur et l’étudiant en médecine échangèrent un sourire.

— Vous croyez, continua la Pomme, que Pâques-Fleuries est née de la même mère ou du même père que moi. Il n’en est rien, et pourtant, quoiqu’elle ne soit pas ma sœur, elle sait que je l’aime plus peut-être que si elle l’était. N’est-ce pas, ma sœur ?

— Oui, je le sais, fit la jeune fille blonde, que la brune grisette venait de tirer par force de son isolement et de sa réflexion.

— Un voile épais enveloppe mes premières années.

« Pourtant de ces ténèbres, de temps en temps, au milieu d’une rêverie solitaire, surgissent quelques Lueurs confuses qui, un jour, je l’espère, deviendront une claire et brillante lumière.

« Un mot suffira peut-être pour me faire retrouver les premiers êtres, les premières choses qui ont frappé mes regards.

« Le fait le plus lointain que je me rappelle est celui-ci :

« C’était la nuit ; j’étais toute petite, je n’avais certainement pas encore cinq ans. Deux personnes voyageaient en voiture avec moi : un homme et une femme.

« La femme était jeune et belle, l’homme vieux et laid.

« Depuis plusieurs jours, cette voiture marchait rapidement.

« D’où venions-nous ?

« Où allions-nous ?

« Je l’ignore. Je ne reconnaîtrais même pas les pays que nous traversions, si je les revoyais.

« Je m’amusais à regarder par la portière les arbres qui filaient, filaient derrière moi, et les maisons éparses que nous dépassions dans notre course précipitée.

« Pour une enfant de mon âge, tous les arbres et toutes les maisons se ressemblaient.

« La femme dont je vous ai parlé m’embrassait souvent. Je me laissais faire machinalement sans comprendre plus à ses baisers qu’à sa tristesse ; car elle paraissait triste et soupirait presque aussi souvent qu’elle m’embrassait.

« À la tombée de la nuit, je m’endormis dans ses bras.

« La voiture marchait toujours.

« Un cahot violent me réveilla.

« Mes deux guides causaient vivement et à voix basse.

« Nous montions une côte très raide, en pleine forêt, les chevaux marchaient au petit pas.

« Je ne sais pourquoi, je continuai à faire semblant de dormir, et j’écoutai.

« — J’en suis désespéré, madame, disait l’homme d’une voix respectueuse mais décidée, il le faut !

« La femme essaya de changer la résolution de son interlocuteur, ce fut en vain, et je l’entendis, au milieu des baisers dont elle couvrait mon visage et des pleurs qui mouillaient le sien, murmurer :

« — Pauvre chère enfant ! pauvre enfant !

« Je ne bougeai pas.

« Je ne comprenais rien à ce qui se passait, mais je voulais savoir.

« Je n’eus pas longtemps à attendre.

« La chaise de poste reprit son mouvement de galop ; le postillon fit claquer son fouet et se mit à chanter à tue-tête.

« J’eus envie de crier : — Arrêtez !

« La peur ou un sentiment de curiosité indéfinissable me cloua la langue.

« En haut de la montée, la chaise de poste s’arrêta.

« L’homme ouvrit la portière, et descendit le premier :

« — Venez, madame, fit-il.

« Nous descendîmes aussi.

« La femme me tenait par la main.

« Nous fîmes un détour, et la chaise de poste disparut à mes yeux.

« Au bout de quelques minutes de marche, l’homme s’arrêta et dit :

« — Nous sommes arrivés.

« — Dieu vous punira, répondit la femme.

« — Dieu est le maître. J’accomplis une mission sacrée : faites comme moi, obéissez sans murmure.

« — Quoi ! la vue de cette mignonne créature ne vous touche pas ?

« — Je fais mon devoir.

« — Que va-t-elle devenir ?

« — Ce Dieu dont vous me parliez la protégera, j’ai juré, je tiens mon serment.

« Ce disant, l’homme s’éloigna.

« Je demeurai seule avec sa compagne.

« De tout cela il me reste un souvenir clair, net, précis. Ces événements se seraient passés hier que je ne les aurais pas plus présents à la pensée.

« — Mon enfant, me dit la femme dès qu’elle se vit seule avec moi, mon enfant, écoute-moi bien.

« Je la vois encore me parler, j’entends sa voix. Si elle parlait aujourd’hui devant moi, je la reconnaîtrais, à coup sûr.

« — Nous allons nous séparer, ajouta-t-elle avec une animation fébrile, peut-être ne nous reverrons-nous jamais. Prends ce chapelet.

« Et elle me passa autour du cou un chapelet à grains d’ambre gris, qu’elle retira de son corsage.

« — Ne le quitte jamais. Quoi qu’il advienne, garde-le toujours et précieusement. Il m’est impossible d’empêcher ce qui arrive. Il me faut obéir à des gens puissants, très puissants. Ils me tiennent moi-même dans leurs mains. Mais toi, tu es déjà une grande fillette, tu es intelligente et tu as de la mémoire.

« — Oui, lui répondis-je.

« J’ouvris mes yeux bien grands, et j’écoutai de toutes mes forces.

« — Tu vas voyager, tu verras bien des pays, tu entendras parler bien des langues différentes. Si, un jour, plus tard, beaucoup plus tard, beaucoup plus tard, quand tu seras une femme, quelqu’un prononce devant toi le mot que voici en te prenant la main droite…

Ici la jeune fille hésita.

M. Lenoir n’eut pas l’air de remarquer son hésitation et demanda tout naturellement :

— Eh bien ! ce mot ?

— Rosette ne peut vous l’apprendre, monsieur, lui répondit doucement mais avec fermeté Pâques-Fleuries.

— Elle se défie de nous ?

— Elle a promis de ne le prononcer devant âme qui vive, et elle a tenu sa promesse, puisque je ne le connais pas moi-même.

— Continuez, mademoiselle Rosette, dit M. Lenoir en s’inclinant.

— La dame me dit donc, reprit Rosette : À la personne qui te donnera ce mot de reconnaissance, tu montreras ton chapelet. Jusque-là, nul ne doit le voir. Me comprends-tu ?

« — Oui.

« — Répète-moi le mot.

« — Je le lui répétai.

« — N’oublie pas ton chapelet, surtout.

« — Chaque soir, en faisant ma prière, je tiendrai mon chapelet entre mes mains jointes et je répéterai le mot.

« — Bien cela ! et à la fin de ta prière, tu ajouteras cette phrase : Ma mère, les morts sont vivants !

« — Ma mère, les morts sont vivants.

« — Tu es sûre de ne pas les oublier ?

« — J’en suis sûre.

« Et en effet, depuis ce soir-là, je ne me suis pas endormie une fois sans faire ma prière, le chapelet à la main, et sans me répéter mentalement le mot et la phrase qu’elle m’avait enseignés. Je lui ai tenu ma promesse.

— Cette femme était peut-être votre mère, dit Adolphe.

— Oh ! non, fit la Pomme, en secouant ses boucles brunes. Une mère n’a pas tant de sang-froid au moment de se séparer de sa fille, peut-être pour toujours. Ce n’était pas ma mère, je vous en réponds, quelque chose me le dit là.

Et elle se frappa le cœur en achevant ces derniers mots.

— La dame allait me donner encore d’autres conseils, reprit-elle, mais l’homme revint.

« Un quart d’heure s’était à peine écoulé depuis son départ.

« — Le postillon est loin, dit-il.

« Et tirant une clef de sa poche, il siffla à plusieurs reprises.

« — Je ne veux pas que ces misérables me voient, s’écria-t-elle avec vivacité. Moi-même je n’aurais pas le courage de me trouver en leur présence.

« — Soit, madame.

« Et tendant les bras vers moi, il ajouta :

« — Viens, petite.

« — Va, mon enfant, murmura la dame en m’embrassant une dernière fois.

« Je sentis qu’elle tremblait.

« J’eus peur, j’allais me mettre à crier :

« — Je ne veux pas aller avec ce vilain homme, je veux rester avec vous !

« Mais elle me serra le bras pour me faire taire, et ajouta vite, de façon à ce que l’autre ne l’entendît pas :

« — Souviens-toi !

« — Eh bien ! petite, viens donc !… reprit l’homme.

« J’obéis.

« Je le suivis, tout en tournant la tête vers la pauvre femme, qui était tombée assise, presque anéantie, sur un tronc d’arbre.

« Mon conducteur venait de mettre un masque sur son visage.

« Au moment où nous allions la perdre de vue, la femme cria :

« — N’oubliez pas les ordres que nous avons reçus, qu’on les suive à la lettre.

« Ces mots furent les derniers que je lui entendis prononcer.

« Mais je vous le répète, sa voix m’est tellement restée dans les oreilles qu’aujourd’hui encore, après tant d’années, après tant d’événements et de vicissitudes, je la reconnaîtrais entre mille.

« — Je n’oublierai rien, répondit l’homme masqué.

« — Puis, me prenant dans ses bras, il m’emporta.

« Je ne remuais pas. C’est à peine si j’osais respirer.

« La terreur m’avait si fortement saisie, que je me sentais paralysée.

« Il me semblait que nous marchions comme dans un rêve.

« Parvenu à la lisière de la forêt, l’homme s’arrêta.

« Il me mit pied à terre, et me prit par la main.

« À un second signal qu’il fit, plusieurs individus surgirent tout à coup de derrière les arbres qui les entouraient.

« La peur me quitta.

« Ces hommes, à l’aspect étrange, aux vêtements sordides, faits de pièces et de morceaux, mais bariolés et pittoresques, me rassurèrent malgré leurs traits farouches et leurs regards sauvages.

« Je n’étais plus seule avec le guide pour lequel je ressentais une si forte antipathie.

« Ils se tenaient immobiles, à quelques pas de nous.

« L’un d’eux, sur un signe de l’homme masqué, s’avança vers nous.

« — Êtes-vous prêts ? demanda celui-ci.

« — Toujours, répondit le sombre personnage.

« — Silence et nuit.

« — La nuit parlera et le soleil luira dans l’ombre.

« — Quand ?

« — Demain.

« Ces paroles, ainsi qu’on me l’apprit plus tard, étaient un mot d’ordre, sans lequel rien n’aurait été fait entre ces hommes qui disposaient de ma petite personne.

« — Lequel d’entre vous se nomme Jean Vadrouille ?

« — Moi, dit l’individu qui seul avait parlé.

« — L’affaire tient-elle ?

« — Elle tient.

« — Bien. J’apporte tout.

« — Où est l’or ?

« — Le voici.

« Et mon guide masqué remit une lourde bourse à Jean Vadrouille.

« — Candela ! fit l’autre, dans une langue que je sus plus tard être de l’italien.

« Un de ses compagnons répondit dans la même langue :

« — Ecco.

« Et il démasqua une lanterne sourde.

« Jean Vadrouille vida la bourse et en vérifia le contenu.

« — Bon, fit-il, au bout d’un instant.

« — Est-ce le compte ?

« — Oui. Les cent louis y sont.

« — Cent louis ! s’écria M. Lenoir avec surprise.

« — Oui, répondit la Pomme en souriant, c’est le prix de ma pension qu’on payait là.

Puis, continuant son récit, elle ajouta :

« — Où est l’enfant ? dit Jean Vadrouille.

« — La voici.

« — Comment ? la voici ! C’est donc une fille ?

« — Oui.

« — Mille diables ! moi qui comptais sur un garçon.

« — Vous comptiez sans… votre nouvelle élève, fit l’homme masqué avec un mauvais sourire.

« — Enfin ! il faudra bien en passer par là.

« — Oui, ou vous rendrez l’argent.

« — Je garde les deux.

« — Je n’en ai pas douté une minute, répliqua mon guide, qui ne m’avait pas encore lâché la main. Vous n’avez rien oublié, n’est-ce pas, de tout ce dont nous sommes convenus ?

« — Je n’oublie rien

« — Quoi que vous fassiez, dans quelque lieu que vous vous trouviez, songez-y bien, on aura l’œil sur vous.

« — Bon !

« — L’enfant ne doit être maltraitée par personne, ni d’aucune façon.

« — Nous prenez-vous pour des brutes ? répondit Jean Vadrouille en affectant une pose indignée qui faisait honneur à sa susceptibilité.

« — Qu’elle oublie ses premières années, sa première existence, voilà tout, répondit l’autre sans écouter ce que son interlocuteur se donnait la peine de lui expliquer.

« — Elle oubliera.

« — Quelle se croie une des vôtres.

« — Ce sera avant peu, ou elle dira pourquoi. Notre tribu a l’âme assez généreuse pour adopter un enfant de plus. Cela ne peut gêner personne.

« — Bien. Tenez vos promesses, nous tiendrons les nôtres.

« — Oh ! je suis tranquille.

« — Vous savez que nous sommes tout-puissants.

« — On me l’a assuré.

« — Vous vous en apercevrez en temps et lieu, que vous exécutiez ou non nos conventions.

« — Si je ne les exécute pas ?

« — Vous pouvez vous attendre à tous les malheurs, à toutes les persécutions.

« — Et si je les exécute ?

« — Dans dix ans, à pareil jour, dans quelque pays que vous soyez, vous recevrez le double de la somme que je vous ai remise aujourd’hui…

« — Deux cents louis ! s’écria Jean Vadrouille avec une joie cupide.

« — Oui.

« — Cette enfant vaut son pesant d’or. On la soignera en conséquence.

« — La voici je vous la livre, c’est-à-dire je vous la confie, ajouta-t-il en se reprenant.

« Et l’homme masqué me poussa du côté de Jean Vadrouille.

« Je me laissai faire.

« — Comment se nomme la chica ? demanda mon nouveau maître.

« — Hein ? quoi ?

« — La petite ?

« — Elle n’a pas de nom.

« — Bon ! c’est près d’un églantier sauvage que vous me la remettez. Elle portera le nom de la Rose-des-Bois. Approche, Rosette, et n’aie pas peur. Il n’y a pour toi que des amis ici.

« J’obéis.

« Pourtant j’avais un autre nom, un nom que je me rappelle encore, quoi qu’on ait tenté pour me forcer à l’oublier.

« — Et ce nom ? demanda l’étudiant.

« — Je ne peux le dire, le temps n’est pas venu, répondit la Pomme.

« D’ailleurs ce n’est qu’un nom de baptême.

L’étudiant et M. Lenoir se mirent à l’écouter avec la plus scrupuleuse attention.

Elle continua :

— L’homme masqué partit en disant : « Dans dix ans ».

« Jean Vadrouille me prit dans ses bras comme l’autre venait de le faire, après lui avoir répondu : Dans dix ans.

« Je me laissai prendre par lui sans la moindre résistance.

« Il me sentit frissonner de froid.

« Se dépouillant de son manteau, il m’en enveloppa chaudement.

« Ses hommes le suivirent.

« On m’emporta dans la forêt.

« Au bout de quelques minutes, j’entendis des claquements de fouet et le bruit sourd des roues de la chaise de poste, qui s’éloignait à fond de train.

« J’éclatai en sanglots.

« — Ne pleure pas, petiote, me dit Jean Vadrouille, en adoucissant sa rude voix ; tu ne t’ennuieras pas avec nous. Tu verras.

« Et tirant du sucre d’une de ses larges poches, il m’en donna quelques morceaux.

« Ma douleur s’apaisa comme par enchantement.

« Je me mis à grignoter mon sucre, et j’attendis, quoi ? je n’aurais su le dire.