Les invisibles de Paris (Aimard)/II-2/III

Roy et Geffroy (p. 293-308).
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III

CHEZ M. LENOIR

Tous les convives de M. Lenoir étaient à table.

Un siège seul restait inoccupé.

Les quatre jeunes gens se demandaient quel pouvait être le retardataire.

À ce moment, le vieux concierge entra.

Il apportait une omelette, dorée sur toutes les coutures.

Une fois l’omelette servie :

— Sergent, dit M. Lenoir en montrant du doigt la chaise vide qui se trouvait de l’autre côté de la table, juste en face de lui, sergent, asseyez-vous là.

Le vieillard le regarda sans comprendre.

— Prenez cette chaise, répéta le maître du logis, et déjeunez avec nous.

— Qui ça, moi, monsieur Lenoir ? demanda-t-il timidement.

— Oui, vous, mon brave.

Voyant que le bonhomme hésitait et ne savait plus quelle contenance garder, à cette invitation inattendue, la Pomme se leva, battant des mains et criant :

— Bravo ! vive monsieur Lenoir ! vive le père Pinson ! À table, à table, le père Pinson !

Tous firent chorus.

Et le jeune Arthur ajouta de sa voix la plus grave :

— À table ou sur la table, avant d’aller sous la table !

Quand le tumulte fut un peu calmé, le vieux sergent refusa poliment sous le prétexte de son service, et des côtelettes qu’il lui fallait surveiller.

— On s’en charge, dit la Pomme. Venez vous asseoir.

— Je vous en prie, sergent, reprit le commis-voyageur.

Et d’un clignement d’œil significatif qu’il lui lança par-dessus ses lunettes, il lui fit comprendre que sa prière pouvait bien équivaloir à un ordre.

— Par obéissance, fit le vieux soldat.

Et il prit place entre la Pomme et Pâques-Fleuries.

— Est-ce que nous vous faisons peur ? lui dit doucement cette dernière.

— Oh ! mademoiselle !…

— Peur ! à un ancien de son poil…, répondit Arthur.

— Quel âne vous faites ! s’écria la Pomme en interrompant Arthur, qui avala de travers et s’étrangla. Ne l’écoutez pas, mon petit père…, c’est bête, mais ce n’est pas méchant… Il ne faut pas le juger au parler… ce n’est pas sa faute… c’est un défaut de naissance.

— La Pomme ! hurla l’étudiant piqué au vif.

— Je vous ai défendu de m’appeler comme ça, d’abord.

— Rosette, vous… Et il se remit à tousser.

— Je…, quoi ?… après ?… regardez le plafond… Cela va-t-il mieux ? Non. Attendez.

Tout en parlant, elle lui appliqua de sa petite main fermée un coup de poing à ne pas déshonorer un apprenti boxeur.

Arthur se trouva guéri instantanément de son étouffement, mais il poussa un cri de douleur causé par la violence du coup.

— Ah ! vous n’êtes jamais content, fit la Pomme en riant de ses trente-deux petites quenottes.

Le jeune homme, qui s’était levé machinalement, se rassit au milieu des rires de l’assemblée.

Mais il grommelait entre ses dents de sourdes menaces à l’adresse de son adversaire féminin et lançait des regards furibonds au vieux soldat, qui mangeait avec la plus grande tranquillité.

— Patience ! j’aurai mon tour… murmura-t-il à l’oreille de son voisin.

Ce voisin était M. Lenoir, qui rit silencieusement.

On venait de finir les huîtres.

On attaqua le vin blanc et la fameuse omelette.

Pendant que les fourchettes causaient, gaiement avec les assiettes, qu’elles picotaient, Arthur, sur les lèvres de qui s’esquissa un sourire sournois, se leva, et s’adressant au vieux concierge, cause de sa mésaventure :

— Mon brave, lui dit-il, voulez-vous me permettre de vous verser un verre de ce chablis première ?

Le père Pinson tendit son verre.

Arthur l’emplit, puis remplissant le sien, il le choqua contre celui du vieux soldat.

Une mauvaise charge allait sortir de ce choc de verres.

Chacun s’y attendait.

C’était, sans aucun doute, la revanche que s’était promis de prendre l’étudiant.

— À votre santé… jeune homme ! dit le père Pinson.

— Merci.

— À celle de ces dames et de notre hôte !

— Parfait.

Le vieillard allait s’asseoir.

Arthur le retint du geste.

— Maintenant, à mon tour.

— Écoutons… fit la Pomme. L’oracle va parler.

Arthur se raffermit sur ses jambes, puis regardant le vieux soldat de l’Empire bien en face :

— À la santé, cria-t-il d’une voix retentissante, à la santé de ce pauvre Hudson Lowe, si méchamment contraint à vivre sur le rocher de Sainte-Hélène par ce tyran détrôné qui…

Un silence de glace s’était fait.

Le vieillard ne comprit pas tout d’abord.

Mais le commis-voyageur, l’amphitryon bourgeois, M. Lenoir, enfin, avait saisi la misérable plaisanterie du jeune homme.

Ce fut un curieux spectacle. La colère le prit à la gorge, il se leva aussi, et empoignant le mauvais plaisant par le bras :

— Sacré gamin ! lui lança-t-il au visage d’une voix qui n’avait rien d’humain, sortez… Vous êtes heureux d’être mon hôte, sans cela !

— Hein ? quoi ? ce n’est pas pour vous que… c’est pour le concierge…

On arracha Arthur des mains de M. Lenoir.

Le père Pinson se chargea de sa conduite jusque sur le palier.

Une fois arrivé là, il le regarda bien dans le blanc des yeux et sans un mot, il lui lança en pleine face le contenu de son verre encore plein.

L’étudiant rugit et voulut sauter sur lui.

Mais lui, l’écartant et le tenant en respect avec une force de géant :

— Quand vous voudrez, je serai à vos ordres, blanc-bec.

— Un concierge ! hurla Arthur.

— Un chevalier de la Légion d’honneur ! fit le vieux soldat, en écartant sa veste et en montrant sa croix attachée au revers de son gilet.

Et il rentra.

Le repas continua.

M. Lenoir avait retrouvé son beau sang-froid.

Après avoir assujetti ses lunettes sur ses yeux, il fit en sorte que cet incident fût oublié promptement.

On enleva la chaise d’Arthur.

On s’écarta un peu.

Tout fut dit.

Plusieurs fois le concierge essaya de se lever pour faire le service de la table.

Chaque fois, Rosette et Pâques-Fleuries le prévinrent.

— Ne vous occupez pas de ces détails-là, disait l’une.

— C’est nous que cela regarde, père Pinson, disait l’autre.

Il fallut bien en prendre son parti.

De son côté, M. Lenoir n’oubliait pas que le devoir de tout commis-voyageur de première classe est d’animer, d’égayer, au besoin même de créer la conversation.

Il se surpassa.

Il mit sur le tapis, avec une verve sans pareille, les péripéties plus ou moins gaies de sept ou huit-cents voyages sur mer et sur terre.

Pâques-Fleuries et Adolphe écoutaient.

La Pomme lui donnait la réplique.

Le vieux sergent buvait, mangeait et approuvait du bonnet, c’est-à-dire du sommet de son occiput.

Entre autres questions faites par la Pomme :

— Le bon pâté de foie gras ! Ce n’est pas à Paris que vous l’avez acheté ?

— On ne peut rien avoir de meilleur, répondit M. Lenoir.

— Il vient ? demanda-t-elle.

— De Strasbourg, en droite ligne.

— Ça coûte ?

— Dix-huit cents francs de bénéfice.

— J’en achèterais bien un millier à ce prix-là, fit-elle en riant… Comment vous y êtes-vous pris ?

— Oh ! mon Dieu ! bien naïvement, répondit M. Lenoir. Je l’ai racheté, en lui donnant cinq francs de plus que le prix d’achat, à un vétérinaire alsacien qui faisait route avec moi.

— Bon ! cela ne m’explique pas les 18…

— Non, mais voici qui va vous faire comprendre la chose. De fil en aiguille ou de pâté de foie gras en cigares de la Havane, je suis parvenu à coller à mon dit vétérinaire une commande de jambes de bois assez forte pour me faire gagner ladite somme, plus les cinq francs de mon foie gras.

Il n’est pas de bonne compagnie qu’il ne faille quitter.

De récit en récit, de conte en histoire, de calembour en coq-à-l’âne, les convives de M. Lenoir arrivèrent au dessert sans trop se rappeler qu’on avait expulsé, avec tous les déshonneurs de la guerre, un pauvre diable de mauvais plaisant nommé Arthur Blancas.

Adolphe Rével, son camarade en Ducaurroy et Duranton, osa seul avancer une proposition craintive en sa faveur.

L’écho se tut.

Il fit comme l’écho.

Le père Pinson servit le café et les liqueurs.


Pâques-Fleuries assise devant une petite table travaillait à un bouquet de fleurs.

On eut beau faire, rien ne put l’empêcher d’être l’échanson de ces toniques jaunes, verts, noirs et blancs.

Crème de moka, noyau, fine champagne, chartreuse jaune et chartreuse verte, tout fut lestement dégusté par les lèvres deux fois purpurines de la brune Rosette.

Pâques-Fleuries trempa à peine les siennes dans une demi-tasse de café.

Et comme M. Lenoir la menaçait du doigt, en lui disant :

— Oui ! oui ! je les vois poindre, vos intentions laborieuses. Mais nous ne vous laisserons pas faire aujourd’hui.

Elle répondit en montrant la Pomme, qui ne refusait aucun petit verre et tenait tête aux trois hommes :

— Ne faut-il pas que l’une de nous conserve de la raison pour deux ?

La Pomme, entendant ces mots, remit sur la table l’anisette qu’elle approchait de sa bouche.

— C’est fini de rire… murmura-t-elle à travers une moue à fossettes, rendue plus gracieuse qu’à l’ordinaire par l’animation de son teint. Je croyais pourtant qu’au dessert il était permis de mettre les coudes sur la table.

— À la condition de ne plus les lever, ajouta l’amphitryon en souriant.

— Vous, vous êtes un faux frère, repartit la jeune fille, vous vous mettez du côté de sœur Bougon. Vous me revaudrez ça, un jour ou l’autre.

— Pourvu que ce ne soit pas l’autre.

— Tout de suite, alors.

— J’y consens.

Elle se leva, et lui tendant la joue :

— Embrassez-moi, fit-elle simplement.

— Mademoiselle Pâques-Fleuries, le permettez-vous ? demanda M. Lenoir.

— Ah ! par exemple, voilà qui est trop fort. Ah çà ! je n’ai donc pas mon libre arbitre, s’écria la Pomme, avant que sa sœur, un peu interloquée, eût trouvé sa réponse. On me prend donc pour le pendant du jeune et bel Arthur ?

Nul des trois hommes n’eut l’air de faire attention au nom qu’elle venait de prononcer.

Ils ne l’auraient point pris avec tant de sérieux et de gravité s’ils s’étaient doutés qu’en ce même moment le malheureux étudiant, que la Pomme mettait si malencontreusement sur la sellette, dormait du sommeil de l’injuste, à poings fermés et à narines ronflantes.

— Voyons, vilaine rabat-joie, autorises-tu l’honorable M. Lenoir à déposer son hommage respectueux sur ma joue gauche ? continua-t-elle gaiement.

— Oui, répondit sa sœur, à une condition.

— Laquelle ? demanda la Pomme.

— Acceptée d’avance, fit M. Lenoir, qui se tenait prêt à consommer le sacrifice.

— Vous m’embrasserez aussi, moi.

De joyeux hourras s’échappèrent de toutes les bouches.

M. Lenoir ne se fit pas prier.

Les deux sœurs n’eurent rien à se reprocher l’une à l’autre.

Adolphe demanda timidement sa tournée.

On la lui refusa avec enthousiasme.

Mais, comme l’avait dit Rosette, c’était bien le moment de mettre les coudes sur la table et d’écouter les mieux disants.

Aussi tous les convives de M. Lenoir se mirent-ils à parler à qui mieux mieux.

Le sergent lui-même, malgré sa taciturnité ordinaire, ne put s’empêcher de se laisser entraîner par la verve endiablée de la Pomme, et par les rares éclats de rire de Pâques-Fleuries.

Pâques-Fleuries riait peu.

Mais quand elle mettait de côté la tristesse silencieuse qui faisait le fond de son caractère, quand de sa bouche gracieuse s’échappaient les fusées cristallines de son rire, quand, obéissant aux élans trop souvent contenus de sa jeunesse, elle ne retenait pas les notes argentines de sa gaieté, rien n’égalait son charme et son entraînement. Le père Pinson, plus que tout autre, subissait ce charme.

Choisissant une éclaircie, où le calme s’était à peu près rétabli, et pendant laquelle on pouvait entendre son voisin, la blonde jeune fille se pencha vers M. Lenoir et lui adressa une question presque à l’oreille.

Celui-ci la regarda avec étonnement, mais il ne lui répondit pas tout d’abord.

Pâques-Fleuries répéta sa question.

Il lui répondit :

— Je n’y crois pas.

— Je ne vous demande pas si vous y croyez, je vous demande si vous en avez vu.

— Oui et non.

— Expliquez-vous.

— J’en ai vu qui se trompaient ou qui mentaient.

— Oui, mais…

— Mais j’en ai rencontré aussi qui voyaient juste, une fois par hasard.

— Pourquoi, par hasard ?

— Parce que, dans toute question, il y a l’affirmative et la négative. Vous avez toujours une chance sur deux pour tomber juste. Le tout est d’avoir cette chance. Pour vous expliquer ma pensée, je laisserai de côté les sorciers, qui ne sont pas autre chose que les martingaleurs de l’avenir, et je vais vous citer un fait arrivé dans une maison de jeu.

— Voyons.

On se pressa et on écouta, comme si le fait qu’allait raconter M. Lenoir traitait une question de haute futaie.

M. Lenoir sourit, en pensant à part lui que toutes les fois qu’il s’agira de jeu, de hasard, de surnaturel, tous les membres d’une réunion quelconque, raout ou cénacle, mettront de côté leurs affaires et leurs idées, et prêteront toute leur attention au dernier des narrateurs, au moins amusant des conteurs.

— Je me souviens qu’en 1838… — c’était, comme vous le voyez, il y a quelque dix années de cela, — j’assistais à une splendide partie de trente et quarante.

— Qu’est-ce que c’est que ça, le trente et quarante ? demanda la Pomme, sans s’apercevoir qu’elle interrompait l’orateur à son début.

— Faut-il le lui expliquer ? demanda M. Lenoir en riant.

— Non, répondit laconiquement le vieux sergent.

— Ah ! ah ! Mlle Rosette a déjà assez de vices dans son sac. Point n’est besoin d’ajouter celui du jeu à sa collection. C’est votre idée, sergent ?

— Oui.

— Hou ! le vilain ! grommela la Pomme en faisant sa moue la plus gracieuse à son voisin.

— Figurez-vous donc que le trente c’est pile, et le quarante : face.

— Ce n’est pas difficile à comprendre.

— Imaginez-vous encore des monceaux de billets de banque, des centaines de rouleaux entassés les uns sur les autres, des sébiles pleines de louis et d’écus de cinq francs.

— Après ?

— Un ou plusieurs banquiers, auxquels les pontes ou joueurs donnent un nom moins élégant…

— Lequel ?

— Des croupiers faisant le jeu, prenant les enjeux des joueurs malheureux, doublant, triplant, décuplant à la longue les mises des pontes auxquels la la veine souriait.

— Je vois tout cela… nous jouons souvent au loto, dit sérieusement la Pomme.

— Bien. C’est à peu près la même chose. Voyez la joie des vainqueurs, la rage des vaincus, la considération et l’envie de la galerie pour le joueur qui fait sauter la banque, le dédain et l’éloignement qu’inspirent les décavés. Voyez toutes ces passions hideuses, la cupidité aux mains crochues, l’ambition aux espérances livides, l’âcre plaisir ressenti pendant que la bille tourne, l’amère jouissance qui vous envahit tout entier durant les trente secondes que le croupier agite les cartes. Voyez tout cela, dans une atmosphère élégante, aux mille bougies allumées, aux murs chargés de glaces reflétant dans leurs perspectives lointaines et multipliées ces vices dorés, ces existences forcenées, ces fortunes et ces ruines fantastiques. Voyez tout cela, et vous comprendrez facilement que moi, qui mettais pour la première fois le pied dans un de ces antres de perdition, je ne vis au premier moment que richesses, lumières et éblouissements.

— Oui ! oui ! après ? Vous vous mîtes à jouer… dit la Pomme, dont l’exubérante nature se suspendait aux lèvres du conteur.

— Je n’avais pas un sou sur moi, et je n’ai jamais touché une carte de ma vie, répondit M. Lenoir.

— Ah ! tant pis.

— Pourquoi ?

— Parce que, si vous n’avez pas joué jadis, vous jouerez plus tard.

— Elle parle comme une petite sibylle ! continua-t-il en souriant. Je ne jouais donc pas. Et c’est précisément parce que je ne jouais pas, qu’il me fut possible… — Ici le conteur tira son foulard.

— De… de quoi ?… allez donc !… s’écria la Pomme furieuse de voir que ce foulard allait encore couper son histoire.

M. Lenoir se moucha, remit le foulard dans sa poche et continua, de son plus beau sang froid :

— C’est pour cela qu’il me fut possible de faire attention à ce que je vais vous conter.

— Enfin !

— Au coin du tapis se tenaient deux individus. L’un, jeune, beau, riche, ayant devant lui une centaine de billets de mille francs qu’il voyait enlever par les râteaux des croupiers, ou doubler à tour de rôle, sans seulement faire un geste d’impatience ou de satisfaction.

— Son nom ! dit la Pomme.

— Gourmande !… Près de lui, un vieillard au crâne dénudé de tout ornement, au linge douteux, aux mains douteuses comme son linge, écrivait, notait, pointait, à l’aide d’un crayon, tous les coups qui sortaient, sur des cartes à marquer et des papiers ad hoc, disposés devant lui. Vous ne me demandez pas le nom de celui-là, miss Rosa ?…

— Merci bien.

— Vous aimez mieux l’autre ?

— Les yeux fermés.

— Je continue. C’étaient évidemment là les deux types les plus curieux de la soirée.

— Eh bien ! et vous ! vous vous oubliez… railla doucement Rosette.

— Mademoiselle, si vous m’interrogez encore une fois, je retarde d’un an la fin de mon récit.

La Pomme se mit ses deux petites mains sur les lèvres, en guise de bâillon.

M. Lenoir reprit :

— Trois fois dans la soirée le vieillard dit au jeune homme : Allez. Et trois fois le jeune homme poussa sur une des couleurs la masse de billets de banque qu’il avait devant lui, en disant : Le maximum aux billets ! Les trois fois, il perdit. Le coup perdu, le vieillard se replongeait dans ses calculs. Après la troisième perte du troisième maximum, le jeune homme se retourna en souriant vers son voisin. Il trouva la place vide. Le vieillard, le voisin, le professeur de langue verte, n’avait même pas attendu les reproches ou les compliments de condoléance de sa victime. Il venait de filer sans tambour ni trompette.

— Et le jeune homme ?

— Insensible à la perte comme au gain, il se leva, ramassa le reste de ses billets et de ses rouleaux de louis, et se dirigea vers la porte.

— Vous le suivîtes ?

— Naturellement, et je l’entendis qui disait à un de ses amis avec un léger accent anglais : — Mon cher vicomte, je suis enchanté de ma soirée. J’avais pris M. Dominique pour un adroit filou, c’est tout bonnement un imbécile ! — En attendant, lui répondit l’autre, que le jeune homme nommait vicomte, en attendant, vous lui avez donné une dizaine de mille francs. — C’est vrai, mais il les a reperdus dans notre dernière séance. Je me doutais de la chose et je l’avais forcé à s’associer.

— Eh bien ! demandaient les deux jeunes femmes, que concluez-vous ?

— Toujours pressées ! continua le commis-voyageur. Je cherchais, comme vous, le mot de l’énigme ; un des croupiers me l’expliqua. Le professeur de martingale avait fait croire ou prétendu faire croire à son pigeon qu’il était d’intelligence avec l’employé chargé de tourner les cartes.

— Bien, fit la Pomme.

— Ils ne jouaient que trois gros coups dans une séance, Chaque fois que le joueur gagnait, le professeur prélevait une prime.

— Ah ! j’y suis ! s’écria Adolphe, qui commençait à voir où M. Lenoir voulait en venir.

— Chaque fois que le joueur perdait, le professeur rapportait. Le hasard protégea ses conseils sept ou huit jours de suite ; le neuvième, où le vieillard s’était dit : je doublerai mon capital, la chance tourna et…

— Et tout fut perdu ? dit la Pomme.

— Oui, mais il y autre chose.

— Quoi ?

— Le lendemain, au deuxième arbre de l’allée de la Muette, on trouva le sorcier…

— Quel sorcier ?

— Le sorcier du trente et quarante… le vieux pointeur pendu haut et court à l’aide de sa cravate. Il ne lui était pas resté de quoi s’acheter une corde.

— Ce n’est pas drôle, votre histoire ! fit Rosette.

Pâques-Fleuries ne disait rien, elle.

— À quoi pense mademoiselle Pâques-Fleuries ? dit M. Lenoir.

— Je réfléchis et je crois que, comme le disait fort bien le héros de votre récit…

— Mon jeune homme ! s’écria gaiement la Pomme.

— Oui, je crois que votre vieillard n’était qu’un imbécile.

— Soit… mais c’est ce que je voulais vous prouver.

— Vous ne me prouverez pas que tous les sorciers sont des idiots qui se pendront.

— Si leurs prédictions ne se vérifient pas, continua le commis-voyageur. Certes… mais si elles se réalisent, ils vous crieront sur tous les tons, de l’air le plus triomphant : Hein ! je vous l’avais prédit. Tandis que s’il arrive tout le contraire, ils en seront quittes pour prendre la clé des champs.

— Ainsi, dit Pâques-Fleuries, vous pensez que Rosette ferait mal en allant consulter…

— Un sorcier ?

— Non, une sorcière.

— C’est la même chose.

— Pas du tout, fit la Pomme. La personne chez qui Adolphe doit me conduire…

Ici M. Lenoir et le jeune étudiant échangèrent un coup d’œil qui ne fut surpris que par le vieux concierge.

— Eh bien ! cette personne.

— Est tout simplement une tireuse de cartes… une brave femme qui se mêle de…

— Dire la bonne aventure.

— Aux clients qui lui sont particulièrement recommandés.

— Ah ! il faut une recommandation ! dit le commis-voyageur en ne pouvant s’empêcher de sourire avec une légère ironie.

— Oui, monsieur, répondit la Pomme d’un air de défi… Si vous en désirez une, on vous la donnera.

— Il ne faut pas jurer : Fontaine, je ne boirai pas de ton eau ! dit M. le Lenoir en s’inclinant devant la mauvaise humeur naissante de la jeune grisette ; puis, s’adressant à l’étudiant : Vous vous êtes donc fait tirer les cartes, monsieur Rével ?

— Je l’ai osé.

— Et l’on vous a annoncé ?…

— Des choses étonnantes.

— Voyez un peu comme c’est malheureux ! dit M. Lenoir sans sourciller. Si ces choses étonnantes arrivent, — ce dont je ne me permets pas même de douter, — si ces choses étonnantes arrivent, elles ne vous étonneront pas. Donc…

— Si vous aviez fait l’esprit fort, comme vous le faites maintenant, au commencement du déjeuner, je ne serais pas restée à table, près de vous… murmura la Pomme avec aigreur.

— Ah ! si votre magicienne vous prédit que vous aurez un jour le caractère facile…

— Êtes-vous taquin ! riposta la jeune fille, qui allait se mettre en colère, mais qui, voyant le sourire amical de M. Lenoir, se contenta de frapper de son petit poing sur la table, et de le montrer ensuite, menaçant, à son antagoniste.

— Voyons, y allons-nous tous chez votre Mlle Lenormand ? fit celui-ci.

— Non pas, je veux y aller toute seule d’abord.

— Avec moi, dit tout bas Adolphe.

— C’est convenu, vous m’y conduirez.

— Et ce pauvre Arthur ? dit Pâques-Fleuries en souriant avec douceur.

— Oh ! il ne sait pas assez se tenir dans le monde. Je ne lui accorderai la faveur de lui donner le bras que lorsqu’il aura fait de sérieuses excuses au père Pinson.

— Ah ! il peut bien les garder ! dit ce dernier. Je me soucie de lui et de ses excuses autant que de ses sottises. Dans tout ça, je ne regrette qu’une seule chose.

— Quoi donc ?

— Le verre de chablis qui lui a débarbouillé le museau.

Et cependant, dans sa mansarde solitaire et désordonnée, le pauvre Arthur dormait et ronflait de plus belle.

— Seulement, continua le vieux sergent, si j’ai un conseil à vous donner, mes petits enfants…

— Donnez-le, père Pinson !

— Avec la permission de M. Lenoir.

— Parlez, mon ami.

— Voyez-vous, monsieur, voyez-vous, jeunes filles, il ne faut pas plaisanter avec la seconde vue.

— Vraiment ! dit M. Lenoir.

— Mais nous n’avons pas envie de rire à ce sujet, s’écria la Pomme en même temps que lui.

— Je sais bien, je sais bien, repartit le concierge, aussi ce n’est pas pour vous… c’est pour les incrédules, quoi… que je parle.

— Allez, allez… ne vous gênez pas, fit le commis-voyageur, qui garda difficilement son sérieux, voyant que le vieillard brûlait du désir de parler, tout en souhaitant de ne rien dire qui fût blessant pour son hôte.

— Donc !… c’est pour vous obéir… Pendant la campagne en Russie… il s’agit de cette satanée chienne d’année où non seulement la neige, mais la glace elle-même s’était prise de froid et de gelée.

— En 1812 ? dit Adolphe.

— Oui, — fit le vieux soldat, — je me suis juré de ne jamais prononcer ce fichu numéro matricule de l’almanach général… Nous campions… Quand je dis : nous campions… c’est nous décampions de Wilna, que je devrais dire ! Enfin ! c’est fait, c’est fini !… On aura peut-être bien un jour sa revanche du froid et du feu…

— Au fait, au fait ! dit M. Lenoir.

— Ah ! bon ! c’était à Wilna… nous ne restions que trente-quatre hommes de notre beau régiment de gros bonnets à poil !… Cré… enfin !… nous nous chauffions, comme nous pouvions, autour d’un de ces sales manches à balai mouillés que les Cosaques appellent des arbres, chez eux.

— Vous mouriez de froid ! pauvres gens ! fit Pâques-Fleuries.

— Dix ou quinze fois par jour.

Ces souvenirs héroïques et douloureux sont toujours si puissants sur les gens de cœur, que pendant les sept ou huit minutes que dura le récit du vieux sergent, aucun des assistants ne songea une seconde à sourire de sa singulière phraséologie ?

— Après ? fit la Pomme.

— On se chauffait… on fumait, comme on pouvait… savoir, quand on avait du tabac… Vers les sept heures de nuit… — il faisait noir à ne pas voir la lune… — je me sentis cogner sur l’épaule… je saute sur ma clarinette… ie me retourne… Ah ! ouiche, c’était bien la peine de me gendarmer !

— C’était un camarade ?

— Ah ! ouiche !… je vous le donne en quatre mille huit cent quarante-cinq. C’était une pauvre fille de Bohême, une gypsie qui restait seule de sa tribu, tuée, égorgée à moitié par les Kalmoucks, à moitié détruite par le climat.

— Une jeune fille ?

— Presque une enfant… Après ça, dans ces bandes de pauvres diables, on ne sait jamais ni d’où ils viennent, ni quand ils sont arrivés… Enfin, passons, ajouta-t-il en voyant l’air embarrassé, attristé même des deux sœurs.

— Oui, passez, fit vivement M. Lenoir.

— La bohémienne me demanda du pain. Je lui donnai le dernier morceau de biscuit qui me restât. Ce ne fut pas long à disparaître. Je lui tendis ma gourde, elle but quelques gorgées d’eau-de-vie et me la remit en me disant un : Le Seigneur vous le rende ! dont je me souviens encore, puis elle s’endormit près du feu.


Le père Pinson se chargea de sa conduite jusque sur le palier.

— Brave homme ! murmura Rosette.

— Oh ! ce n’est pas pour me vanter de la chose, mademoiselle Rosette… Non… C’est pour arriver à l’affaire de la seconde vue.

— Allez ! allez !

— Quand la gypsie se réveilla, il faisait presque jour. Leur faux soleil avait comme qui dirait une envie de montrer le bout de son nez. On entoura la pauvre fille, et on lui demanda de chanter, de danser, de rompre l’ennui du moment, quoi.

— Elle chanta ?

— Non, pas plus qu’elle ne dansa. Elle nous dit : Vous m’avez sauvé de la faim et du froid, je voudrais bien vous être utile à mon tour. Où est le chef ? — Un lieutenant qui remplissait les fonctions de chef de bataillon, par la force des boulets et de la mort, se présenta. — Votre main. — La voici. — L’enfant la prit, en examina soigneusement les lignes, pâlit et passa sans souffler mot. Nous nous étions tous levés, et, sans commandement aucun, nous nous étions alignés. La petite nous passa tous en revue.

Ses yeux noirs flamboyaient, comme ceux d’un chat sauvage, ses cheveux se dressaient sur sa tête, elle ne vivait plus que dans les mains de ces hommes, qui, après avoir bravé tempêtes et mitraille, suivaient d’un regard ému les émotions de leur singulière diseuse de bonne aventure. J’étais le dernier. Elle prit ma main. Je sentis la sienne trembler.

— Enfin ! dit la Pomme, qui écoutait, haletante.

— L’inspection finie, elle s’arrêta et se tut, elle rêva cinq minutes. Nous nous gardions bien de troubler son recueillement. Il nous semblait que de ses paroles notre sort dépendait.

— Elle parla.

— Et que dit-elle ?

— « Mes amis, vous êtes trente-quatre qui m’écoutez. Ceux d’entre vous dans la vie desquels le nombre trente-quatre joue un rôle reverront leur patrie. Les autres, que Dieu les prenne en sa garde ! »

Puis, se voilant la face de sa cape, elle partit presque en courant et sans retourner la tête.

— Vous ne la revîtes plus ? demanda Adolphe.

— Jamais.

— Et combien d’entre vous revirent la France ?

— Moi seul !

— Eh bien ! en quoi la prédiction de la gypsie se rattache-t-elle à votre salut et à la perte de vos compagnons d’armes ?

— En quoi ? attendez. J’avais trente-quatre ans à cette époque-là, Dans ma famille, nous comptions trente-quatre membres, depuis les grands parents jusqu’aux petits-neveux. Quand je mis le pied en France, je rentrai par Strasbourg ; la première maison où je dormis mon premier sommeil, à mon retour portait le numéro trente-quatre.

— Il ne vous manque plus que de nous ajouter que vous aviez trente-quatre sous dans votre poche, dit le commis-voyageur en riant.

— J’avais trente-quatre francs dans ma ceinture… je les avais, monsieur Lenoir, dit gravement le vieux sergent, mais je ne voulais pas vous le raconter, de peur que vous ne vous moquiez…

— Me suis-je jamais permis de douter de vos paroles, mon ami ?

— Non, monsieur !… mais voyez-vous, il ne faut pas plaisanter avec la seconde vue… il ne faut pas railler avec les sorciers… ces gens-là savent bien des choses… je vous en réponds.

— Je le veux bien, mon ami, répondit M. Lenoir, qui, s’adressant à la Pomme, ajouta : — Ah ! çà, mademoiselle Rosette, vous êtes bien décidée à vous rendre chez…

— Chez la Pacline.

— Ah ! votre tireuse de cartes s’appelle la Pacline.

— Oui.

— Où demeure-t-elle ?

— Rue de la Calandre.

— Et vous n’aurez pas peur ?

— Celui ou celle qui doit me faire peur n’est pas encore venu et mis au monde, répondit fièrement la jeune fille.

— Ma sœur ! fit doucement Pâques-Fleuries.

— Que me veux-tu ?

— Tu renonceras à ce projet.

— Laisse donc, il faut bien rire un peu.

— Rire avec ton avenir !

— D’ailleurs, dit M. Lenoir, à quoi bon vous bourrer la tête de fausses idées, de chimères, nuisibles précisément à cet avenir dont vous vous préoccupez ?

— Ce n’est pas l’avenir qui me préoccupe, répondit la Pomme, devenue pensive, mais le passé…

— Le passé !

— Oui, le passé. J’ai à peine dix-huit ans… et pourtant ma vie est enveloppée de ténèbres, de souffrances et de…

Rosette ne prononça pas le dernier mot, qu’elle avait sur le bout de la langue, car ce mot l’eût fait rougir ; elle le retint ; mais à l’idée de ce mot, son visage avait pâli et ses sourcils s’étaient froncés involontairement.

— Oui, répondit-elle d’une voix sourde, ce sont mes premières années que je veux connaître.

— Rosette, je t’en prie, lui dit Pâques-Fleuries en lui prenant les mains et les serrant dans les siennes, ne va pas chez cette femme ou laisse-moi t’accompagner.

— J’irai seule avec M. Adolphe, fit la Pomme, en secouant sa tête mutine, Je l’ai résolu et cela sera.

— Mais…

— Oh ! il n’y a pas de mais…

— Si cependant je tiens à me faire prédire mon avenir ?

— Nous y retournerons ensemble, un autre jour.

— Entêtée !

— Curieuse !

— Laissez faire l’enfant, dit le vieux soldat d’une voix profonde ; et il ajouta entre ses dents ces vers de la prophétie qu’il avait coutume de chanter dans ses heures de solitude et de contemplation :

Na vern petra a c’hoarvezo ;
Pez ai zo dlect a vezo.

— Ce qui signifie ? s’écrièrent-ils en riant.

— Cela signifie, répondit le vieillard avec solennité :

Peu importe ce qui adviendra,
Ce qui doit être sera.

En ce moment, un hurlement lugubre monta de la cour jusqu’aux oreilles des convives de M. Lenoir.

Ils tressaillirent tous et se regardèrent avec une surprise mêlée d’effroi.

Seul, le père Pinson se versa un petit verre de kirsch et le but sans donner la moindre marque d’inquiétude.

Cela fait, il se remit à chantonner son refrain bas-breton :

Peu importe ce qui adviendra,
Ce qui doit être sera.