Les invisibles de Paris (Aimard)/II-1/X

Roy et Geffroy (p. 259-266).
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X

LE BRICK

La chose était faite ! comme dit le Macbeth de Shakespeare.

Le maître d’équipage reprit sa place sur son banc et se remit à nager.

La mort du malheureux enfant ne lui pesait pas plus sur la conscience que celle d’une mouche ou d’une fourmi.

Le misérable avait-il une conscience ?

Toujours est-il que, s’il en possédait une, elle était sourde et muette.

Voyant qu’aucun des siens n’avait applaudi du geste ni approuvé de la voix l’horrible action qu’il venait de commettre, il haussa les épaules avec dédain et insouciance.

Après tout, que lui importait l’opinion de ce tas de bandits et de va-nu-pieds ?

Il ne voyait que sa sûreté personnelle sauvegardée et son cou mis à l’abri de la terrible cravate de chanvre que le lieutenant de la Rédemption lui avait annoncée dans ses dernières malédictions.

Aussi fut-ce la raillerie et un sourire brutal aux lèvres qu’il interpella Marcos Praya :

— Hé ! señor, lui cria-t-il à plusieurs reprises pour le faire sortir de sa torpeur.

L’autre ne l’entendit qu’au troisième appel.

— Señor, vous pouvez relever la tête maintenant et vous déboucher les oreilles.

Marcos fixa sur lui un œil atone.

— Tout est fini !

— Ah ! l’enfant ?

— Il a bu à la grande tasse. Vous le voyez… ce n’est pas plus difficile que ça.

Et le monstre fit claquer deux de ses doigts l’un contre l’autre.

— Le crime que vous venez de commettre est affreux, répondit le métis d’une voix creuse.

— Ah ! bast !

— Il nous portera malheur.

— Faudra voir.

— Dieu vous punira.

— De celui-là et pas des autres ? riposta le bandit en rendant coup pour coup ; alors, franchement, c’est que la justice ne se fait pas bien là-haut.

Marcos Praya se tut.

Le maître d’équipage avait raison.

De quel droit, lui qui venait de commander le massacre de tant de créatures humaines qui ne lui avaient, porté aucun préjudice, lui reprochait-il la mort d’un enfant qui pouvait les perdre tous ?

Il se contenta de répéter :

— Oui, Dieu nous punira.

— Tous !… à la bonne heure… Mais moi tout seul, vrai, là… je n’aurais pas bien compris la nuance, ni le coup de temps. Les affaires sont les affaires… Et tous ceux qui profitent d’un coup d’aviron comme celui que je viens d’allonger au petit, quand ils pouvaient s’y opposer et qu’ils ne l’ont pas fait, sont justiciables du même tribunal, de la même cour martiale.

— C’est vrai ! se dit le métis.

À ce moment, un des matelots cria :

— Navire !

— Eh bien ! il était temps… Qu’en pensez-vous, señor ? Un quart d’heure plus tôt, nous étions pincés.

— Navire ! répétèrent plusieurs voix joyeuses.

On oublia le mousse et sa mort tragique.

Tous les regards s’étaient dirigés vers le point de l’horizon où le navire venait d’être signalé.

À l’extrême limite des flots apparaissait un point blanc, grand à peine comme l’aile d’une mouette.

L’œil exercé d’un vieux marin pouvait seul le reconnaître et le prendre pour un navire.

La chaloupe mit immédiatement le cap sur le bâtiment inconnu, qui grossissait à vue d’œil, tant il était poussé par un vent propice.

Les bandits ne se sentaient pas de joie.

Ils riaient. Ils chantaient. Ils se réjouissaient à la vue de ce bâtiment.

C’était un sauveur qui leur arrivait.

Seul, l’homme qui se tenait à la barre ne se départit point de son impassible froideur.

Un léger sourire, empreint d’une amère ironie, voltigea sur ses lèvres.

Il le réprima de son mieux.

Tenait-il à ne pas troubler la joie de ses compagnons ?

L’arrivée de ce navire avait-elle pour lui une autre signification ?

C’est ce que nous apprendrons tout à l’heure.

Toujours est-il que le mousse et sa récente infortune se voyaient totalement mis de côté.

La créole venait de se réveiller.

Elle avait repris sa place à l’arrière.

Son majordome jugea prudent de répéter ses instructions aux matelots.

Peine inutile ! Ces gens-là tenaient trop à leur peau pour ne pas faire preuve d’une mémoire merveilleuse, propre surtout à l’homme de mer.

— Que tout marche ainsi, mes agneaux, dit Marcos Praya aux matelots, et je vous en réponds, personne ne mettra le nez dans vos affaires. Cette histoire coule de source ; on la croira comme nous la raconterons… carrément… et on l’acceptera comme parole d’Évangile.

Cependant le navire inconnu se rapprochait rapidement.

La brise s’était levée.

Le navire marchait toutes ses voiles dehors.

Il arrivait, le cap droit sur la chaloupe qu’il venait d’apercevoir.

Les révoltés, de leur côté, avaient dressé un mât le long duquel ils venaient de hisser et d’orienter une voile.

La distance diminuait de plus en plus entre la chaloupe et le bâtiment.

Ce dernier commençait à se découvrir.

C’était un grand brick, ras sur l’eau, à la haute mâture.

Il paraissait entièrement peint en noir, sauf une étroite ligne rouge, qui traçait un sillon sanglant autour de ses préceintes.

Fin voilier, il volait sur l’eau comme une dorade.

Matelots et passagers survivants de la Rédemption admiraient en connaisseurs les fières allures de ce beau bâtiment taillé pour la course.

Vers deux heures de l’après-dîner, le brick se trouva par le travers de la chaloupe.

Il arriva sur elle, la mit dans ses eaux, cargua sa grand’voile et masqua son grand hunier.

La chaloupe se tenait maintenant à demi-portée de pistolet du brick, sur l’avant duquel on distinguait plusieurs hommes armés de longues-vues.

Ces longues-vues, opiniâtrement braquées sur l’embarcation, ne la quittaient pas une seconde.

— Attention, dit le métis à ses compagnons. Voici le moment de jouer serré. Laissez-moi faire.

Il se leva.

Puis, après avoir salué respectueusement, il rapprocha ses deux mains réunies en forme de conque pour s’en constituer un porte-voix.

Il allait lancer sa première supplique.

Mais avant qu’il eût eu le temps de prononcer une parole, une voix railleuse l’interpella du pont du navire.

C’était le capitaine qui parlait.

— Señor Marcos Praya ! cria-t-il à travers son porte-voix, charmé de vous rencontrer !

Qu’on juge de la stupéfaction du métis qui allait se faire passer pour un riche négociant de Malaga !

Le capitaine continua sur le même rythme sardonique :

— Pourquoi votre belle et noble maîtresse vous laisse-t-elle parler à sa place ? Priez-la de s’adresser à nous directement. Nous n’avons que faire de votre intermission.

À l’audition de cette voix, doña Hermosa tressaillit et se souleva.

Poussée comme par un ressort, elle se leva toute droite, pâle de colère, tremblante d’émotion.

Elle venait de reconnaître le capitaine.

— Lui ! fit-elle avec désespoir. Lui ! toujours !

Con mil rayos ! hurla le métis, c’est ne pas avoir de chance !

— Je te l’avais bien dit, Marcos, que ce ne pouvait être une créature humaine.

— Ma foi, señora, je commence à le croire.

— Que désirez-vous ? reprit le capitaine du brick.

— Monter à votre bord.

— Pourquoi faire ?

— Pour vous demander l’hospitalité.

— Ah ! ah ! vous êtes donc naufragés, mes pauvres amis ?

— Vous le voyez.

— Parfaitement.

— Laissez arriver… nous monterons à bord sans échelle.

— Désolé, mais vous me demandez là la seule chose qu’il me soit impossible de vous accorder.

— Comment ?

— J’ai une peur affreuse de faire naufrage. Et comme vous êtes coutumiers du fait, vous m’apporteriez vents et tempêtes.

Un éclat de rire funèbre accompagna ce refus déguisé en superstition.

Il vint résonner aux oreilles des bandits comme un glas de funérailles.

— Seulement, ne vous désespérez pas, mes bons amis, continua-t-il. Voici derrière nous un second navire. Celui-ci, j’en suis certain, ne refusera pas de vous prendre à son bord.

Ceux de la chaloupe regardèrent le navire.

Il avait l’air d’un vaisseau de guerre.

Le capitaine reprit :

— Je pourrais bien mettre quelques bâtons dans vos roues, mais vous avez une belle et noble dame parmi vous, cela vous sauve.

— Maudit ! fit la créole avec un geste de menace furieuse. Nous nous reverrons.

— J’en ai l’espoir, señora. Seulement, ne l’oubliez pas… j’ai certain papier qui pourrait devenir gênant pour certaine comtesse de votre connaissance… Dites-le-lui… La première fois qu’elle emploiera la trahison pour se débarrasser de son serviteur, j’userai de mes armes.

— Oh ! je te tiendrai un jour !

— Ce ne sera gai que pour vous, alors, répondit le capitaine en riant.

— Au revoir, traître et lâche ! s’écria-t-elle, dans le paroxysme de la rage.

C’était elle qui venait de commettre la plus insigne trahison !

Elle qui avait eu la lâcheté de faire égorger tout un équipage endormi.

Et elle osait appeler lâche et traître son ennemi généreux qui, la tenant entre ses mains, elle, ainsi que tous les meurtriers de la Rédemption, se contentait de les avertir et de les laisser aller à leur bonne ou à leur mauvaise fortune.

La passion poussait doña Hermosa de Casa-Real à ce degré de folie.

— Traître et lâche ! au revoir ! répéta-t-elle.

— Ainsi soit-il ! répondit le capitaine. Au revoir, madame la comtesse.

On se demandera comment cet homme qui venait d’échapper à deux tentatives d’assassinat, qui avait involontairement causé la mort de tant de braves marins inoffensifs, prenant sa mortelle ennemie sur le fait, n’en finissait point avec elle.

À cela nous aurons deux réponses à faire.

La première, qu’un homme qui a été l’amant aimé d’une femme pardonne bien des torts, bien des fautes, bien des crimes à cette femme ; en second lieu, que le capitaine Noël pouvait croire à un vrai naufrage et non à l’épouvantable tuerie qui venait d’avoir lieu à bord du brick La Rédemption.

Sur les derniers mots du capitaine, un de ses officiers donna un ordre.

Deux sabords furent démasqués sur le pont du brick, et deux canons de vinq-quatre montrèrent leurs gueules menaçantes braquées sur les naufragés entassés dans la chaloupe.

Seuls, la créole, Marcos Praya et l’homme qui tenait la barre, restèrent debout, face aux canons.

Le maître d’équipage et ses hommes se couchèrent à plat ventre au fond de l’embarcation.

Ils se crurent perdus.

Quelques-uns d’entre eux se signèrent même, tant les habitudes de l’enfance conservent de force sur les âmes les plus gangrenées.

— Rentrez les avirons ! cria le capitaine aux marins de la chaloupe.

On obéit.

— Si vous faites un mouvement sans mon ordre pour vous échapper, je vous coule !

La chaloupe resta en panne.

Les matelots, voyant que le démasquement de ces sabords n’était qu’une menace, respirèrent et reprirent leurs places aux bancs des rameurs.

Ils se demandaient ce que pouvait vouloir le capitaine du navire qu’ils avaient sous les yeux.

Tout à coup, celui-ci s’écria :

— Hé ! San-Lucar !

— Capitaine ! répondit l’homme qui tenait la barre à bord de la chaloupe.

— À bord, et lestement !

— Me voici !

Et sans attendre que les matelots de la chaloupe sortissent de leur étonnement, San-Lucar plongea résolument dans la mer.

Bien lui en prit de mettre une certaine rapidité dans ses mouvements.

Au moment où ses pieds quittaient le bord, un stylet de quinze pouces de long venait se planter, à la place qu’il occupait, dans la barre du gouvernail.

C’était Marcos Praya, qui, sur un signe de la comtesse de Casa-Real, avait lancé cette arme avec son adresse redoutable.

Une seconde de plus, et San-Lucar était mort.

La voix du capitaine retentit terrible :

— Par le ciel ! qu’un d’entre vous bouge… et je vous coule tous !

Malgré la rage du métis, au mépris des promesses de sa maîtresse, aucun des matelots de la chaloupe n’osa se précipiter à la poursuite de San-Lucar.

Ils se sentaient maintenant tout à fait à la merci de leurs ennemis.

San-Lucar avait tout vu !

San-Lucar avait assisté au massacre de l’équipage, à l’incendie du navire, au meurtre du pauvre petit mousse.

C’était le plus rude coup qu’ils pussent recevoir.

Avec quoi le parer ?

Il ne leur restait plus que la soumission et l’obéissance la plus entière aux ordres du capitaine inconnu.

La lutte n’était pas possible.

Ils s’inclinèrent en se croyant perdus.

Cependant, San-Lucar nageait vigoureusement vers le brick ; il l’atteignit en une vingtaine de brassées.

Bientôt on le vit saisir une amarre qu’on venait de lui jeter, et grimper sur le pont du navire, tout ruisselant d’eau.

On vit aussi le capitaine lui ouvrir les bras, sans crainte de mouiller son uniforme.

San-Lucar se contenta de lui serrer la main avec effusion.

— Ah ! ce sont de rudes hommes ! murmurait Marcos Praya à l’oreille de la comtesse de Casa-Real. Le mieux serait de vous en rapporter à leur générosité, señora.

— Non. Jamais ! fit-elle, en proie à un commencement de fièvre furieuse. Je me vengerai… Je le… je le…

Elle ne put en dire davantage.

Brisée par la colère et la rage, trompée dans tous ses espoirs de vengeance, elle tomba presque entre les bras de son serviteur, en proie à un horrible délire, à des mouvements de sang si furieux, qu’ils faisaient de ce visage si parfait l’image la plus complète de la haine, de la folie et de toutes les mauvaises passions.


On vit le capitaine lui ouvrir les bras, sans crainte de mouiller son uniforme…

Le brick orientait ses voiles.

Il vira de bord et s’éloigna.

Au bout d’une heure, il n’apparaissait plus que comme un point à l’horizon.

Les révoltés de la Rédemption étaient demeurés à la même place.

Le résultat de cette rencontre étrange les avait pour ainsi dire foudroyés.

Sans force, sans courage, n’ayant même plus pour les guider la volonté nerveuse de la comtesse de Casa-Real qui absorbait tous les soins et toutes les facultés de Marcos Praya, ils se laissaient aller au gré des flots, attendant du hasard leur salut ou leur perte.

L’idée qu’ils avaient gardé si longtemps au milieu d’eux un homme qui venait de les fuir, emportant leurs secrets, la connaissance entière de leurs crimes, les écrasait.

Mourir noyés ou mourir pendus, telle était la seule alternative qui leur restât.

Ils commençaient à vider les barils d’eau-de-vie qui se trouvaient dans leur chaloupe, appelant l’ivresse à leur secours.

Le maître d’équipage lui-même les excitait à cette dernière orgie.

Il se sentait plus compromis que les autres.

Il tenait à en finir plus que les autres, vite et gaiement.

Du reste, le misérable avait un but qu’il ne voulait même plus dissimuler à ses hommes.

Quelque souffrante que fût la créole, c’était une belle proie pour des appétits grossiers comme les leurs.

Tuer Marcos qui les gênait, et s’emparer de la comtesse de Casa-Real, tel était le conseil que le bandit leur donnait.

C’en était fait du métis et de la créole.

La grâce que le capitaine Noël venait de leur accorder devait porter de redoutables fruits.

Un quart d’heure, quelques minutes seulement peut-être encore, et leur effroyable attentat, juste châtiment des crimes de doña Hermosa de Casa-Real, était consommé.

Ce fut dans cette situation que le navire annoncé par le capitaine du brick disparu, les trouva.

On les recueillit à bord de ce navire.

La comtesse de Casa-Real échappait, par miracle, au plus épouvantable péril qu’elle eût couru de sa vie.

Ni elle, ni Marcos Praya ne s’en doutèrent jamais.

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Ces événements, qui se lient si intimement à notre histoire, ainsi que le lecteur le reconnaîtra bientôt, se passaient cinq mois jour pour jour avant cette nuit du dimanche gras pendant laquelle a commencé notre récit.