Les invisibles de Paris (Aimard)/II-1/IX

Roy et Geffroy (p. 248-259).
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IX

DANS LA CHALOUPE

Le soleil se levait.

Il sortait du sein de l’Océan dans des nuages d’un rouge sanguinolent.

La brise était presque entièrement tombée.

Se balançant lourdement sur les eaux de l’Atlantique endormi, la chaloupe qui contenait les révoltés de la Rédemption restait presque stationnaire.

Aussi loin que la vue pouvait s’étendre, l’horizon était vide et libre.

Aucune voile blanche, nul panache de fumée ne tranchait sur ses bandes bleuâtres.


L’intrépide lieutenant annihilait les efforts et les attaques de ses nombreux et lâches ennemis.

Les deux faux négociants espagnols, Marcos Praya et sa maîtresse, doña Hermosa de Casa-Real, toujours vêtue de ses habits masculins, se tenaient assis dans la chambre d’arrière de la chaloupe.

Le second timonier du bord dirigeait la marche.

On nageait doucement.

Les matelots ramaient, non pas en hommes qui cherchent à gagner une rade ou un port quelconque, mais en gens qui attendent.

Ils se maintenaient le plus possible dans les eaux qui recouvraient à jamais le brick incendié et coulé bas.

En somme, la chaloupe et son équipage croisaient sur le passage des navires allant d’Europe en Amérique ou d’Amérique en Europe.

Les bandits au service des deux Espagnols avaient pris toutes leurs précautions pour que nul soupçon ne vînt les entacher.

Ils avaient changé de vêtements avant d’abandonner le pont de la Rédemption.

Des ablutions nombreuses avaient effacé toute trace du sang versé par eux.

Ceux qui, blessés dans la lutte précédente, n’étaient point parvenus à cacher leurs blessures, leur donnaient un caractère honnête en réparant le désordre de leur toilette.

Ils comptaient dire qu’ils avaient été blessés en cherchant à éteindre l’incendie, en luttant contre le progrès des flammes.

Leur prudence alla jusqu’à jeter par-dessus le bord toutes les armes offensives.

À force de soins et d’adresse, ils s’étaient bien donné tous les dehors de pauvres malheureux naufragés.

Vers huit heures du matin, après une nuit de calme plat, Marcos Praya fit une distribution de vivres.

Chaque homme reçut une galette de biscuit, un morceau de lard salé mais cru, et un boujarron d’eau-de-vie.

Maigre pitance pour des estomacs affamés.

Mais la prudence exigeait qu’il en fût ainsi.

Les révoltés, ou plutôt les prétendus naufragés pouvaient rester plusieurs jours sans qu’un navire vint les recueillir.

Bronzés par leur vie d’aventures contre les remords de leur dernier attentat, les matelots reçurent gaiement leur portion de vivres et la firent disparaître de bon appétit.

Seul, le petit mousse ne toucha pas à ce qu’on mit devant lui.

On pensa que la fatigue était la cause naturelle de son abstinence.

Il était pâle, triste, pensif.

Parfois une larme coulait sur ses joues amaigries.

Mais personne n’y faisait attention.

En se souvenant de toutes les horreurs qui venaient de se passer sous ses yeux, l’enfant ne se sentait ni le courage ni la force de manger.

Pour ne pas faire crier l’équipage, la comtesse de Casa-Real et son majordome prirent exactement la même nourriture que les matelots.

Seulement, la créole remplaça le boujarron d’eau-de-vie par un verre d’eau pure, et elle se contenta de sa galette de biscuit.

Ce repas frugal, mais suffisant pour soutenir leurs forces, achevé, le majordome de la comtesse de Casa-Real pria ses compagnons de tuerie de l’écouter avec la plus scrupuleuse attention.

— Mes agneaux, leur dit-il de ce ton froid et péremptoire qui ne l’abandonnait pas plus dans les petites que dans les grandes circonstances de la vie, nous allons maintenant convenir en détail de nos faits et gestes, afin de ne pas commettre de bévues, l’heure des explications une fois arrivée.

— Allons, señor, nous vous écoutons religieusement, répondit le maître d’équipage, qui armait le premier aviron de l’arrière.

— Vous le savez, je suis pour les moyens les plus simples et les plus expéditifs.

— C’est connu ! fit l’autre en riant.

— Les raisons les plus courtes sont les meilleures. Elles sautent aux yeux, n’éveillent aucun soupçon et sont comprises tout de suite. Voici ce que j’ai imaginé.

— Voyons ça ! dit le maître d’équipage enjoignant à ses hommes de se reposer.

Et pour prêcher d’exemple, il se mit à tordre délicatement une cigarette entre ses doigts brunis par le hâle et pleins de callosités.

Les nageurs se reposèrent sur leurs avirons assujettis sous le plat-bord, afin d’écouler à leur aise.

Rien ne les pressait.

Ils prenaient leur temps.

Le majordome reprit entre dix nuages de fumée :

— Qu’on ne perde pas une seule de mes paroles. Si quelqu’un ne me comprend pas, qu’il le dise ; je recommencerai mon explication, afin de ne pas nous couper les uns les autres.

On redoubla d’attention.

— Nous sommes, continua-t-il, l’équipage d’un brick-goélette mexicain nommé Le Santiago.

— Le Santiago, qui fait le grand cabotage entre la Vera-Cruz et les Antilles françaises, anglaises et espagnoles ? demanda le maître d’équipage.

— Lui-même.

— Bon. On n’en a donc pas de nouvelles, de ce brick-goélette, señor ?

— Non. Parti de la Martinique il y a trois semaines, pour Matanzas, ce navire n’a pas paru dans le port. Jusqu’ici, on a supposé qu’il s’était perdu corps et biens, ce qui doit être, par parenthèse…

— C’est évident. D’autres bateaux qui ont appareillé après lui de la Martinique viennent d’arriver à Cuba ces jours derniers.

— Vous saisissez la situation à merveille, mon garçon ; je continue. Trois jours après notre départ de la Martinique, le gros temps nous a brusquement jetés hors de notre route. Après une heure de manœuvres, nous avons perdu notre gouvernail… Vous m’entendez bien ?

— Parfaitement.

— Pendant un assez long temps, nous nous sommes vus les jouets de la tempête, des vents et des flots réunis contre nous.

— Après ?

— Un gouvernail de fortune est mis en place par nous. Le navire reprend sa marche. Mais avant-hier, on ne sait pas comment, le feu se déclare à fond de cale vers les sept heures du soir.

— Vers sept heures. Qu’on se le dise, répéta le maître d’équipage à ses hommes, cherchant à retenir depuis le premier jusqu’au dernier mot du récit inventé par Marcos Praya.

— Notre chargement consistant en spiritueux, toiles et coton de fabrique anglaise, tous nos efforts sont vains pour éteindre le feu. L’incendie fait de rapides progrès. À minuit, tout espoir de sauver notre cher navire est perdu.

— À minuit, camarades, répéta le maître d’équipage pour bien leur inculquer les heures dans la cervelle.

— Le capitaine nous fait mettre la chaloupe à la mer. Il s’embarque dans le canot avec quatre hommes et une dame passagère.

— Quatre hommes et une passagère, c’est convenu. Retenez bien ça, vous autres. Après, señor ?

— Le reste de l’équipage descend dans la chaloupe, et le Santiago reste abandonné à son triste sort. Comprenez-vous bien tout cela ? faut-il que je vous le répète ?

— Inutile, répliqua le maître d’équipage. Nos hommes vont vous répéter la chose à tour de rôle. Comme ça, nous serons bien sûrs que rien ne leur a échappé dans le coulage et dans l’incendie de ce bon Santiago.

Ce qu’il venait de dire fut fait.

Chaque révolté, chaque bandit répéta, avec une exactitude et une mémoire dignes d’un meilleur emploi, la fable inventée par le métis.

Seul le mousse se tut quand vint son tour.

— Parle, petit, dit le maître d’équipage.

— Je ne peux pas, répondit l’enfant.

— Comment ! tu ne peux pas ? pourquoi ça ?

— Parce que je ne sais pas.

— On a répété la chanson sept fois devant toi, marmaille du diable, et tu ne peux pas la chanter comme les autres ? Attends, attends, je vas te donner de la voix, moi.

Et le brutal matelot allongea au mousse qui ne s’y attendait pas, une bourrade assez forte pour l’envoyer rouler à l’autre extrémité de la chaloupe.

L’enfant se releva.

Il s’essuya le visage et épongea silencieusement le sang qui en coulait.

Mais il ne répondit rien.

Le maître d’équipage allait se précipiter sur lui pour renouveler la correction et l’amener à résipiscence.

Marcos Praya l’arrêta et s’entremit entre le mousse et le reste des matelots, qui, à l’exemple du maître d’équipage, lui lançaient des regards menaçants.

— Laissez cet enfant, dont je fais mon affaire, et écoutez ce qui me reste à vous apprendre.

— Dites, señor.

— Notre capitaine se nommait don Pedro Sallazar.

— Pedro Sallazar. Allez.

— Le brave et digne homme, reprit Marcos, ne pouvait se décider à quitter son navire. Nous n’avons pu l’empêcher d’y rester jusqu’au dernier moment. Malheureusement, en prenant sa distance pour sauter dans le canot, il se trompa de quelques pieds. Il tomba à l’eau. Le canot, se trouvant pris dans le remous, chavira avec tous ceux qui le montaient. Tout le monde y passa excepté cette dame.

— Quelle dame ? demanda sournoisement le maître d’équipage.

— Le négociant qui m’accompagne.

— Bon ! Vous nous rendrez la justice de reconnaître que jusqu’à présent nous avons respecté son incognito.

— Oui, mon brave. Seulement dès maintenant vous voudrez bien la traiter selon son rang et son sexe.

— Quand on paye comme elle, señor, on n’a besoin ni de sexe ni de rang pour se faire respecter, répondit le bandit.

— Bien, voilà, mes agneaux, toute l’histoire du naufrage et de l’incendie du Santiago. Ne sortez pas de là, et du diable si cette affaire vous cause jamais l’ombre d’un désagrément.

— On s’arrangera pour que tout le monde ici dise la même chose, repartit le maître d’équipage en lançant un regard féroce du côté du mousse.

L’enfant demeura immobile et recueilli.

Tous ces crimes, tous ces mensonges entassés les uns sur les autres répugnaient à sa jeune nature.

Il était fils d’une catholique fervente.

On lui avait appris à ne jamais trahir la vérité.

Or, ne point mentir n’était pas chose facile dans la circonstance présente.

Il se demandait, dans son for intérieur, comment il allait se tirer de cette situation périlleuse.

Trahir ceux qui l’avaient épargné, sauvé même, ne lui semblait pas possible.

D’autre part, répéter le conte inventé par Marcos Praya, il ne le voulait pas.

Toutes ses appréhensions, ses hésitations se lisaient sur son jeune visage.

Après s’être concerté avec ses matelots, le maître d’équipage se pencha vers Marcos Praya, qui s’occupait de sa maîtresse, et il lui dit de façon à ce qu’elle l’entendît sans être forcée de paraître l’écouter :

— Señor, toutes vos instructions seront suivies de point en point.

— Tant mieux pour tout le monde, répondit le métis.

— Rien de plus simple et de plus croyable, comme vous nous l’aviez annoncé.

— Nous serons crus sur parole, j’en jurerais, et l’on n’ira pas aux preuves.

— Certes… si nous disions tous de même.

— Nous le dirons.

Le marin hocha la tête.

— Non.

— Comment ! non ?

— Le mousse nous vendra.

— Le mousse ?

— Oui. Regardez-le.

Marcos Praya jeta les yeux sur l’enfant.

C’était le moment où celui-ci, toujours plongé dans ses réflexions, se demandait ce qu’il lui fallait dire et faire.

— C’est vrai ! murmura le métis. Comment nous y prendre ?

— Dame ! j’ai essayé de la douceur, répliqua le matelot avec un sourire narquois. Vous venez de voir que ça ne m’a guère réussi. Il faudrait chercher autre chose.

Marcos ne disait rien.

Tuer un enfant répugnait à sa vigoureuse nature.

Le maître d’équipage répéta sa demande.

Voyant que le métis ne se décidait pas, il se tourna vers la comtesse de Casa-Real.

Doña Hermosa, penchée sur le bord de la chaloupe, trempa machinalement sa main dans l’eau et l’y laissa quelques instants.

— La mer est bien profonde loin des côtes, murmura-t-elle.

Ce fut tout.

Le maître d’équipage n’eut pas l’air d’avoir entendu, et il se retira sur son banc.

Marcos avait frissonné à cet ordre indirect.

Mais l’affaire ne le regardant pas personnellement, il chassa la pensée qui venait de l’assiéger, et, s’approchant de la créole, il lui dit :

— Vous paraissez fatiguée, señora.

— Je le suis, en effet. Le sommeil m’écrase.

L’Espagnol étendit des voiles et des couvertures dans le fond du bateau.

— Essayez de vous reposer. Je vais recommander qu’on fasse en sorte de ne pas troubler votre sommeil.

La créole sourit à l’idée de l’étrange tranquillité qu’elle prévoyait, et elle s’étendit sur ce lit improvisé par son serviteur.

Le majordome jeta un châle sur elle pour la garantir des rayons du soleil qui déjà avaient acquis une certaine intensité.

Les matelots reprirent la nage.

Rien encore à l’horizon.

Une demi-heure s’écoula sans qu’une parole fût prononcée à bord de la chaloupe.

Ce fut le maître d’équipage qui rompit ce silence de commande.

— La señora dort.

— Comme un enfant, répondit Marcos Praya. Les fatigues de cette nuit l’ont accablée ; on se reposerait à moins, mon camarade.

— C’est une vraie femme, fit le grossier matelot en jetant sur elle un regard de convoitise.

— Par tous les saints ! regarde-la une seconde fois comme tu viens de le faire, et je te plante ce couteau dans le cœur.

Le maître d’équipage se retourna, ne sachant à qui le métis en avait, mais ne voyant personne autre que lui-même, et considérant avec stupeur la rage qui se peignait dans les traits de Marcos Praya, il se recula prudemment en grommelant :

— Par tous les diables ! comme vous y allez, señor ! Vous n’avez qu’à parler, on se tiendra pour averti.

Marcos se repentait déjà de son emportement.

Il revint le premier, et tendit la main au marin, qui se laissa faire.

— Voyons, laissons cela. J’ai été un peu vif.

— Un peu, oui.

— Que me vouliez-vous ?

— Dame ! Je venais pour… répondit l’autre avec une légère hésitation.

— Pour quoi ?

— Eh bien !… n’est-ce pas le moment ?

— Quel moment !

— Vous savez…

— Non.

— Le mousse…

— Eh bien ?

— Il nous trahira.

— Pourquoi nous trahirait-il ? C’est une brave et naïve créature. Faisons-lui jurer sur la sainte Vierge qu’il n’ouvrira jamais la bouche sur ce qui s’est passé cette nuit. Il ne parlera pas plus contre nous qu’il n’a voulu s’engager à parler comme nous.

— Hum ! fit le maître d’équipage… vous vous contenteriez de sa promesse ?

— Oui.

— Ma foi ! moi, non. Il nous vendra, sans le vouloir… Mais le mal n’en sera pas moins grand, et nous n’en serons pas moins pendus.

— C’est une dure alternative, murmura Marcos Praya.

— Vous avez l’âme tendre, ce matin, señor, ricana le bandit. Décidez-vous. Vous avez entendu la señora, elle l’a dit : la mer est profonde. Ajoutons qu’elle est muette, et nous ne tromperons ni elle ni nous.

— Un enfant !

— Lui ou nous ! reprit nettement le marin. C’est une question de vie ou de mort.

— Pauvre petit diable !

— Pauvre ! oui ; petit ! oui encore ; mais diable aussi. Or, il est un proverbe qui prétend que tuerie diable est préférable à se faire tuer par lui.

— Faites ; mais je ne me mêle de rien.

— À votre aise.

— Je m’en lave les mains.

— Vous vous les lavez avant, señor, moi je me les laverai après le coup, et tout ira le mieux du monde. Ce mousse tient la vie de huit personnes au bout de sa langue ; laissez-moi arranger ça.

— Il le faut bien !

— Voyez… que risquons-nous ? Aucun navire n’est en vue.

— Tant pis !

— Partout le ciel et l’eau.

— L’eau engloutira l’enfant et cachera sa mort, mais le ciel nous verra, lui, fit le métis avec un frémissement intime.

— Amen, dit le bandit.

Il s’éloigna de Marcos Praya.

Celui-ci baissa la tête et ferma les yeux.

Il tremblait, pour la première fois de sa vie.

Ne voulant pas assister à cette épouvantable exécution, il se tourna vers le matelot qui tenait la barre du gouvernail.

La figure de ce matelot lui parut singulière.

Il la regarda attentivement.

Elle était d’une pâleur menaçante.

— Je dois être aussi pâle que lui, pensa-t-il. Voici un homme qui, sur un mot de moi, se ferait tuer, j’en suis sûr, plutôt que de laisser commettre ce crime horrible, ce crime utile.

Il hésita.

Mais l’ordre de la comtesse de Casa-Real, tout détourné qu’il fût, était exprès, indiscutable.

Il se voila le visage et attendit.

Depuis quelque temps déjà les matelots chuchotaient entre eux, tout en nageant.

Ils jetaient à la dérobée des regards de menace au pauvre mousse, qui, lui, tout à sa tristesse et à ses scrupules, ne s’apercevait de rien.

Il avait confiance en ces hommes dont il partageait les fatigues, les travaux et les dangers.

La brutalité du maître d’équipage ne lui semblait ni nouvelle ni redoutable.

Il était habitué à ces manières-là.

Son capitaine lui-même, qui le traitait plus doucement que les hommes de son bord, ne se gênait nullement pour lui allonger un soufflet ou un coup de pied, afin d’activer son service.

À force de recevoir des horions, l’enfant s’était endurci au point de ne presque plus les sentir.

On le battait.

Il battrait à son tour.

C’était la loi du plus fort.

Il l’acceptait sans murmure.

À force de penser, de réfléchir, le mousse venait de s’assoupir.

Le maître d’équipage s’aperçut de cette circonstance favorable à son noir dessein.

Il fit un geste.

Le mousse fut saisi à l’improviste par deux robustes matelots.

Avant qu’il jetât un cri, avant même qu’il s’éveillât, il était enlevé de son banc, précipité à la mer, englouti au fond des flots, sans conscience de ce qui lui arrivait.

On le crut noyé.

Pas un de ses bourreaux ne jeta un cri, ne dit un mot.

Mais la fraîcheur de l’eau réveilla l’enfant.


— Pitié ! pitié ! s’écria-t-il en sanglotant, ne me laissez pas mourir ainsi… arrêtez-vous… je vais couler.

L’instinct de la conservation prit le dessus sur le trouble occasionné par un premier étouffement.

Le mousse nageait comme un poisson.

Le maître d’équipage avait oublié cela.

L’enfant donna deux vigoureux coups de pied et reparut, à quelques brasses sur l’eau.

Il respira et se mit à nager à la poursuite de la chaloupe.

— Tonnerre ! jura le maître d’équipage, j’avais oublié ça. Il peut se tenir deux heures sur l’eau. J’aurais dû…

Mais avant qu’il eût achevé sa pensée et sa phrase, on entendit la voix de l’enfant qui criait :

— À moi ! au secours ! Hé ! de la chaloupe !

Le pauvre petit pensait être tombé par hasard à l’eau.

Il ne se doutait pas qu’on venait de l’y jeter, et que ceux qu’il appelait à son aide étaient ses seuls, ses plus cruels ennemis.

Cependant, il s’aperçut que les matelots faisaient force de rames pour s’éloigner de lui.

— On ne m’entend pas… pensa-t-il.

Alors, redoublant d’efforts, maintenant sa distance par un miracle d’agilité, il recommença à crier :

— Camarades ! à l’aide ! ne me laissez pas mourir !… Que vous ai-je fait ?

Une pensée lui traversa l’esprit.

Il comprit tout.

Il se sentit perdu.

La peur de la mort lui fit trouver les protestations les plus touchantes, les serments les plus solennels :

— Au nom du ciel, arrêtez-vous ! disait-il en nageant vigoureusement… Je vous le promets… Je vous le jure… je dirai tout ce que vous voudrez… je répéterai tout… mais… attendez-moi… sauvez-moi… ayez pitié de moi !… Personne ne lui répondait.

Il se remit à tirer sa coupe de plus belle, se tenant toujours dans les eaux de la chaloupe.

Ses cris devinrent de plus en plus déchirants.

— Je vous en prie… attendez !… Je ne veux pas mourir… Vous ne me laisserez pas tout seul… Je ne peux pas nager longtemps… voyons… puisque je vous promets d’obéir… Sauvez-moi… au nom de tous les saints… au nom de Jésus-Christ… Ah ! je n’en puis plus… à moi… à moi… Au nom de votre mère, que vous aimez… comme j’aime la mienne… sauvez-moi…

Il nageait toujours, et la fièvre de la dernière heure lui donnait des forces telles qu’il gagnait sur les rameurs.

Marcos se bouchait les oreilles pour ne pas entendre ses cris.

Cet homme de fer sentait des larmes brûlantes couler le long de ses joues.

Le timonier, qui n’était plus maître de son émotion, s’arrangea, par une habile manœuvre, pour ramener le bateau du côté de l’enfant.

— Animal ! cria le maître d’équipage.

Mais le mousse, profitant de ce secours inespéré, toucha la proue de la chaloupe en quelques brassées.

— Pitié ! pitié ! s’écria-t-il en sanglotant ; ne me laissez pas mourir ainsi… sans la revoir… je veux revoir ma mère… arrêtez-vous… je vais couler… Il s’accrocha à un cordage qui pendait et traînait dans l’eau.

— Ma mère ! ma mère ! répétait-il de telle façon que, malgré eux, ces misérables se sentirent frémir d’émotion.

— Sacré moutard ! fit le maître d’équipage, a-t-il la vie dure !

Et il se leva.

L’enfant, affolé par le désespoir, appelait toujours sa mère.

La pauvre créature, à cet instant suprême, instant d’hallucination touchant à la folie, cherchait un dernier refuge dans le souvenir de celle qui l’avait si longtemps bercé de ses caresses.

— Allons ! viens, petit ! dit le maître d’équipage. Approche un peu que je te hale à bord.

Le mousse, auquel la corde pourrie était restée dans les mains, fit un effort prodigieux pour se rapprocher.

L’homme qui tenait la barre l’aida.

L’enfant mit la main sur le plat-bord du bateau, répétant avec joie :

— Merci !… vous êtes bons !… Je reverrai ma m…

Il n’acheva pas.

À l’instant où il s’élançait pour sauter dans la chaloupe, le bandit qui venait de l’appeler et de lui promettre aide et secours leva son aviron et lui fracassa le crâne.

Le mousse poussa un seul cri, adieu terrible, malédiction suprême, et disparut.

La mer le recouvrit de son funeste linceul.

Une tache sanglante indiqua seule, pendant quelques instants, la place où il venait de s’engloutir ; puis, tout s’effaça.