Les invisibles de Paris (Aimard)/II-1/VI

Roy et Geffroy (p. 223-234).
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VI

LES PASSAGERS

Quinze jours s’étaient écoulés depuis la mort du comte de Casa-Real.

Cette mort n’avait surpris aucun de ses amis.

On lui fit de magnifiques obsèques.

La comtesse, sa veuve, prit le deuil. Le noir lui allait très bien.

Et tout fut dit aux yeux du monde.

Un seul fait digne de remarque, au point de vue de notre récit, mérite d’être signalé.

Le capitaine Noël était, un matin, descendu à terre avec Mortimer et la Cigale.

Ils y passèrent la journée pour s’occuper de différents achats concernant les besoins du bord.

Le soir, vers les sept heures, au moment où la nuit devient noire, Juan Romero, le montero de la comtesse de Casa-Real, se rencontra au coin d’une des rues les plus désertes de Matanzas avec le capitaine du brick mexicain La Rédemption.

Le capitaine Noël le reconnut immédiatement malgré l’obscurité.

— C’est vous, Juan Romero ? Que me voulez-vous ?

— Vous prier de lire ces deux mots.

— Encore ! De votre maîtresse ?

— Oui, señor capitan.

— Donnez, je lirai plus tard.

— Non pas, tout de suite ; c’est chose pressée.

— Entrons dans un café… On n’y voit goutte.

— Inutile, j’ai de la lumière.

Le montero démasqua une lanterne sourde qu’il tenait cachée sous son manteau.

— Voilà, ajouta-t-il. Voulez-vous prier vos amis de s’éloigner un peu ? Il ne faut pas qu’ils entendent ce que vous me chargerez de répondre à la personne qui m’envoie vers vous.

— Que de précautions inutiles ! murmura Noël, tout en priant Mortimer et la Cigale de faire ce que venait de lui demander le montero.

Il déplia le papier.

Le papier était blanc.

— Mais il n’y a rien sur ce papier ? dit-il en se tournant vers Juan Romero, qui le suivait attentivement de l’œil.

— Chauffez le papier à la flamme de cette lanterne, et l’écriture paraîtra.

— Bien.

Noël approcha le papier de la flamme.

Il attendait que l’envoi de la comtesse prît une forme et une signification.

Juan Romero attendait aussi.

Plus loin Mortimer et la Cigale avaient l’air de causer de la lune et du beau temps.

Tout cela dura près de deux minutes.

À la fin de la seconde minute, au moment où Juan Romero vit un signe d’impatience poindre sur la physionomie du capitaine, il éteignit sa lanterne sans prononcer un mot.

— Qu’est cela ? Êtes-vous fou ? demanda Noël.

— Non.

— Que faites-vous alors ?

— Moi ?


Tout près de cette embarcation gisaient quatre hommes sans mouvement.

— Oui.

— Je vous tue, voilà tout.

Et ce disant, le montero se précipitant à corps perdu sur l’homme auquel il tendait ce piège infâme, le frappa de deux coups de poignard dans la direction du cœur.

La pointe de l’arme rencontra deux fois un épais portefeuille garni de lettres et de papiers d’affaires.

Le portefeuille servit de cuirasse au marin.

Saisir le bras de l’assassin et crier :

— À moi, Mortimer ! à moi, la Cigale ! fut tout un pour le capitaine.

— Gringo du démon, tu mourras ! hurlait Juan Romero, qui doué d’une vigueur remarquable, s’était débarrassé de l’étreinte du capitaine et levait de nouveau son couteau.

C’en était fait de Noël.

L’attaque du misérable l’avait tellement surpris, qu’il ne se rendait pas bien compte du danger qu’il venait de courir.

Tout ce qu’il put faire fut de parer machinalement le coup qui allait le frapper, en avançant le bras droit.

Ce mouvement le sauva.

Juan Romero hésita à le frapper.

Il cherchait une place sûre.

Mieux eût valu pour lui se décider plus vite.

Le cri de détresse de Noël avait été entendu par ses deux amis ; Mortimer arma un pistolet et visa le montero à la tête.

La Cigale, de son côté, fit un bond, et se trouva derrière l’Espagnol à l’instant où il levait son arme pour la seconde fois.

— Ah ! chien ! grommela-t-il.

Et il le prit aux flancs, par derrière.

Juan Romero poussa un hurlement de douleur.

Les deux bras qui le tenaient lui écrasaient les côtes.

Il lâcha son couteau, et, se baissant par un effort désespéré, il mordit les deux mains qui l’enserraient comme deux crampons de fer.

Un moment il se crut sauvé.

L’un des bras se détendit.

Son adversaire venait de le prendre à la gorge de la main gauche.

De la droite, il lui asséna un coup de poing sur le crâne.

Le montero roula immobile sur le sol.

— Bon ! fit Mortimer, qui s’approchait lentement de son pas mathématique, voilà une balle qui ne changera pas de domicile.

Il remit son pistolet dans sa poche et interrogea Noël pour savoir si le meurtrier ne l’avait pas blessé.

Noël n’avait rien.

Il remercia ses amis.

La Cigale avait pris un de ses airs les plus modestes.

On abandonna le cadavre de Juan Romero, qui avait le crâne fracassé, et on rentra à bord.

Noël avait sans doute compris que tant qu’il serait à portée des attaques de la comtesse de Casa-Real, cette femme, dont sa vie froissait les intérêts, l’amour et l’orgueil, ne lui laisserait pas un instant de repos ni de sûreté.

Le lendemain même de cette tentative d’assassinat, le brick mexicain largua ses amarres et s’en alla mouiller en grande rade.

Au large, la surveillance est toujours plus facile.

Depuis lors, on ne revit plus à terre ni le capitaine de la Rédemption ni aucun homme de son équipage.

Dix jours plus tard, un avis publié par les journaux du pays et affiché dans tous les lieux publics annonçait le départ du brick pour Marseille, avec escale à Cadix.

Nos lecteurs ne perdront pas de vue que le bâtiment qui avait amené le comte et la comtesse de Casa-Real s’appelait la Rédemption.

Le départ était fixé au 28 novembre, à la marée du soir.

Le navire prenait des passagers.

Ainsi que cela arrive souvent sur les côtes américaines, plusieurs hommes de l’équipage avaient débarqué, d’autres déserté.

Force était donc au capitaine d’engager d’autres matelots et de se faire un nouvel équipage.

On ramassa tous les individus sans emploi qui se rencontrèrent sur le port.

Le temps pressait.

Naturellement, ces engagements furent conclus à la diable, sans renseignements ni certificats.

Il fallait partir.

La veille du jour fixé pour le départ, vers cinq heures du soir, un canot, monté par trois personnes, accosta le brick.

Celle qui se tenait à l’arrière du canot demanda si l’on pouvait parler au capitaine.

On lui répondit que le capitaine se trouvait à terre.

La personne à laquelle on répondit cela fit un geste d’incrédulité, qu’elle s’empressa de dissimuler de son mieux.

— À défaut du capitaine, puis-je m’adresser au second du brick ?

— De quoi s’agit-il ?

— Simplement de traiter du prix du passage pour plusieurs personnes qui désirent se rendre à Cadix.

— Montez.

L’inconnu monta à bord.

Son interlocuteur, un officier, l’attendait à la coupée.

— Vous êtes le second, monsieur ? demanda-t-il.

— Non, monsieur, répondit l’officier, je suis le lieutenant. Nous sommes en partance. Le capitaine et le second ont un grand nombre d’affaires à régler.

— Ne m’avez-vous pas dit qu’ils se trouvaient à terre ?

— Oui.

— Bien. N’en parlons plus. Êtes-vous chargé de les représenter ?

— En effet, si vous voulez bien me suivre dans le carrosse, nous serons plus à l’aise pour causer de ce qui vous amène.

L’inconnu suivit l’officier.

Lorsqu’ils furent entrés dans le carrosse, le lieutenant lui offrit un siège et en prit un lui-même.

— Je suis à vous, monsieur, fit-il poliment. De quoi s’agit-il ?

— Monsieur, je vous l’ai déjà dit, repartit l’étranger ; deux de mes amis et moi nous désirons prendre passage à votre bord pour nous rendre à Cadix.

— Vous êtes chargé de traiter pour vos amis, monsieur ?

— Oui, lieutenant.

— Ordinairement le passage se traite avec le consignataire du navire et non avec le capitaine… à moins d’urgence.

— Je sais cela.

— Eh bien ?

— Eh bien ! il y a urgence. Je suis passé, sur les quatre heures, chez le señor don Antonio Gallego, votre consignataire…

— Et ?…

— Et je ne l’ai pas trouvé… voilà tout. Il venait de partir pour la Havane, où l’appelait une affaire imprévue.

— Sans nous prévenir ?

— Il doit être de retour après-demain.

— Bien, monsieur ; puisqu’il en est ainsi, je me mets à vos ordres.

— Pour traiter ?

— Oui, monsieur. Vous êtes trois passagers ?

— Négociants de Cadix et de Malaga. De graves intérêts exigent notre présence là-bas. Voilà pourquoi je me montre si pressant.

— Vous prenez des passages de chambre ?

— De première classe, oui.

— Avez-vous des domestiques ?

— Oui ; mais nos gens seront passagers d’entrepont.

— Combien sont-ils ?

— Trois, comme les maîtres.

— Votre passage et celui de vos gens vous coûteront quinze cents piastres.

— Nourriture comprise ?

— Non pas. Nourriture comprise, cela fera un compte rond de deux mille piastres…

— Va pour deux mille piastres. Comment paye-t-on le passage ?

— Moitié comptant, moitié à l’arrivée.

— Bien.

— Cela vous convient ainsi ?

— Parfaitement.

— Alors, monsieur, veuillez me donner vos noms et ceux de vos amis, dit le lieutenant, ouvrant le livre du bord. Vos passeports sont en règle ?

— Les voici, lieutenant, répondit l’étranger en posant plusieurs papiers sur la table.

Le lieutenant les parcourut.

— Tout y est, fit-il. Vos noms, s’il vous plaît ?

— Don José de la Torre, de Malaga.

— Après ?

— Don Luis Ortega, de Cadix.

— Et le dernier ?

— Don Francisco Aguirre, de Cadix.

— C’est fait ! répondit le lieutenant, qui écrivait les noms au fur et à mesure qu’on les lui dictait.

— Voulez-vous aussi les noms de nos serviteurs ?

— Inutile, monsieur. Vous en répondez. Ils sont inscrits sur vos passeports.

— Maintenant, il ne nous reste plus qu’à régler nos comptes.

— Vous ferez cela demain, en embarquant, monsieur.

— Pardonnez-moi, lieutenant, si vous n’y voyez pas d’inconvénient, je préfère terminer sur-le-champ.

— Comme il vous conviendra.

L’étranger tira de sa poche une longue bourse pleine d’or.

Il compta et mit sur la table quatre piles de dix onces chacune, deux piles de onze, et compléta la somme à l’aide d’une demi-once.

— Voici, monsieur, dit-il au lieutenant, soixante-deux onces et demie, qui, à seize piastres l’once, font mille piastres.

Le lieutenant prit la somme, la serra dans le tiroir d’un meuble dont il retira la clef ; puis il en donna reçu.

— Est-ce tout ce que vous désirez ? demanda-t-il à l’étranger, qui le remerciait.

— Une chose encore, si ce n’est pas abuser de votre complaisance.

— Laquelle, monsieur ?

— Je voudrais tout simplement savoir où vous nous mettrez, mes amis et moi.

— Votre désir ne sera pas difficile à satisfaire. Vous êtes précisément dans le logement que vous occuperez.

— Ici ?

— Ici même. Ce carrosse se compose de trois pièces, comme vous pouvez le voir.

Ce disant, le lieutenant se leva, ouvrit les portes de communication et montra la distribution intérieure du carrosse à son futur passager, qui ne se faisait pas faute de tout examiner en détail.

Cette distribution ne laissait rien à désirer.

Depuis que les derniers habitants du carrosse l’avaient abandonné, rien ou presque rien n’y avait été changé.

— Vous serez là, monsieur, aussi bien qu’on peut être à bord d’un navire marchand.

— En effet, répondit l’étranger.

— Les derniers hôtes de ce logement étaient le comte de Casa-Real…

— Celui qui vient de mourir si subitement ? demanda froidement l’interlocuteur du lieutenant.

— Lui-même, et sa femme, Mme  la comtesse de Casa-Real. Ils ont occupé le carrosse pendant toute leur traversée de Cadix à Matanzas, et ils n’ont, je vous le certifie, jamais eu à se plaindre de l’avoir occupé.

— Je le crois.

— Ce logement vous semble-t-il convenable ?

— Très convenable.

— Alors, monsieur, c’est chose réglée.

— Oui, lieutenant. Il ne me reste plus qu’à vous prier de me pardonner…

— Quoi, monsieur ?

— L’ennui que je viens de vous causer, en vous forçant à remplir le rôle de consignataire…

— Enchanté, monsieur, de vous avoir été agréable.

Ils sortirent du carrosse.

— Encore une question, lieutenant ?

— Faites.

— À quelle heure devons-nous venir à bord, demain ?

— À cinq heures au plus tard.

— Vous partez à… ?

— Àsix heures précises.

— Mille remerciements, lieutenant.

— Votre serviteur, monsieur.

Ils échangèrent un dernier coup de chapeau.

L’étranger descendit dans son canot.

Sur son ordre, le canot poussa au large et se dirigea rapidement vers la terre.

En mettant le pied sur le quai, l’étranger jeta un regard soupçonneux autour de lui.

La nuit commençait à tomber.

Le quai était presque désert.

Cependant, en apercevant l’étranger, deux hommes, enveloppés d’épais manteaux, et les ailes de leurs sombreros rabattues sur les yeux, qui se tenaient assis devant la porte d’une neveria, jetèrent les cigares qu’ils avaient aux lèvres.

À ce signal, l’étranger s’avança vers eux sans hésitation.

On lui offrit une chaise.

Il accepta et s’assit.

— Eh bien ? demanda l’un de ces hommes.

— C’est fait, répondit-il.

— Sans difficulté ?

— Pas la moindre.

— Avez-vous vu le capitaine ?

— Non pas. Il était absent.

— Et le second ?

— Le second aussi.

— Voilà qui est singulier. Nous ne les avons pas aperçus à terre.

— C’est ainsi.

— Allons ! tant mieux, après tout. Vous ne les connaissez ni l’un ni l’autre, n’est-ce pas ?

— Ils ne m’ont jamais vu.

— C’est vrai. Pour quelle heure est-ce fixé ?

— Demain, à cinq heures de l’après-midi.

— Vive Dios ! nous n’y manquerons pas, s’écria le personnage qui, jusque-là, avait seul interrogé l’inconnu.

La voix de ce personnage avait des intonations qui la faisaient ressembler, à s’y méprendre, à la voix d’une femme.

Il ajouta vivement :

— Venez ; il ne nous faut pas perdre une minute, si nous voulons être en mesure.

Ils se levèrent tous les trois.

L’inconnu jeta une piastre sur la table.

Bendito sea Dios ! reprit son interlocuteur ; je tiens ma revanche, cette fois !

Les trois associés s’éloignèrent à grands pas de la neveria.

Ils disparurent bientôt aux yeux des rares passants du quai, après avoir tourné dans une rue latérale.

Le lendemain soir, à cinq heures sonnantes, trois passagers accompagnés de leurs trois domestiques montaient à bord du brick La Rédemption.

Ce fut le lieutenant qui, la veille, avait traité de leur passage, qui les reçut à la coupée.

Il les conduisit au carrosse, leur futur logement.

Comme la veille, le capitaine et le second ne se trouvaient pas sur le pont.

Ce hasard n’eut l’air de contrarier en quoi que ce fût aucun des trois passagers.

Tandis que leurs gens se hâtaient de monter leurs bagages et de les installer provisoirement près de la drome, ils entrèrent dans le carrosse et s’y enfermèrent, sous prétexte de s’y reposer.

À six heures, l’appareillage commença.

Quelque minutes plus tard, le brick La Rédemption, poussé par une bonne brise d’ouest-sud-ouest, sortait de la rade et mettait le cap au large.

À sept heures, il se trouvait en haute mer.

Peu après, la bordée de tribord prenait le grand quart de nuit.

Au coucher du soleil, on avait cru voir blanchir à l’horizon les voiles d’un grand navire.

Ce navire semblait suivre la même route que la Rédemption, mais il n’avait pas tardé à se fondre dans les ténèbres et à disparaître.

On n’y avait plus songé.

La brise se maintenait.

La mer était belle, la nuit claire et pleine d’étoiles.

Après avoir pris son ris de chasse, le brick filait neuf nœuds à l’heure, tribord amures, sous sa misaine, ses huniers, ses perroquets, sa brigantine et son foc.

En l’absence de leurs passagers, le capitaine, le second et les autres officiers du navire, après être allés et venus assez longtemps sur le pont, étaient redescendus dans leurs cabines.

La bordée de quart restait seule, parée à la manœuvre.

Cette bordée se composait de huit hommes.

Depuis l’heure de leur embarquement, les négociants espagnols étaient demeurés enfermés dans le carrosse.

Le mousse du capitaine, venant les avertir qu’on servait le souper et qu’on les attendait pour se mettre à table, ils se bornèrent à répondre qu’ils n’avaient besoin de rien.

Ils firent remercier le capitaine et refusèrent de descendre.

Ce refus ne surprit personne.

Les premières atteintes du mal de mer étaient une excuse suffisante et une raison péremptoire aux yeux du capitaine et de ses officiers.

Ils en supposèrent les trois passagers fortement indisposés.

Ils se mirent à table sans eux.

On avait bien laissé leurs places libres pour le cas où ils se seraient ravisés.

Mais il n’en fut rien.

Les passagers ne parurent pas.

— Nous ferons connaissance demain, dit le capitaine.

Le malheureux devait avoir affaire à eux plus tôt qu’il ne le pensait.

À dix heures du soir, tous les feux étaient éteints, excepté celui de l’habitacle.

Sauf les hommes de quart, tout le monde dormait à bord de la Rédemption.

Ce sommeil rapide et général s’explique facilement.

Le jour où l’on quitte le port pour une longue traversée, matelots et officiers sont sur les dents.

Ils ont fort à faire, soit pour embarquer les derniers colis de marchandises, compléter les provisions d’eau et de vivres, soit pour aller à terre et en revenir dans le but de mettre en ordre les livres et les papiers du bord, solder les comptes des fournisseurs, enfin pour terminer ces mille riens dont on ne s’occupe jamais qu’au dernier moment.

Aussi, le navire en route, les embarcations hissées, l’ancre à son poste, ceux dont le service est rempli se hâtent de profiter des quelques heures de répit qui leur sont accordées.

Ils se couchent et dorment au plus vite.

Le lieutenant avait pris le quart.

Après s’être promené une demi-heure environ de long en large, il s’enveloppa dans son caban et s’assit sur son banc de quart.

Le maître d’équipage en fit autant au pied de la drome.

Quant aux matelots, ils se reposaient, étendus çà et là sur le gaillard d’avant.

Seul, le timonier veillait à la roue du gouvernail, les yeux fixés sur l’habitacle.

Il se trouvait à deux pas à peine du carrosse, auprès du capot de la chambre.

Le timonier prit le cordon de la cloche et piqua deux coups doubles.

Cela signifiait :

— Il est dix heures.

Au bruit de la cloche, le lieutenant entr’ouvrit ses yeux appesantis par le sommeil et par les fatigues de la journée ; il releva la tête, et voyant tout en ordre et dans l’état accoutumé, il la laissa aussitôt retomber sur sa poitrine.


Il avait été frappé en pleine poitrine de deux coups de stylet.

Peu après, la porte du carrosse s’entre-bâilla.

Une tête curieuse passa par l’entre-bâillement de cette porte.

Après la tête passa le corps.

Derrière ce corps, deux autres.

Les trois négociants espagnols se glissèrent comme des ombres sur le pont.

Un sifflement léger, modulé sur l’octave basse, et qui pouvait se confondre avec la chanson de la brise dans les cordages, se fit entendre.

Trois autres hommes parurent au capot du logement de l’équipage.

Quatre des matelots de quart se dressèrent sur leur séant.

Après s’être levés nonchalamment, ils quittèrent la place où ils se trouvaient étendus, et se dirigèrent vers l’arrière.

En comprenant le timonier, ces hommes étaient au nombre de onze.

— C’est l’heure, dit un des trois maîtres.

— Tout est prêt, répondit le timonier.

— Bien.

— Mais les armes manquent.

— En voici, lui fut-il répondu.

Aussitôt ces demandes et ces répliques échangées avec une grande rapidité et à voix basse, des armes furent remises aux matelots de quart.

L’un d’entre eux en porta aux trois hommes demeurés à l’entrée du capot du logement de l’équipage.

Cela fait, il revint.

Le silence le plus absolu régnait à bord.

Le lieutenant dormait toujours.

Le moindre bruit l’aurait réveillé.

Ce bruit, aucun des conspirateurs ne devait le faire.

— Maintenant, nous sommes bien en mesure, n’est-ce pas ? reprit le personnage qui avait ordonné de remettre des armes aux matelots.

— Oui.

— Alors, chacun à son poste, et à l’œuvre !