Les invisibles de Paris (Aimard)/II-1/V

Roy et Geffroy (p. 212-223).
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V

LE TESTAMENT DU COMTE DE CASA-REAL

— À vingt pas de vous, au plus, comtesse, se trouvait une embarcation chavirée, la quille en l’air, à moitié enfouie dans le sable. Tout près de cette embarcation gisaient sans mouvement quatre hommes, revêtus de costumes de marins. N’écoutant que l’exquise générosité de votre jeune cœur, l’idée vous vint aussitôt de sauver ces malheureux naufragés.

« Hélas ! vos efforts ne parvinrent pas à les rappeler tous les quatre à la vie. L’un d’entre eux n’était plus. Pendant que vous prodiguiez les secours les plus intelligents à ces malheureux, votre… votre frère de lait, le sieur Marcos Praya, était allé chercher du monde à votre habitation. Peu après il revint avec une douzaine de monteros.

« Une fosse fut creusée.

« On y mit le mort.

« Quant aux trois survivants, placés sur des brancards improvisés, on les transporta au château de Casa-Real, où grâce à vos soins, à vos ordres, quelques jours après ils eurent complètement repris leurs forces et leur santé.

— Oui… oui… tout cela est vrai ! murmura Mme  de Casa-Real, l’œil dans le vide, rêvant presque qu’elle voyait tout ce que racontait le marin. Hélas ! pourquoi ce récit ne se termine-t-il point là ? Pourquoi, au lieu d’être une histoire complète, n’est-ce qu’un prologue à peine ébauché ? Achevez ! achevez ! Je vous écoute, Noël, et quelles que soient vos expressions, ne craignez rien.

— Craindre ! moi ! fit le marin, je ne crains rien, me jugeant sans reproches.

— Sans reproches ! s’écria sardoniquement la créole.

— Oui, comtesse, sans remords.

— Prouvez-moi donc que vous n’avez point partagé ma faute, mes torts… et…

— Je ne prétends pas vous inculper pour me défendre, madame… mais la vérité est la vérité. Nous sommes seuls, vous ne courez aucun risque ; je ne vois pas pourquoi je vous épargnerais dans cette évocation des souvenirs que je croyais bien éteints.

Hermosa fit un signe de dénégation.

Le capitaine ajouta :

— Mon histoire, en cette circonstance, fut celle de tous les jeunes gens sans expérience, au cœur reconnaissant, à l’âme droite.

Elle haussa les épaules avec une suprême impertinence.

— Osez dire, fit Noël, qui aperçut son geste méprisant, osez dire que je vous parlai d’amour le premier ! Était-ce moi qui vous suivais partout, qui faisais naître mille occasions de nous rencontrer ? Non… Au contraire, j’avais pour vous un respect profond, une reconnaissance sans bornes ; je me tenais à l’écart, je vous fuyais, j’avais peur de vous. Vos regards ardents me brûlaient, le son de votre voix si douce m’enivrait, la senteur qui s’exhalait de toute votre personne me donnait le frisson. Je ne me sentais plus maître de ma pensée auprès de vous. La fleur de votre parure tombée, traînant derrière vous, un de vos gants laissé sur une chaise, un bracelet de vos cheveux d’enfant, c’était tout ce que je voulais de vous. Jamais un mot ne vous apprit, ne vous dévoila ma folie innocente. J’étais jeune, ne riez pas, je pouvais être innocent. À vingt-deux ans, c’est à peine si je connaissais le premier raffinement de l’amour. N’ayant jamais vécu qu’au milieu de…

— Au milieu de ?… répéta la comtesse de Casa-Real.

— Au milieu de grossiers matelots et de leurs compagnes aux mœurs robustes et faciles, j’ignorais le parfum, le charme, l’idéalité de vos existences… délicates. Mais vous, Hermosa, à l’âge où les autres jeunes filles commencent à peine à comprendre, vous saviez, vous compreniez, vous viviez !

— Après ?

— Vous vous étiez juré que je vous aimerais.

— Eh bien, vous m’avez aimée !

— Était-ce un caprice, était-ce une passion de votre part ? Je suis encore aie deviner. Je devais tomber à vos pieds, j’y tombai ; devenir votre chose, votre esclave, je le devins.

Un éclair de triomphe illumina le regard de Mme  de Casa-Real.

— Oh ! vraiment ! ce fut une bien grande victoire et vous avez bien raison d’en tirer vanité à tant d’années de distance ! dit Noël en riant amèrement. Permettez-moi de vous rappeler cette nuit terrible, et vous triompherez moins, sans doute.

— Noël ! s’écria la créole avec un effroi véritable, ne faites pas cela.

— Si, pardieu !

— Taisez-vous ! par grâce… Ne me rappelez pas une nuit qui trouble mon sommeil… bien souvent.

— Vous l’avez exigé, madame ! Vous m’écouterez… On ne réveille pas de pareils souvenirs sans y laisser un peu de son assurance, de son repos non mérité et de sa tranquillité dans le crime…

— Pas ce mot !

— Dans le crime ! madame, répéta Noël avec énergie. Cette nuit-là compterait dans l’histoire s’il s’agissait d’une de ces reines comme Marguerite de Bourgogne ou Jeanne de Naples… Elle ne comptera que dans votre vie et dans la mienne, parce que nous sommes deux atomes, infiniment petits, jetés sans but sur terre par la main, par la volonté de Celui qui peut tout. Cette nuit-là, votre père se mourait.

La créole, comprenant que le capitaine irait jusqu’au bout, se renferma dans un sombre silence.

Elle avait résolu de tout entendre, voulant à son tour tout demander.

— Votre père se mourait, continua Noël. J’arrivai pour partager votre douleur, pour essuyer vos larmes. Pensez donc… une fille unique près de son père mourant !… Qu’avais-je à redouter ? rien ! Je vous avais évitée jusque-là… la souffrance que je vous croyais au cœur devint mienne, j’accourus… Alors… Tenez, madame, ce fut un moment si terrible et si incroyable, une lutte si insensée et si ridicule entre l’homme qui venait en consolateur, en ami, et la jeune fille qui le recevait en amant, entre le scrupule et la passion, entre l’amour pur et le désir furieux, que moi, homme, matelot, habitué aujourd’hui aux colères des éléments, aux rudesses de ma vie errante, je n’ose vous faire ce récit en détail, à vous, la femme adultère, la jeune fille coupable… Quelle nuit ! quelle nuit ! À quelques pas de nous, dans une chambre mortuaire, votre père rendait le dernier soupir… Et vous, me forçant de vous suivre dans votre folie presque parricide, vous mêliez vos rugissements d’amour à ses râles d’agonie.

La créole leva les yeux sur Noël, puis, voyant son inflexible résolution peinte sur son visage, elle les referma sans l’interrompre.

Noël reprit :

— Vous avez été infâme, et vous m’avez fait infâme ! Mais je vous aimais ; je vous pardonnai la seule faute que vous ayez jamais commise… Cette faute, à tout prendre, c’était pour moi que vous l’aviez commise ! Oh ! je vous aimais bien, allez !

Un tressaillement fiévreux agita la créole.

Elle ne sortit pourtant pas de son mutisme.

— Mais un jour je m’aperçus que vous me trompiez, moi, comme vous aviez trompé votre père… Votre caprice, voire fantaisie étaient passés, et si vous ne me disiez pas : Noël, je vous ai appelé parce que vous me plaisiez, je vous renvoie parce qu’un autre me plaît plus que vous… c’était un reste de pudeur qui vous arrêtait.

« Aujourd’hui, je le jure bien, vous ne seriez plus aussi patiente, aussi naïve.

« Je vous surpris dans les bras d’un rival préféré qui vous partageait avec moi.

« Vous savez ce qui arriva.

« Nous nous battîmes au couteau.

« Je le tuai.

« Aujourd’hui, je vous le jure aussi, je ne tuerais personne.

Ici, malgré son immuable résolution, la créole ne put s’empêcher de pousser une exclamation de rage.

— Lâche ! qui m’as perdue, s’écria-t-elle, et qui renies ton amour.

— Je le renie, oui, madame, comme on renie une religion fausse et mensongère. Nous sommes ici pour nous dire nos vérités en face. Ne cherchons pas à nous tromper. Nous nous connaissons trop bien pour cela. Ange déchu, vous cherchiez à vous relever pour mon amour… Vous vous mentiez à vous-même, comme vous me mentiez à moi. Voilà pourquoi je vous ai fui, voilà pourquoi six ou huit mois après, à Paris, où vous étiez venue me rejoindre, je vous enlevai votre fille au moment où vous deveniez mère. Je restai sourd à vos prières. Au mépris de vos offres, sans faire attention à vos larmes, je refusai votre main et votre fortune. Étais-je le père de ce chérubin blond et rose que vous n’avez jamais vu ? Vous seule pouviez me l’assurer et je ne vous croyais plus.

— Noël ! vous avez douté !

— Je doute encore.

— Moi ! vous tromper, quand je n’aimais que vous au monde, plus que tout au monde, dans les premiers jours de notre amour !

— Vous m’avez bien trompé plus tard !

— S’il en est ainsi, pourquoi me voler ma fille ?

— Parce que je ne veux pas, qu’elle m’appartienne ou non, que cette malheureuse enfant ressemble un jour à sa mère. Voilà pourquoi je vous l’ai enlevée et non volée, madame la comtesse.

— Ainsi, votre volonté bien formelle est de ne pas me rendre mon enfant ?

— C’est ma volonté. Vous ne la reverrez jamais.

— Jamais, Noël ?

— Jamais.

— Oh ! Noël, reprit-elle après un moment de silence bien rempli par leur émotion contenue, si vous vouliez oublier mes torts, nous pourrions être heureux encore !

— Heureux… vous et moi ! Taisez-vous, madame, votre mari pourrait vous entendre… parlez plus bas… ne reconnaissez-vous pas cette chambre ?

— Cette chambre ?

— Oui, vous avez même oublié cela, vous ! C’est ici que pour la première fois vous m’avez amené à vous dire : Je vous aime ! C’est là, tenez, ajouta-t-il en lui montrant la porte d’un vaste salon contigu, c’est là que votre père expirait pendant que vous me clouiez à vos genoux. Ah ! comtesse, comtesse, si la fille sans cœur manque de mémoire, la maîtresse, fougueuse, ardente, irrésistible, devrait au moins se souvenir, elle !

— Noël, rugit, la créole, vous…

— Plus bas ! je vous le répète, votre mari vous entendra.

— Eh ! que m’importe mon mari ! fit-elle en s’abandonnant à une de ses plus violentes inspirations. Le comte se soucie bien de moi ! Il ne m’aime pas plus que je ne l’aime… Nous avons associé nos deux existences, non nos deux cœurs. Il vit pour se soigner ; je ne suis pas venue au monde pour être garde-malade, moi.

— Vous préféreriez être veuve ? n’est-ce pas vrai, madame ?

— Veuve ?… pourquoi non ? Le comte est malade, gravement malade même. Malgré son sempiternel médecin, malgré les précautions qu’il prend, tout présage sa fin prochaine… Et vous l’avez dit… oui… Je puis devenir veuve… Alors peut-être réfléchirez-vous, et… vous, le seul homme que j’aie jamais aimé, et que j’aime encore…

— Le comte vous aime, madame… lui seul a le droit de…

— Le droit !… que ! droit ?… S’il m’aime, je le hais. C’est lui qui nous sépare l’un de l’autre.

— Vous vous trompez.

— Qui, alors ?

— Ma volonté.

— Noël, ne dites pas cela !

— Ma volonté seule établit une barrière infranchissable entre nous. Nous nous revoyons pour la dernière fois.

La créole eut un mouvement de défi.

Le marin continua sans y donner attention :

— Grâce à Dieu, si j’ai succombé aux séductions de la jeune fille, je puis du moins serrer sans remords la main loyale du comte de Casa-Real ; et, j’en fais ici le serment, qu’il vive ou qu’il meure, nous ne nous retrouverons pas face à face par le fait de ma volonté.

La comtesse allait répondre.

Une voix lente et sombre lui coupa la parole.

— Merci à vous, mon hôte, fit-elle.

Le capitaine Noël se retourna, ne pouvant dissimuler un mouvement de surprise.

Hermosa jeta un cri d’effroi.

Puis, machinalement, elle laissa tomber ses mains sur les touches blanches et noires, qui rendirent une plainte longue et sinistre.

Debout, sur le seuil du salon où ils se trouvaient, le comte de Casa-Real apparut, immobile, les sourcils froncés, les yeux dardant de fulgurants éclairs sur la comtesse à demi évanouie de terreur.

Il s’appuyait d’une main sur le chambranle de la porte, de l’autre il arrêta le capitaine, qui, tout en dédaignant la comtesse, voulut essayer de prendre sa défense.

Noël se souvenait qu’après tout cette femme avait été son premier amour.

Si elle se trouvait dans cette terrible situation, c’était encore à cause de lui.

Quelles que fussent sa sympathie pour le comte de Casa-Real, son antipathie pour la comtesse, il ne pouvait faire autrement que de se mettre entre eux.

Il obéit au geste impératif de son hôte, mais en se réservant le droit d’intervenir au moment opportun.


Elle avait placé sur le pupitre la première partition qui lui était tombée sous la main.

Le comte de Casa-Real resta quelques instants dans cette redoutable immobilité.

Enfin, cet homme, qui, depuis de longs mois, ne pouvait plus se soulever ni quitter son lit de douleur sans l’aide de deux serviteurs, se redressa par la force de son indomptable volonté, et d’un pas ferme, assuré, il s’avança jusqu’au milieu du salon.

Là, il s’arrêta.

Il croisa les bras sur sa poitrine, et relevant fièrement la tête :

— Merci encore pour ce que vous venez de dire, monsieur, reprit-il. Tout ce que vous avez raconté de la vie de Mme  la comtesse de Casa-Real, je l’ai entendu.

Hermosa se retourna vers lui pour voir s’il ne tenait pas une arme vengeresse à la main.

Il sourit de pitié et continua, au grand étonnement de sa femme :

— Oui, j’étais là, derrière cette porte, et j’écoutais.

Elle baissa la tête sur sa poitrine et elle attendit, effrayée, stupéfaite de trouver encore une aussi grande dose d’énergie dans ce cadavre galvanisé soudainement d’une façon incompréhensible.

— Il sait tout ! murmura-t-elle

— Oui, tout. Mais ne croyez pas que votre entretien m’ait appris rien de nouveau sur votre compte. Non. Je connaissais l’histoire de votre vie… depuis longtemps déjà… Ah ! madame, on n’a pas impunément une suite nombreuse de passions, d’amours, de caprices sans que dans le nombre de ces soupirants, de ces victimes ou de ces amants, il s’en trouve un moins commode et moins discret que les autres… Cherchez bien, comtesse, cherchez dans vos souvenirs adultères, et vous trouverez le délateur ; cherchez dans vos souvenirs de pure jeune fille, et vous en trouverez un aussi. Tous les hommes ne sont pas loyaux, délicats, comme le capitaine Noël.

Il y avait bien une pointe d’ironie dans cette dernière phrase du comte, mais quelle que fût la franchise de sa position, le marin se trouvait tellement porté à plaindre ce noble et courageux gentilhomme, qu’il ne jugea point à propos de la relever.

La comtesse voulut protester contre les imputations de son mari.

— Vous doutez, madame !… vous vous récriez… Lisez ceci, dit-il froidement en lui tendant un papier froissé et jauni de vieille date.

— Mensonge ! répondit Hermosa en jetant les yeux sur la lettre.

— Cette lettre dit vrai… comme vous disiez vrai vous-même tout à l’heure, quand vous ne me pensiez point à même d’entendre vos paroles.

— Une lettre anonyme ! s’écria-t-elle avec mépris… Vous ajoutez foi à de pareilles accusations, monsieur ?

— Anonyme !… Que nenni : Ce papier est signé.

— Signé !

— Oui, madame, et d’un nom qui vous fut cher !

— Lord William Killmore… lut Hermosa, en suivant du regard le doigt du comte de Casa-Real, qui lui indiquait la place où se trouvait en toutes lettres la signature accusatrice.

— Lord Killmore ! Un ami à moi, qui, assassiné par vos ordres…

— Ce n’est pas vrai ! hurla Mme  de Casa-Real. Noël…

Le comte l’interrompit.

Il répéta :

— Qui, assassiné par vos ordres, dicta cette lettre à son lit de mort, n’eut que le temps de la signer. Ah ! vos bravi, ou votre bravo, — je ne vois guère qu’un seul homme qui soit fasciné par votre beauté ou par vos vices, qui soit assez vil pour vous servir de poignard ou de poison, — votre bravo frappe juste et vite. Il a l’habitude de ces choses-là.

— Marcos Praya ? demanda Noël presque avec un sentiment d’épouvante.

— Vous l’avez nommé, capitaine, fit M. de Casa-Real… Ce misérable seul est capable de se constituer l’exécuteur des basses œuvres, le complice de Mme  la comtesse.

— Non ! non ! dit-elle au comble de la rage et de la terreur.

— Ne vous mentez pas à vous-même, répliqua l’hôte de Noël s’approchant d’elle et lui posant la main sur l’épaule.

Elle se recula comme si un fer rouge venait de la toucher.

Le comte lut la lettre à voix haute et lente.

Dans cette lettre, tout chargeait sa femme.

À son dernier moment, lord Killmore racontait que de retour d’un voyage aux Indes, où il était allé réaliser son immense fortune pour venir la déposer aux pieds de sa maîtresse adorée, il avait trouvé cette dernière mariée à M. de Casa-Real.

Fou de désespoir et d’amour, il avait eu l’imprudence de menacer Hermosa de tout apprendre à son mari si elle ne s’enfuyait pas avec lui, si elle ne quittait pas l’époux qu’elle venait de choisir.

Hermosa ne lui avait pas longtemps fait attendre sa réponse.

Le soir même, en rentrant chez lui, il avait été frappé en pleine poitrine de deux coups de stylet, qui le laissèrent pour mort.

Il prévenait le comte de Casa-Real de se bien garder.

— Vous voyez que je me suis bien gardé, ajouta le comte avec une amertume croissante. J’ai aimé cette femme comme l’ont adorée tous ceux qui l’approchent.

— Monsieur, par grâce… fit la comtesse, qui, même en présence de Noël, ne put s’empêcher de faire une tentative pour ressaisir son empire sur cet homme qui avouait l’avoir tant adorée autrefois.

— Ah ! vous ne niez plus maintenant…

Elle éclata en sanglots.

Ses larmes avaient tant de pouvoir !

Noël y eût résisté avec peine.

Le comte ne fit qu’en rire.

— Non… vous ne niez plus rien… vous pleurez… de rage seulement. Croyez-vous me prendre à ces larmes menteuses ?… Je vous connais trop bien aujourd’hui pour en essuyer une seule. En vérité, vous êtes une des créatures les plus méprisables qui soient sur la terre. Vous ne reculez devant aucune comédie, devant aucune lâcheté… Vous vous imaginez qu’on peut commettre tous les crimes à l’abri d’un grand nom et d’une grande fortune… Je suis femme, pensez-vous, mon sexe et ma faiblesse me protègent ; je trouverai toujours grâce devant ceux qui se sont traînés à mes pieds, devant ceux dont j’ai été si longtemps l’idole… Eh bien ! non, madame ; vous serez sauvegardée de la honte… de l’échafaud peut-être, par l’homme dont vous portez le nom… mais la fille dénaturée, la femme adultère, ne trouvera pas grâce devant la justice de Dieu… Elle ne vivra pas dans une sécurité qui ferait honte à la nature, à la société !

Le comte de Casa-Real était arrivé à un paroxysme de colère tellement effrayant en prononçant ces derniers mots, que Noël trembla de nouveau pour la misérable créature qui se tenait presque agenouillée devant eux.

Il se demandait quel châtiment ce mari outragé dans son honneur, attaqué dans le bonheur de sa vie entière, voulait infliger à la femme coupable.

Le comte, qui faisait des efforts surhumains pour résister à sa faiblesse habituelle, reprit en s’adressant à lui, cette fois :

— Comprenez-vous, monsieur, tout ce que j’ai enduré de douleurs inouïes, de désespoirs inconnus, de souffrances mortelles, depuis le jour où cette fatale lettre me fut remise ? Je cherchai à nier la lumière. Cette femme avait tellement l’air de m’aimer, elle me mettait si bien, si innocemment au-dessus de tout et de tous, que par moments je me disais : Cet homme, ce Killmore est un infâme ou un insensé. Elle lui aura résisté, et il se venge. C’est un coup de poignard sortant traîtreusement d’une tombe. Impossible de riposter !

« J’aurais donné la moitié de mes jours pour tenir l’accusateur entre mes mains, pour le forcera avouer son mensonge et sa trahison.

« Jusqu’à ce jour, jamais je n’ai laissé soupçonner à cette femme que je savais tout.

« Elle me rendra la justice de reconnaître que je lui ai fait la vie douce et commode.

« Savez-vous de quelle façon elle m’a payé mes soins, mon amour, ma patience ?

« Demandez-le-lui, et si, pour la première fois de sa vie, elle a le courage de ne pas mentir, son dernier crime, je vous le jure, dépassera tous les autres à vos yeux encore prévenus en sa faveur.

La créole s’était relevée.

Elle écoutait.

Ses yeux, démesurément ouverts, se fixaient malgré elle sur les lèvres du comte.

Elle se sentait perdue, condamnée.

C’était la fascination exercée par le serpent sur l’oiseau.

Un cercle de fer lui serrait les tempes.

Les mots s’arrêtaient dans son gosier.

Tous ses ressorts les plus habiles étaient mis à jour par une main justicière et impitoyable.

Son dernier crime ! venait de spécifier le comte de Casa-Real.

Savait-il même celui-là ?

Elle tremblait de fureur et de crainte, à la seule idée de ce que l’homme qui lui avait donné son nom allait dire devant l’étranger qui était son hôte.

Noël, voulant sortir de cette émotion intolérable, s’approcha vivement du comte et voulut l’entraîner hors de cette chambre funeste.

— Venez, venez, monsieur le comte, lui dit-il, vous vous tuez !

Le comte chancelait.

Noël se précipita pour le soutenir.

Son hôte le repoussa doucement en lui répondant :

— Ce n’est pas moi, c’est elle qui me tue !

La créole ne fit pas un mouvement.

Les paroles, l’accusation du comte de Casa-Real n’étaient pas lettre close pour elle.

Elle n’essaya même pas de se justifier.

Elle se trouvait foudroyée par une réalité irréfutable.

Noël recula avec un cri d’horreur.

— Écoutez-moi, monsieur, continua le comte… Le temps presse… Dans une heure peut-être sera-t-il trop tard…

— Trop tard !

— Je sens la mort qui me gagne. Mais avant de rendre mon âme à Dieu, je veux que vous sachiez tout. Je ne frapperai pas cette femme dans la seule chose à laquelle elle tienne, dans sa personne et dans sa vie. Seulement il ne faut pas qu’elle vive dans une sécurité qui lui paraîtrait un pardon.

— Parlez, monsieur le comte, repartit le marin, qui s’était éloigné instinctivement de Mme de Casa-Real.

C’était un étrange spectacle que celui de ces deux hommes, l’un le mari, l’autre l’amant, faisant cause commune contre cette femme, écrasée par l’épouvante et par un remords apparent.

Le comte ajouta, grâce à un miracle de volonté :

— Je vous ai entendus tout à l’heure. Pour moi, c’était l’épreuve suprême. Je doutais. On m’avait certifié que Killmore n’était pas un calomniateur ; on m’avait raconté ses amours avec… elle… Je doutais encore. Je vous ai tendu un piège, attiré dans cette habitation, afin d’éclairer ma conscience. Je vois clair, à présent, dans tout le passé de la femme qui porte mon nom. Vous, je le sais, vous êtes une intelligence d’élite, un homme de cœur. Trompé comme moi, avant moi, par elle, vous avez su fuir à temps. La passion avait mis un bandeau sur mes yeux. Je ne m’en prendrai qu’à moi-même des malheurs qui m’accablent. Voici ma main, monsieur, dépêchez-vous de la serrer entre les vôtres… Je vous pardonne l’outrage involontaire que vous m’avez fait. Pardonnez-moi mes injustes soupçons.

— Oh ! monsieur le comte !… s’écria Noël en lui obéissant… Vos pressentiments vous trompent… j’en suis certain !…

M. de Casa-Real secoua tristement la tête.

— Non, fit-il, regardez-la… regardez le démon qui guette les progrès de mon agonie. Devinez-vous ce qu’elle attend, ce qu’elle espère, dans cette attitude éplorée ? Ah ! elle joue bien toutes les comédies, l’hypocrite ! Elle calcule en ce moment combien de minutes il me reste encore à passer près de vous.

La créole ne sortit pas de son insensibilité de commande.

D’elle et de son mari on eût difficilement dit quel était celui qui allait mourir, tant la fureur de se voir démasquée décomposait ces traits qu’un Raphaël seul eût pu reproduire sur la toile.

— Cette femme me tue, ajouta sourdement le comte de Casa-Real, ou, pour dire plus vrai, cette femme m’a tué. L’Amérique est le pays des poisons. Elle en possède un, entre autres, dont les effets ne diffèrent en rien de l’aqua tofana, ce poison qu’on n’a jamais retrouvé depuis les Borgia. Il tue comme la foudre, ou mine, détruit, annihile peu à peu, au bout de quelques jours, de quelques semaines, de six mois ou d’un an, d’après la force et le volume des doses données à la victime.

— Et ce poison ? demanda Noël tremblant d’horreur.

— C’est le leche de palo.

— Oh ! monsieur le comte, que dites-vous ?

— La vérité, capitaine.

— C’est impossible !

— Voyez si Mme  la comtesse de Casa-Real se donne la peine de prétendre que je me trompe.

La créole ressemblait à la statue du péché, du crime dévoré par le remords, poursuivi par l’épée flamboyante de l’ange exterminateur.

— Voyez ce flacon… et demandez-lui en possession de qui il se trouvait.

Noël interrogea la comtesse du regard.

Elle ne lui répondit rien.

— Par mon salut éternel, ajouta solennellement l’hôte de Noël, Mme  la comtesse de Casa-Real est une empoisonneuse !

Hermosa ne se défendit pas.

Alors son mari, tendant à Noël pétrifié d’horreur une enveloppe en forme de testament, lui dit :

— Son silence est-il un aveu ?

Noël baissa silencieusement la tête en signe d’affirmation.

— Moi mort, jurez-vous d’obéir à ma dernière volonté ?

Et comme son hôte hésitait, le comte de Casa-Real continua :

— Ne craignez rien… Je suis gentilhomme et je ne vous demanderai rien d’indigne d’un galant homme. Jurez-vous, capitaine ?

— Je le jure !

— Merci. Prenez ce testament. Lisez-le ; lisez-le tout haut. Il faut que cette femme, à laquelle je fais grâce de sa méprisable vie, le connaisse depuis le premier jusqu’au dernier mot. C’est une arme terrible, mortelle, que je remets entre les mains d’un homme que j’estime ; une arme qui la met tout entière à votre merci.

La statue eut un tressaillement involontaire.

— Lisez ! répéta le comte.

Noël déplia le papier et lut ce qui suit :


« Moi, Fernando-Iriarte de Carvajal y Gusman, comte de Tordesillas y Casa-Real, prêt à paraître devant Dieu, déclare ceci sur l’honneur de mon nom et sur ma foi de gentilhomme :

« Je meurs empoisonné par ma femme doña Maria-Dolorès Hermosa de Casa-Real, qui, de sa propre main, à plusieurs reprises, m’a versé et fait prendre du leche de palo.

« Doña Hermosa de Casa-Real a commis ce crime dans le double but d’hériter de ma fortune et de reconquérir sa liberté.

« Ne voulant porter atteinte à l’honneur du nom des Casa-Real qu’à la dernière extrémité, et dans le but d’empêcher de nouveaux crimes, je remets ces dernières volontés entre les mains du capitaine Noël, que j’institue mon exécuteur testamentaire.

« Le jour où il le jugera convenable, il pourra les produire.

« Par suite de ces dernières volontés, doña Hermosa de Casa-Real est déshéritée de tous mes biens, meubles et immeubles, s’il lui prend fantaisie de se remarier.

« Je désire être sa dernière victime.

« Cela est mon testament.

« En foi de quoi je signe cette dénonciation entièrement écrite de ma main, pour valoir ce que de droit.

« Et j’y appose le sceau de mes armes.

« Fait à Casa-Real (île de Cuba), dans la nuit du 2 au 3 novembre 184..

« (Signé) Fernando-Iriarte de Carvajal y Gusman, comte de Tordesillas y Casa-Real. »


La lecture achevée, le comte demanda à Noël :

— Acceptez-vous mon mandat ?

— Oui, comte.

— J’ai foi en vous, capitaine. Allez… maintenant… partez. Un cheval sellé vous attend.

— Vous laisser ainsi…

— Avec elle… n’est-ce pas ? Cela vous fait trembler pour moi… fit le comte en riant d’un rire qui n’avait plus rien de ce monde… Eh bien ! partez rassuré. Elle ne peut plus rien sur moi. Adieu.

Il tomba.

Noël se précipita vers lui.

Son cœur ne battait plus.

La créole était veuve.

Noël s’élança hors de cette demeure maudite, serrant dans sa main fiévreuse le testament du comte de Casa-Real.

Ce testament devait lui coûter cher un jour !

La comtesse resta seule, en face du cadavre de l’homme qu’elle avait assassiné !