Les invisibles de Paris (Aimard)/I/VIII

Roy et Geffroy (p. 93-108).
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VIII

OÙ LE LECTEUR FAIT CONNAISSANCE AVEC MOUCHETTE

On démolit aujourd’hui la Cité, cet antique berceau de Paris, dont chaque pavé a sa légende, chaque pan de mur son histoire comique ou tragique.

Parmi les rues démolies figure la rue de la Calandre.

Cette rue, l’une des plus anciennes voies de la Cité, remontait à l’occupation romaine.

L’origine même de son nom est une énigme.

Les uns l’attribuent aux ouvriers calandreurs qui l’habitaient et la peuplaient, d’autres à une famille de la Kalendre qui, la première, s’y serait installée.

Les curieux, que ces deux explications ne satisfaisaient pas, avaient fini par découvrir une vieille enseigne de la Calandre, cachée sous une couche de peinture et sous deux couches de vétusté.

On s’en était tenu là, et, après tout, cette dernière origine valait autant, sinon mieux, que les deux précédentes.

En somme, ignorants et érudits se sont vus tout naïvement contraints d’avouer leur impuissance à ce sujet.

La rue de la Calandre commençait rue de la Cité et finissait rue de la Barillerie.

Bien qu’étroite, sale, tortueuse, elle était jadis très fréquentée.

Elle a vu de nombreuses entrées royales, et grâce à sa situation centrale dans la Cité, on célébra peu de cérémonies publiques dont elle ne prît sa part.

Ainsi, en 1420, à l’entrée de Henry V, roi d’Angleterre, « fust faict en la rue de la Calandre, lit-on dans une chronique du xve siècle, un moult piteux mystère de la Passion au vif ».

À l’époque où se passe notre action, les splendeurs civiles de cette tant vieille rue n’existaient plus depuis longtemps qu’à l’état légendaire.

Complètement déchue, même dans l’estime du peuple des faubourgs, elle n’était plus hantée que par la classe la plus infime de la population.

Elle servait de refuge à ces innombrables métiers interlopes dont les titulaires pullulent sur le pavé des grandes villes et le salissent comme de honteuses verrues.

Logeurs à la nuit, cabaretiers de bas étage des tapis-francs, finissaient toujours par y faire une fortune amassée sou à sou, le plus malhonnêtement du monde.

Le no 10 de la rue de la Calandre, où, d’après une tradition très accréditée, naquit, au ive siècle, saint Marcel, évêque de Paris et bourgeois du Paradis, vieille masure, sombre, étique, tremblant au moindre vent, menaçant ruine et suintant la misère, était habité par un certain nombre de ménages plus ou moins morganatiques.

Chanteurs ambulants, tireuses de cartes, forçats libérés ou en rupture de ban, porteurs d’eau et marchands des quatre-saisons formaient la clientèle assidue du cabaret borgne, ou plutôt du cabaret louche qui en occupait le rez-de-chaussée.

À la tombée de la nuit, tout ce monde gangrené venait y boire, y manger, y jouer et souvent s’y battre.

Ce n’était pas précisément un phalanstère, quoique, de loin, un appréciateur peu scrupuleux eût pu s’y tromper, en regardant cet immonde ramassis par le gros bout de sa lorgnette.

On pénétrait dans cette maison par une allée noire, fangeuse, remplie à toutes heures du jour d’émanations fétides.

Au bout de l’allée, dans l’ombre, se dessinait vaguement la première marche d’un escalier en tout semblable à celui dont parle Mathurin Régnier dans une de ses plus mordantes satires.

Une corde à puits, fixée au mur visqueux, servait tant bien que mal de rampe à cette échelle, moins riche en perspective et en horizons azurés que ne l’était l’échelle de Jacob.

Grimpons le plus promptement possible cinq étages éclairés par deux malheureux petits jours de souffrance, et pénétrons dans le logement situé au cinquième de cette triste maison.

Deux pièces le composaient, si de ce nom il est permis d’appeler deux réduits infects séparés par une mince cloison en planches disjointes, sur laquelle se jouaient en arabesques capricieuses les restes d’un vieux papier à fleurs jaunes.

Éclairé par une fenêtre dite à guillotine, dont les vitres, recouvertes d’un épais voile de poussière, ne laissaient pénétrer que quelques rayons verdâtres d’un soleil douteux, chacun de ces taudis avait un cachet particulier.

Dans la première pièce donnant sur le carré, tout allait à vau-l’eau, en désordre ; dans la seconde, se rencontrait une certaine recherche, témoignant de jours meilleurs.

Sur la porte d’entrée de ce logement on lisait, écrite à la main, en lettres de six pouces, cette mention d’une orthographe des plus fantaisistes :

VEUVE PACLINE
Marq-Cham dai kat c’est z’on,
tir lais kart,
va-t-en vil,
fé tousse ki concert neso néla
.

Puis, au-dessous, d’une écriture plus fine, mais toujours avec le même respect pour le Dictionnaire de l’Académie française :

Tir hé lapat deu cha, siouplé.

Une patte de chat pendait, en effet, au bout d’une ficelle.

Seulement, on avait beau y mettre de la bonne volonté, on avait beau tirer, personne ne venait, par deux excellentes raisons : la première, que presque jamais il n’y avait personne au logis ; la seconde, qu’il n’existait pas l’ombre de sonnette à l’extrémité supérieure de la susdite ficelle.

Pourtant, par exception, au moment où nous pénétrons dans cet intérieur négligé, deux individus s’y trouvaient : un homme et un enfant de douze à quinze ans.

Assis sur des tabourets en bois peints, auprès d’un poêle chauffé à blanc sur lequel chantait une marmite pleine d’eau, ils causaient avec une vive animation.

À part les deux tabourets en question, le poêle et une table vermoulue encombrée des guenilles sans nom, de légumes de toutes sortes, cette première pièce était complètement dépourvue de meubles.

Par la porte entr’ouverte donnant dans la seconde chambre, on apercevait deux lits de sangle, garnis chacun d’une paillasse et de couvertures aux couleurs effacées. Surmontant l’un de ces deux lits, le cadre d’un portrait caché par un voile vert devenu presque jaune, se détachait dans la pénombre.

Près des deux causeurs, sur un escabeau, se trouvaient deux gobelets d’étain et une bouteille de trois-six.

De ces deux causeurs, le plus âgé, l’homme, avait trente-cinq à quarante ans. Ses traits durs, accentués, à l’expression sournoise et basse, inspiraient une répulsion instinctive.

Il portait un pantalon et une veste de camelot bleu, un gilet à grands carreaux rouges et verts ; une casquette de loutre, enfoncée jusque sur ses yeux, malgré la chaleur suffocante du poêle, cachait une partie de sa physionomie, et sa main ne quittait jamais la pomme de plomb d’un énorme gourdin dont le bois reposait entre ses jambes.

Le plus jeune, véritable produit du pavé de Paris, né entre la pose de la première pierre d’une barricade et le dernier coup de poing d’une batterie de barrière, type du pâle voyou de Barbier, avait l’air de dire à quiconque l’examinait : Regardez-moi bien ; où finit l’enfant ? où commence l’homme ?

Une grimace expressive, succédant à ce point d’interrogation, achevait de dérouter l’observateur le plus attentif.

Élancé comme un peuplier qu’on vient de planter, unissant à la maigreur d’un clou la vivacité du vif-argent, la bouche fendue jusqu’aux oreilles, une bouche aux dents blanches, pointues, affamées, le nez au vent, l’œil gris et phosphorescent, cet être problématique, entre un éclat de rire et un verre d’eau-de-vie, secouait son front bombé, et de chaque côté de sa tête retombaient en désordre, sur ses épaules, une masse de cheveux d’un blond ardent.

Sur son visage se lisaient toutes les passions délétères de ses congénères. Le doute, l’insouciance et le cynisme se partageaient son intelligence narquoise et cauteleuse. Tantôt son regard vif se fixait partout à la fois, tantôt il ne se donnait même pas la peine d’ouvrir la paupière.

Un sourire railleur se jouait continuellement aux commissures de ses lèvres blafardes.

Sa voix avait des notes criardes pour les moments de grande émotion, des gammes traînantes pour la vie de tous les jours.

Tourmenteur, tourmenté, battant ou battu, le repos lui faisait horreur. Ses bras et ses jambes semblaient avoir trouvé le mouvement perpétuel.

Il savourait avec délices les arômes d’un cigare d’un sou dont la cendre lui brûlait les lèvres.

Malgré la rigueur de la saison, l’enfant était vêtu d’un pantalon de toile grise, trop court, dont le bas effiloqué laissait apercevoir ses jambes rougies par l’atmosphère glacée.

Des souliers à épaisses semelles ferrées à glace traînaient à ses pieds.

Ses maigres épaules n’étaient garanties du froid, de la neige et de la pluie, que par une blouse rapiécée, ouverte sur la poitrine.

Ce spécimen du produit de tous les vices de la capitale ne craignait ni Dieu ni diable, ni chaud ni froid. Malade, il narguait la santé ; bien portant, il faisait la nique à la maladie.

Avait-il une chemise seulement, lui qui n’avait pas de bas ?

Que lui importait !

Il venait de fumer un cigare, et il en allumait un autre. Sa casquette de cuir bouilli, à la visière cassée, crânement penchée sur son oreille gauche, tenait par un miracle d’équilibre, et complétait un ensemble qui n’aurait point été méprisé par le peintre des Gueux.

Ô misère ! ô civilisation frelatée ! vous aviez bien creusé vos stigmates indélébiles sur ce jeune visage !

Vous l’aviez bien signé, bien marqué de votre sceau et de votre griffe !


Le docteur recommença paisiblement le coup demandé.

Au moment où nous mettons en scène ces deux personnages, dont l’un, le gamin, nous est déjà connu, c’était lui qui tenait le dé de la conversation.

— Non, ma vieille, disait-il en secouant sa rousse chevelure et en se dandinant de gauche à droite comme l’ours blanc du Jardin des Plantes, t’as beau faire les gros yeux, t’as beau te tortiller la moustache, c’est comme si tu sifflais la complainte de Fualdès.

Et voyant que l’autre frappait du pied avec rage, il entonna de sa voix goguenarde :

Bastide, le gigantesque, etc.

L’homme au gourdin se mordait les lèvres jusqu’au sang, et fourrageait la luxuriante barbe noire qui ornait les côtés et le bas de son visage.

— Planches-tu, môme ? répliqua-t-il d’un ton rogue.

— Plancher, moi ! Le plus souvent ! j’suis pas connu pour ça.

— Ainsi, tu laisses tes amis en plan ?

— Rataplan ! plan ! plan ! Les amis ! c’te bonne blague !

— Oui, les…

— En v’là des camaraux ! Merci, je sors d’en prendre, et j’ai vu de quoi il retourne dans leur cervelette.

— Hein ! tu dis ? fit l’homme d’un air scandalisé.

— Je dis que ces corbeaux-là aiment trop le raisiné ; c’est tous des pègres…

— Après ! qu’est-ce que t’es donc, toi ? Le Grand-Turc ?

— À la Porte ! ricana le petit en se pinçant le nez et en faisant des courbettes devant son camarade. Alli ! Allah ! Alli ! Allah !

— As-tu fini, satané pégriot !

— Pégriot, je veux ben, mais pas surineur.

— Qui te parle de suriner ?

— Toi et les amis.

— Moi ?

— Les amis et toi.

— Ce n’est pas vrai !

— Un démenti, monsieur le duc !

— C’est pas vrai, je te dis.

Le petit se mit à jouer de l’orgue de Barbarie avec le coin de sa blouse, et lui lança une bouffée de fumée dans le nez.

— Mouchette ! cria l’homme en fureur.

— Monsieur Coquillard ?… fit l’enfant, qui n’hésita pas à répondre à ce nom de Mouchette.

— Quoi ?

— Vous avez tort de vous répéter quand vous êtes dans votre tort.

— J’ai tort, moi ?

— Je le jure sur la tête de la jolie marchande de tabac qui m’a vendu ces soutados. En veux-tu la moitié d’un ?

— Ce n’est pas de refus.

Et Mouchette, tirant un eustache de sa poche gauche, côté du cœur, partagea gravement un cigare d’un sou par la moitié.

— Pingre !

— C’est comme ça qu’on fait les bonnes maisons, dit le voyou, qui offrit un des bouts de cigare à son hôte.

Mouchette était chez lui ou à peu près.

— Remarquez, cher mossieu de Coquillard, que c’est le bon bout que je vous offre.

— Merci.

— J’aurais pu le garder. Faudrait pas en prendre l’habitude. Cette fois-ci, c’est pour compenser le refus que je viens de te faire.

— Tu refuses décidément.

— Oh ! il n’y a pas ! il n’y a pas ! C’est de la trop mauvaise société pour moi.

— Délicat ! faudrait-il pas te présenter des ambassadeurs ? Accepterais-tu ?

— Ça dépend des puissances. On pourrait voir.

— Allons, c’est bon ! grogna Coquillard ; t’es pas un vrai, t’es pas un pur ! Tu r’naudes !…

— Comment que tu dis ça ?

— Tu renaudes.

— À la bonne heure, c’est bien épelé, mais c’est mal raisonné.

— Alors tu acceptes ? t’es des nôtres ?

— Zut en musique !

— Au diable ! fit Coquillard en frappant violemment le plancher de la chambre du bout de son lourd rotin.

— On y va, répondit Mouchette. Et d’abord ne défonçons pas le plancher de maman Pacline. Quoi donc qu’elle dirait à son retour ? Faudrait qu’elle aille digérer sa goutte chez le voisin d’au-dessous.

— Voyons, une dernière fois, en es-tu ? n’en es-tu pas ?

— T’auras qu’un liard. Pourquoi que tu veux, à c’t’ heure, me mettre mal avec l’autorité ? Il ôta sa casquette d’un air profondément respectueux en prononçant ce dernier mot, à la manière de monsieur Prudhomme. — J’ n’ai pas besoin qu’elle se charge de mon logement et de ma nourriture.

— Que t’es bête !

— Je te donne dix ans pour me prouver cette périphrase.

— Périphrase ! Il n’y a pas de périphrase là-dedans, répondit Coquillard, qui pas plus que Mouchette ne se doutait de ce que ce terme de rhétorique veut dire.

— Mon p’tit Coquillard ! ce n’est pas une injure ! Je m’esbigne de cette affaire-là parce que je crois que vous aurez la rousse sur les reins.

— La rousse ? Je t’en soigne. Elle n’y verra que du feu !

— Possible ! mais, vois-tu, ma p’tite chatte, je suis comme les pierrots, moi ; il me faut la grande air et le parfum du ruisseau. J’ peux pas vivre en cage, j’avalerais mes barreaux, et ce serait malsain.

— Faut tout connaître, dans ce bas monde, répondit philosophiquement Coquillard, en mâchant le reste de son bout de cigare éteint, dont il s’était fait une chique.

— Possible. Mais quand on a un état…

— T’as un état, toi ?

— Moi ! oui, moi !

— Depuis quand ?

— Depuis hier.

— Et cet état, voyons un peu !

— Devine.

— Si je devine, viendras-tu avec les camarades ?

— Peut-être bien.

— Oui ou non ?

— Ma foi, oui. Tiens ! je ne risque rien, je peux bien parier.

— Alors, je ne suis qu’une huître ?

— Tu te connais mieux que moi.

— Voyons, t’es clerc d’huissier ?

— Faudrait m’ saisir moi-même un jour. J’ n’aimerais pas ça.

— Ouvreur de portières ? Ramasseur de bouts de cigares ?

— Ingrat ! répondit Mouchette, qui tira un troisième soutados de sa poche et le lui montra majestueusement avant de l’allumer, tu n’as même pas la mémoire du tabac.

— Bon ! bon ! on te la rendra, ta moitié de cigare. T’es jocrisse à la foire de Saint-Cloud ?

— L’hiver, au mois de février ! Oh ! mon oncle, tu me fais de la peine.

La plaisanterie préférée de Mouchette consistait à appeler Coquillard son oncle, ne se doutant pas qu’il marchait sur les brisées de Shakespeare.

— Si t’étais mon neveu, tu marcherais plus droit, graine de pendu.

— Tu voudrais que je pousse ! Merci ! On ne grandira pas pour la potence. D’abord faudrait s’expatrier pour être pendu, et j’ peux pas, le gouvernement a besoin de moi.

— T’es passé mouche, Mouchette ?

— Il y en assez sans moi.

— Cristi ! t’as monté une maison de banque ?

— Banquier ! moi ? je ne me fierais pas à mes commis.

— Banquiste, alors ?

— Donnes-tu ta langue aux chiens ?

— Dame !

— Dame ! oui, ou dame ! non ?

— Je veux que le tonnerre m’écrase si je sais de quoi t’es capable de t’occuper.

— Est-ce fini ?

— Oui, parle.

— Depuis hier, fit Mouchette avec importance, je r’trouve les chiens perdus…

— Ah ! la belle affaire ! Moi aussi, quand j’en rencontre.

— Et j’ sauve les noyés.

— Hein ?

— Les noyés !

— Qu’est-ce que c’est que cette blague ?

— Une blague ! ma position sociale ! Ah ben ! t’es dur pour les Terre-Neuve, toi !

— T’as repêché quelqu’un, toi ?

— À preuve ! reluque-moi ça, répliqua le voyou en retirant de sa poche une pièce de vingt francs et cinq ou six pièces de cinq francs mêlées à de la menue monnaie.

— Quarante-cinq francs !

— Comme ça chante, hein ?

Et il faisait joyeusement sauter le tout dans ses mains.

— C’est donc vrai ?

— Voilà ! ajouta Mouchette avec un ton de supériorité railleuse, en lançant un regard de triomphe à son interlocuteur ébahi.

Et il remit son argent dans sa poche.

— T’as donc noyé un millionnaire, pour le repêcher après ?

— C’est une idée, ça ! mais elle ne m’était pas encore venue.

— Alors ?

— Alors tu veux que je te conte la chose ?

— Oui.

— Quant à ça, je veux bien, d’autant plus que c’est drôle. Un p’tit verre, veux-tu ?

— L’eau d’affe fera passer l’histoire.

Ils se versèrent un verre de l’affreuse liqueur contenue dans la bouteille qui se trouvait sur l’escabeau, ils trinquèrent et burent en même temps.

— Vas-y, petit, dit Coquillard en reposant son verre vide.

Mouchette prit la grosse canne de Coquillard, frappa trois coups, comme un régisseur de théâtre, rendit la canne et commença :

— Pour lors, je venais de faire un tour de barrière… près d’une barrière que tu n’as pas besoin de connaître…

— Je les connais toutes, répondit bêtement Coquillard.

— Raison de plus ; c’est une de celles-là. J’avais donc pris l’air à mon aise. Il n’était qu’une heure du matin. Il faisait un temps de demoiselle. Le plus souvent que je serais rentré chez maman Pacline ; elle m’aurait fichu un poil de sept lieues.

— Bah !

— Elle ne veut pas que je me couche passé huit heures, la brave femme.

— C’te blague !

— Aussi, je me couche souvent après huit heures du matin. Et puis, je ne peux pas dormir en même temps qu’elle ; elle ronfle comme une toupie d’Allemagne. Donc, après une course en douze temps qui m’a servi de paletot, v’là que je m’entends héler sur le quai de Billy… Je m’arrête, me disant : Quoi qu’on me demande ? Le son vient du fin fond de l’eau. C’est quelque sirène charmée par le physique chouette à Moumou.

— Fat ! va !

— Je r’arrange ma cravate.

— C’te ficelle-là ?

— Oui. Le jour elle ne fait pas d’effet, mais la nuit elle ferait descendre un pendu de son arbre.

— Il croirait courir après sa corde.

— Faut me mettre ça en verses !

— Va toujours, fit Coquillard, qui n’avait jamais eu autant d’esprit de sa vie.

— Je crie : « Qui qui m’appelle ? — Moi ! qu’on me répond. — Qui ça, toi ? imbécile ! que je récrie. — Filoche ! » qu’on me répond. — Il n’avait pas besoin de me dire son nom ; je l’avais appelé imbécile, je l’avais reconnu par avance.

— Qui ça, Filoche ? demanda l’autre.

— Filoche le débardeur ; tu ne connais que lui…

— Moi ? non.

— Le copain à la Cigale.

— La Cigale ! en v’là encore un !

— Oh ! faut pas le mécaniser, c’est un bon, lui, et qui vous a dix doigts…

— Qu’est-ce qui n’a pas dix doigts ?

— Dix triques, lui.

— Ah ! ouiche… faudrait voir.

— Je t’engage à t’y frotter, ma bonne vieille, ricana le gamin. Il y aura de la colle sur le trimar (du sang par terre).

— Ah çà ! voyons, contes-tu ton histoire, ou ne la contes-tu pas ?

— Quand je commence, je finis toujours. Je regarde, et près de la berge, descendant à droite d’une des piles du pont, je vois un train de bois en dérive. « Viens-tu ? me crie Filoche… Je te débarque à… »

— Où ? demanda Coquillard.

— « Nous ferons un cinq mille de bezigue, continua le gamin sans répondre. J’ai des cartes neuves, qui n’ont qu’un an, et un petit fil-en-quatre dont tu me diras des nouvelles. — As-tu un rince-bouche ? que je lui dis. — Nous chercherons, viens. » Je prends mon élan, et je m’embarque. Comme ça, j’étais sûr de ne pas gêner le canon de la mère Pacline. — Donne-moi du feu : veux-tu ?

— En v’là, moutard !

— Bon ! je me guérirai de ma jeunesse ; si tu te guéris jamais de ton âge mûr, toi, ça étonnera bien des femmes honnêtes.

— Continue, répliqua Coquillard, qui supportait toutes les railleries du voyou, tenant à savoir les détails de sa nuitée.

— Une fois à bord…

— À bord de quoi ?

— À bord de la frégate la Désirée, commandée par l’amiral Filoche, je lui dis : « C’est pas tout ça. Quoique ça me rapportera, ce voyage ? — De l’agrément et quinze ronds. — Paye d’abord. » Il m’aboule les quinze, et il allonge les brèmes sur un madrier.

— Mazette ! ça devait être une belle partie.

— Mais on s’en flatte, fit Mouchette avec modestie : on maquille le dab de carreau avec assez d’entregent.

— D’entre quoi ?

— D’entregent… comme qui dirait avec astuce.

— Ah ! nom de nom ! dévide le jars, — parle argot, — ou parle français, mais si tu t’expliques en japonais… Pour lors ?

— Pour lors… il donne… La partie s’engage, j’en avais déjà deux mille sept cent quarante. J’annonce : Toutes ces dames, au salon !

— Comment ?

— Soixante de femmes, quoi ? Tu ne sais donc rien, toi ? — Filoche me répond par : Quarante de larbins, dont deux de carreau. — Plus de cinq cents pour moi, non d’un chien ! « Monsieur se trouve mal ? me dit Filoche en se fichant de mon malheur ; monsieur s’évanouille ? faut-il jeter une goutte d’eau sur la narine gauche de monsieur ?… » Il n’a pas plus tôt lâché cette blague, que fich ! placq ! pouff ! v’là un bruit du diable qui se fait près de nous. Piff ! pan ! boum ! un vrai rire d’obusier ! Le dôme des Invalides tombe dans l’eau ! Des milliers de gouttes, une gerbe liquide nous saute à la figure, flanque la lanterne à bas, balaye les cartes et rafraîchit de la tête aux pieds !

— Quelle chance ! dit Coquillard, va toujours, ça me pique le gosier.

— Filoche éternue, je lui crie : « Dieu te bénisse ! » En deux temps, habit bas, pas plus de feuille de vigne que sur ton nez… Nous étions beaux tous les deux, comme ça ! — Ça y est ! — Houp là ! Nous y sommes. Il prend la chose par le pôle nord, moi par le pôle sud, et nous regrimpons sur le radeau.

« Mâtin ! oui ! c’était lourd… cent kilos, au moins, les gouttes d’eau comprises.

— C’était ton noyé,

— Après, peut-être bien. Mais du premier coup de mirette, un saucisson de Lyon, fagotté, ficelé, entortillé dans une couverture de cheval dont je compte bien me faire faire un vêtement complet par môssieu Humann. Filoche rallume sa lanterne. Je déficelle noire trouvaille. Ah ! que bel homme ! et un trou dans la poitrine ! Ah ! que beau trou ! Il y avait de quoi y fourrer une bougie de l’Étoile !

— Un assassinat ?

— Ou une vengeance de femme amoureuse.

— Ah ! ouiche !

— Mon vieux, répondit Mouchette avec fatuité, j’en connais d’aucune qui ne se contenterait pas d’un tour de vrille…

— Le plus souvent ! Ous qu’est ta barbe ?

— C’est bien à toi, à parler de barbe, toi qui…

— Ah ! mais, t’as pas fini… bougonna Coquillard, qui se tourna de façon à se mettre dans l’ombre et à cacher cet admirable ornement de son disgracieux faciès… Eh bien ! ce noyé, ce blessé ?…

— Ah ! voilà.

Mouchette allait répondre à l’interrogation de Coquillard, mais la porte du logement, violemment poussée du dehors, s’ouvrit et un homme entra.

Le gamin se retourna.

— Tiens, Cigale ! Ah ! bien ! t’arrive comme mars en carême, dit-il en regardant Coquillard avec un sourire narquois.

— En v’là une scie ! grommela celui-ci entre ses dents, plus moyen de rien savoir.

— Salut, messieurs, mesdames et la compagnie, fit poliment la Cigale en nettoyant ses souliers sur le semblant de paillasson qui se trouvait, non pas sur le carré, mais à l’entrée de la chambre.

Coquillard se détourna avec humeur, sans que le nouveau venu eût l’air de s’en apercevoir.

Mouchette se leva de son tabouret, l’offrit avec cérémonie à son nouvel hôte, qui ne se fit pas prier pour l’accepter.

— Veux-tu te rafraîchir, mon petit ? demanda l’embryon au géant.

— Ce n’est pas de refus. Qu’éque vous buvez ?

— De la fine champagne de chez Ramponneau, retour de Montmartre.

— Ça réchauffe, j’accepte.

— Il n’y a que deux verres, mais faut pas vous gêner, messeigneurs, dit Mouchette en prenant une pose à la Mélingue. Je piquerai à même le carafon.

— Ce n’est pas la peine, grogna Coquillard. J’en ai assez.

Mouchette remplit les verres, en offrit un à la Cigale et ingurgita l’autre.

Tout en buvant, après avoir fait une espèce de salut militaire avec son petit verre, celui-ci examinait sournoisement l’homme à la longue barbe.

— Voyons. Un dernier mot, petiot, faut que je me cavale, dit Coquillard.

— T’es pressé ?

— Oui.

— T’aimes mieux causer à deux qu’à trois, pas vrai ? fit-il en ricanant.

— Ah ! tu ne vas pas recommencer ? répondit l’autre en louchant du côté du géant, qui humait son petit verre et le dégustait à petites gorgées.

— Pousse ton venin !

— C’est le dimanche gras, jord’hui.

— Jusqu’à demain lundi, que je présuppose.

— Eh ben ! tu le sais, nous sommes une société…

— Aimable.

— Qui va nocer et danser.

— Où ça ?

— Chez le père Signol.

— Rue d’Angoulême-du-Temple ?

— À sept heures de relevée !

— C’est une bonne heure.

— Viendras-tu ?

— On n’a jamais pu savoir, dit Mouchette.

— Réponds : oui ou non.

— Oui ou non, répliqua le gamin avec un sang-froid imperturbable.

— Cré nom ! tu te fiches de moi ! cria Coquillard impatienté.

— On n’a jamais pu savoir non plus.

— Ah ! mais…

— Voyons, calmons-nous. Si je viens, je serai-t-y libre de m’en aller ?

— Eh ! oui.

— De roupiller ?

— Parbleu !

— De faire ce que je voudrai, à la fin des fins ?

— Oui, nom de mille fois oui, pourvu que tu viennes.

— Ta parole ?

— Ma parole.

— Sacrée ?


Les hommes attendaient ou servaient celles d’entre elles qui les appelaient.

— Sacrrr…ée…, fit Coquillard, qui retint le plus rude juron de son répertoire.

— La Cigale, je te prends à témoin.

— J’en lève… la main, répondit la Cigale, qui leva le coude pour avaler les dernières gouttes d’eau-de-vie contenues dans son petit verre.

— Un moment… À ta santé, bel homme !

— À la tienne… et à celle de la société !

Après avoir reposé son récipient sur l’escabeau, ce dernier fit claquer sa langue entre ses dents, passa le dos de sa large main sur sa bouche pour l’essuyer, et, regardant les deux compagnons en souriant de son sourire le plus naïf, le plus innocent :

— Il faut être poli avec tout le monde, n’est-ce pas ?

— C’est un sucre, fit le gamin.

— Avec Mouchette aussi bien qu’avec les mouches.

— Hein ? rugit Coquillard en se redressant et en fronçant le sourcil. Hé ! l’homme est-ce que c’est pour…

— De quoi ?

— Je vous demande… enfin… pour qui que c’est que vous dites ça ?

— Je n’ai nommé personne. Qui se sent morveux se mouche, répondit le géant de sa voix la plus tendre, et en faisant un pas de retraite.

L’admirable scène de maître Jacques et de Valère, dans l’Avare, sera toujours vraie.

Ce pas de retraite fit faire deux pas en avant à son adversaire.

Mouchette se curait les dents avec une branche de ciseaux dépareillée.

— Ous qu’est ta mère, l’enfant ? lui demanda la Cigale.

— À ses affaires… la brave femme. Je l’attends.

Cependant Coquillard, encouragé par la douceur de la Cigale, et voulant se montrer aux yeux du gamin, s’avança encore, s’appuya sur son gourdin, et regardant le premier dans le blanc des yeux :

— Dites donc, vous, si vous avez l’intention de m’esbrouffer, faut pas y aller par quatre chemins.

— Moi ? Pas le moins du monde. Je ne vous connais pas et je ne tiens pas à faire votre connaissance. Laissez-moi tranquille, c’est tout ce que je vous demande.

— Il n’est pas très exigeant, murmura Mouchette de façon à jeter de l’huile sur le feu.

— Ah ! mais, faut voir, reprit l’agresseur. Il ne s’agit pas de lancer des fusées d’essai, et puis après de barguiner comme un caneton.

— Couen ! couen ! fit le gamin.

— Ah ça ! voyons, me ficherez-vous la paix à la fin ? demanda la Cigale.

— C’est que je n’entends pas qu’on se conduise comme ça avec moi.

— Il faut des excuses à monsieur ?

— Pourquoi pas ?

— Écrites ?

— Et signées en toutes lettres.

— Que dommage que je sois pas allé à l’école ! dit le géant, qui, sans avoir l’air de rien, se tenait sur ses gardes, et bien lui en prit : l’homme à la longue barbe n’en fit ni une ni deux ; sans dire gare, son énorme rotin levé, il s’élança sur lui.

La Cigale fit un saut de côté, le bâton siffla dans le vide, tomba sur la bouteille, qu’il brisa, et sur l’escabeau, qu’il envoya dans un coin de la chambre.

Alors la Cigale étendant le bras gauche prit son agresseur par la nuque le souleva à la force du poignet, et tout grouillant, tout gigotant, il le porta sur le carré.

— Tiens ! Coquillard qui fait Guignol ! s’écria Mouchette, qui riait à se tordre.

— Veux-tu me lâcher, brigand !… Ah ! je te mangerai le nez… hurlait le misérable, râlant presque sous l’étreinte de fer qui le tenait suspendu sur les premières marches de l’escalier.

— Merci, répondit le géant. Je n’en ai qu’un et j’y tiens… Allons, soyons sage et lâchons notre badine.

Coquillard, qui serrait convulsivement son rotin, cherchait à porter un coup de bas à son bourreau.

La Cigale, qui le tenait de la main gauche, le lui arracha de la droite.

— Là ! serez-vous raisonnable ?

— Canaille ! lui cria une voix qui n’avait plus rien d’humain.

— Polichinelle et le commissaire ! riait Mouchette. Ah ! mon pauvre Coquillard, ça vaut dix centimes. Je te les dois.

— Je te repigerai, toi…

— Chez le père de Signol, à sept heures. C’est convenu.

Coquillard, qui était parvenu à saisir la main de la Cigale, la mordit jusqu’au sang…

— V’là qu’est gentil, dit tranquillement le géant, j’allais le lâcher…

Et sans ajouter un mot de plus, il le lâcha… dans l’escalier.

Le misérable dégringola, la tête la première, les marches visqueuses, en hurlant.

— Bien des choses chez vous, lui cria Mouchette par-dessus la rampe.

Coquillard cherchait vainement à se retenir, à se rattraper ; il roula jusqu’au bas de l’escalier. À terre, force lui fut de s’arrêter, mais il s’arrêta étourdi, moulu, rompu.

— Quel dommage que la cave ne soit pas ouverte ! disait Mouchette.

— Scélérats ! voleurs ! escarpes !… Je vous repincerai tous les deux, leur lança-t-il, à cinq étages de distance. Ah ! gredins, vous me payerez ça plus cher que vous ne le pensez.

Et il écumait, et il serrait les poings avec rage, d’autant plus furieux qu’il avait été plus insolent.

À une dernière injure plus violente, plus ordurière que les autres, une voix narquoise et calme lui dit :

— Gare là-dessous, mon brave ami !

Et son gourdin lui tomba en plein corps.

Coquillard en eut assez.

Il ramassa son bâton, et clopin-clopant, proférant d’horribles menaces contre la Cigale et contre Mouchette, qui ne l’avait pas défendu, il sortit de l’allée à peine éclairée.

Une fois au dehors, il essuya tant bien que mai le sang qui lui coulait à la fois par la bouche et par le nez, puis montrant encore une fois le poing à ceux qui l’avaient si cruellement, mais si justement maltraité :

— J’aurai mon tour, fit-il.

Et il s’éloigna, pas assez vite cependant pour ne pas entendre la voix perçante du voyou de Paris, qui chantait à perce-tête :

Malbrough s’en va-t-en guerre,
Mironton, tonton, mirontaine,
Malbrough s’en va-t-en guerre,
Ne sais quand reviendra.