Les invisibles de Paris (Aimard)/I/VII

Roy et Geffroy (p. 86-93).
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VII

ÉCHEC AU ROI, ÉCHEC À LA REINE, ÉCHEC À LA POLICE

L’un, de ces deux joueurs si absorbés par leur partie d’échecs, était le docteur Martel, l’autre le colonel Martial Renaud.

La porte s’ouvrit doucement.

Plusieurs personnes parurent sur le seuil.

— Échec au roi ! fit le colonel. Tenez-vous bien, docteur !

— C’est bon, c’est bon, vous ne me materez pas encore ce coup-ci, mon cher colonel, répondit son adversaire.

Et il avança son fou de deux cases.

— C’est mon fou qui me sauvera, ajouta-t-il en le posant devant sa reine. Vous savez bien qu’il n’y a que les fous qui gardent bien les rois.

— Je vais faire donner ma cavalerie.

— On vous attend.

— Je prend votre fou, fit Martial Renaud.

— Eh bien ! gardez-le. Je m’en passerai. Je n’ai pas besoin de lui pour arriver.

— À quoi ?

— Vous allez voir…

Et le docteur, qui parlait à bâtons rompus, tout en réfléchissant, continua :

— Seulement, je vous l’avoue, vous avez bien fait de rompre le silence obstiné que vous gardiez depuis vingt minutes. J’avais un poids sur la poitrine. Je craignais que vous ne fussiez subitement devenu muet. Cela s’est vu…

— Raillez, raillez tout à votre aise. En attendant, je ne vois pas trop comment vous parerez votre échec.

— En vérité !…

Et le vieux lutteur, tout en avançant une pièce, se mit à chantonner :

As-tu vu la casquette, la casquette,
As-tu vu la casquette au père Bugeaud ?

— Là ! voilà, s’écria-t-il.

— Quoi donc ?

— Échec à la reine !

— Échec à la reine ?

— Oui, à votre reine, Régina, réginæ. Tirez-vous de là, beau Gusman !

Le colonel Martial fit un geste de mauvaise humeur.

— Pardon, pardon, s’écria-t-il ; comment diantre vous y êtes-vous pris ?

— Honnêtement, je pense.

— Je ne dis pas non, mais je ne comprends pas le coup.

— Il est pourtant bien simple. Tenez…

Et le docteur recommença paisiblement le coup demandé.

— Vous avez, ma foi, raison, dit Martial Renaud, et s’accoudant sur la table qui soutenait l’échiquier, il se mit à réfléchir profondément, sans prêter la moindre attention à cinq ou six masques qui venaient d’entrer.

Ces masques, après avoir attendu quelques instants en écoutant la conversation des joueurs, après avoir échangé entre eux plusieurs gestes de désappointement, étaient venus s’asseoir sur le canapé circulaire qui se trouvait près des adversaires.

L’un d’entre ces masques était retourné vers la porte et avait renvoyé une dizaine d’invités, également masqués, qui les avaient accompagnés jusqu’au perron du kiosque, en leur disant :

— Voilà bien le nid.

— Et les oiseaux ? avait demandé l’un de ceux-ci.

— Dénichés. Ce sera pour plus tard.

— Faut-il rester ?

— Non. C’est une affaire manquée pour aujourd’hui.

Puis il était rentré au salon.

À peine les masques en question venaient-ils de s’éloigner que huit dominos, dont sept noirs et un bleu, reparurent dans les environs du pavillon.

Tout en se promenant, ils jetaient de temps à autre de rapides regards vers le salon des joueurs d’échecs.

Ceux-là n’étaient autres que les huit Invisibles, qui, une fois rendus à la liberté par leur chef, l’avaient perdu de vue, et revenaient pour prêter main-forte à leurs amis en cas de besoin.

Mais les deux joueurs d’échecs n’avaient besoin d’aucun secours.

Leur partie les absorbait tellement qu’ils ne se doutaient même pas que d’autres invités eussent pénétré dans leur sanctuaire.

Le silence aurait duré longtemps.

Mais un nouveau personnage, revêtu d’un manteau vénitien, entra vivement et vint porter la perturbation dans ce cénacle tranquille.

Ce manteau vénitien avait un nœud de rubans roses sur son épaule droite.

Il se démasqua.

— Le comte de Warrens ! dit un des invités.

— Mille pardons, messieurs, répliqua celui-ci en se jetant sur un fauteuil et en s’éventant avec son mouchoir. Mille pardons ! Mais je ne puis plus me tenir sur les jambes. Ouf ! je suis harassé, moulu, brisé de fatigue. Voilà cinq heures que je cherche un coin pour prendre un peu de repos. Le trouverai-je au sein de ces honnêtes joueurs d’échecs ?

— Ah ! vous pouvez bien vous reposer tant qu’il vous plaira, grommela le docteur Martel, pourvu que vous ne bavardiez pas trop.

— Merci de la permission, fit le comte en riant. Vous m’accordez la liberté du silence ?

— Oui.

— Eh bien ! j’en profiterai. Mais dites-moi d’abord si vous êtes vainqueur.

— Je n’en sais rien.

— Docteur ! docteur ! vous n’êtes pas modeste. Vous devez être en train de vous faire battre.

— Les journaux vous le diront demain, répondit Martel avec un redoublement de mauvaise humeur.

— Là ! là ! calmez-vous. Vous êtes ?…

— Manche à manche, Nous jouons la belle.

— Je la plains si vous l’emportez, reprit le comte de plus en plus gai.

— Pan ! pan ! pan ! s’écria le docteur ; tout à son jeu et avançant une tour.

— Bon, repartit joyeusement Martial Renaud. Vous avez donné dans le piège. L’échec est paré.


Un frisson de surprise, un sentiment d’effroi courut dans l’assemblée.

— Ma foi, oui, s’écria le docteur, millions de tonnerres ! sacrr !…

Et il allait recommencer à jurer, comme cela lui arrivait bien rarement de le faire, lorsqu’un des masques s’approcha de la table de l’échiquier, examina le coup et dit d’une voix mordante où l’intention railleuse perçait clairement :

— Allons ! c’est bien joué. Il n’y a rien à dire.

— N’est-ce pas ! répliqua le comte de Warrens d’un air innocent. Oh ! ce sont de rudes lames. Je les crois de taille à faire durer trois mois la même partie.

— Ah ! comte, je suis bien de votre avis.

— Vraiment ! vous m’en voyez heureux.

— Seulement…

— Voyez-vous, il y a un seulement.

— Seulement, ajouta le masque du même ton de sarcasme, je crois que cette partie-là dure depuis plus de trois mois.

— En vérité ?

— Oui, je crois que si l’un de ces messieurs consentait à se donner la peine de nous répondre…

— Mais c’est chose facile.

— Là est toute la question.

— Voilà qui se dit en anglais, répondit le comte en souriant. Vous manquez de révérence envers la patrie du grand William, monsieur le secrétaire.

— Mon cher comte, c’est affaire à vous. Il est impossible de garder son incognito dans vos salons.

Et l’employé supérieur ôta son loup.

— Sur mon honneur, ajouta-t-il, je viens de prendre une superbe leçon…

— D’échecs ? interrompit vivement de Warrens.

— D’échecs, précisément. Jusqu’à présent, il n’y avait que l’échec au roi, l’échec à la reine ; grâce à vous, comte, il y aura l’échec à la police.

— Ce dernier n’existera que dans votre mémoire, fit le comte en saluant gracieusement l’employé supérieur. Personne autre que vous n’en parlera jamais.

— Que voulez-vous dire ?

— Je veux dire, monsieur, que vous êtes mon hôte, et que jamais un de mes hôtes, moi présent, ne sera tourné en ridicule. Vous devez être assez sûr, ajouta-t-il d’un air dégagé, des personnes qui vous accompagnent pour ne pas douter de mon assertion.

— Vous jouez comme un gentilhomme, monsieur le comte.

— On joue comme on peut, monsieur.

— Mais, vous-même, vous me faites l’effet d’un très beau joueur.

— Oh ! je ne suis pas de force à vous tenir tête, répondit-il avec intention, si vous êtes de la force de ces messieurs.

— Pure modestie de votre part. Si vous y mettiez de l’acharnement, vous les battriez.

— J’en doute.

— Êtes-vous là depuis le commencement de la lutte ?

— Non. je ne suis arrivé que quelques instants avant vous. Depuis combien de temps jouez-vous donc, messieurs ? demanda le comte de Warrens, mais cette fois il parla aux deux joueurs d’une voix qui réclamait une réponse.

Le docteur leva la tête et regarda la pendule :

— Il y a plus de deux heures et demie.

— Tant que cela ?

— Ce n’est pas trop pour faire un match de trois parties.

— Et c’est pour vous livrer cette rude bataille que vous vous êtes renfermés ici depuis si longtemps… ?

— Le temps ne nous a point paru long.

— Seuls, comme deux hiboux, qui cherchent une proie à se partager ?

— Si encore vous nous compariez à deux loups, dit Martial en riant, vous pourriez ajouter que demain on ne retrouverait de nous que nos…

— Deux appendices caudaux, fit le docteur, qui poussa vigoureusement sa reine sur l’échiquier.

Un domestique parut, un plateau à la main.

— Ah ! voilà mon punch, s’écria Martial Renaud.

— Dites, notre punch, c’est moi qui l’ai demandé.

Et ils prirent chacun un verre de punch.

— Je croyais, grommela le docteur en ingurgitant son punch à petites gorgées, qu’on ne se donnerait plus la peine de nous l’apporter.

— Pourquoi cela ? demanda le comte.

— Dame ! voilà plus d’une bonne demi-heure que nous l’avons demandé.

— Baptiste, vous entendez le reproche du docteur ; que cette négligence ne se renouvelle plus, ou la seconde fois vous ne ferez plus partie de ma maison !

— Je ne dis pas cela pour faire de la peine à ce garçon, dit le docteur.

— Allez, Baptiste, continua le comte.

Le domestique s’inclina respectueusement et sortit.

La partie se termina enfin.

Martial Renaud venait de faire échec et mat le docteur Martel, qui sacrait de son mieux.

Ce fut le signal du départ.

Tous, masques et dominos, se levèrent et rentrèrent dans le jardin d’hiver.

Mais au moment où le comte de Warrens allait suivre ses invités, le secrétaire du préfet qui, seul, était demeuré immobile, s’avança vivement vers lui, passa son bras sous le sien, et, l’attirant amicalement dans l’embrasure d’une fenêtre.

— Monsieur de Warrens, lui dit-il d’une voix contenue, vous avez de cruels ennemis.

— Je le sais, monsieur, répondit nettement le comte.

— Vous le savez ?

— Oui, et depuis longtemps.

— Qui vous l’a dit ?

— Personne. Mais j’ai une grande fortune, mon arbre généalogique remonte à Robert le Fort ; je pourrais, si je voulais, occuper une haute position dans la diplomatie ; quand l’occasion s’en présente, je fais le bien. Voilà, vous en conviendrez, continua-t-il avec un sourire empreint de tristesse, voilà plus de motifs qu’il n’en faut pour exciter l’envie et pour m’attirer la haine de bien des gens.

— Même de ceux à qui vous avez rendu service ?

— Surtout de ceux-là.

— Vous êtes dans le vrai, comte, fit le secrétaire avec une gracieuse inclinaison de tête ; mais si vous rencontrez des ingrats qui vous haïssent, ou des envieux qui vous jalousent, vous rencontrerez aussi des natures loyales qui vous apprécieront et des mains ouvertes qui se tendront vers vous.

— Puissiez-vous dire vrai !

— À partir d’aujourd’hui, mon cher comte, dès ce moment, comptez-moi, je vous prie, au nombre de vos amis.

— Je vous compterai volontiers au nombre de mes amis, répondit finement le comte de Warrens, mais, mon cher monsieur, je vous en préviens, je ne compte jamais sur mes amis.

— Je vous prouverai un jour ou l’autre que le mot amitié n’est pas un mot creux pour moi.

Et le secrétaire tendit sa main au comte.

Le comte la prit.

Cette étreinte chaleureuse était-elle franche, était-elle fausse ?

L’avenir nous répondra.

Toujours est-il que, pour le moment, ces deux hommes, dont l’un conspirait la perte de l’autre, il n’y avait pas encore une demi-heure, se donnaient un témoignage d’estime et d’amitié incontestables.

— Vous excuserez, mon cher comte, ajouta le secrétaire du préfet, qui tenait toujours la main de son interlocuteur entre les deux siennes, vous excuserez les maladresses, les procédés blessants dont moi et les miens nous avons usé envers vous, et cela à diverses reprises.

— Je m’en suis à peine aperçu.

— J’étais contraint d’agir ainsi. Des ordres supérieurs me prescrivaient cette rigidité.

— Mais aujourd’hui ?

— Mais, à partir d’aujourd’hui, ma consigne une fois remplie, je redeviens maître de ma conduite et de mes actes. J’ai acquis cette nuit la certitude évidente que tous les rapports faits contre vous étaient faux.

— Des rapports… politiques ?

— Ne cherchez pas à savoir…

— De simple police ?

— Non, je rougis de l’erreur de mes agents. Vous ne vous figurez pas les calomnies indignes dont vous avez manqué devenir la victime. Que des conspirateurs, des ennemis du gouvernement se réunissent chez vous, j’en doute, je le nierai au besoin, sans en mettre ma main au feu. Mais que vous-même…

— Moi, conspirer ! Eh ! mon Dieu, contre qui, et pourquoi faire ? Dans quel intérêt ?

— Ne vous défendez pas ; c’est inutile. Seulement, si quelque jour, pour quelque raison que ce soit, vous avez besoin d’un défenseur, d’un allié, appelez-moi, je ne ferai pas faute.

— Merci, monsieur, je ne ferai jamais fi de l’estime d’un homme tel que vous.

Après s’être serré une dernière fois la main, le comte de Warrens et le secrétaire du préfet rentrèrent dans les salons du bal.

C’était l’heure du souper.

Les danses avaient cessé.

Toutes les dames assises autour de trois ou quatre immenses tables en fer à cheval, formaient d’adorables corbeilles de fleurs et de diamants.

Les hommes attendaient ou servaient celles d’entre elles qui les appelaient.

Le comte, qui venait de jeter un coup d’œil de maître sur toutes les tables, se retournait pour dire à son nouvel ami :

— Vous nous restez à souper ?

Il aperçut le secrétaire faisant un signe à un certain nombre de masques mystérieux, qui disparurent aussitôt comme une troupe de noirs corbeaux.

Ces masques étaient des agents de la police secrète du royaume, chargés de prêter main-forte au secrétaire du préfet.

Le comte renouvela son invitation. Le secrétaire accepta.

— Mais, ajouta-t-il, si je soupe chez vous cette nuit, vous dînerez chez moi ce soir, pour cimenter notre nouvelle amitié.

— Soit, répondit en souriant le comte de Warrens, mais je viendrai seul.

Ce fut là sa seule vengeance.