Les invisibles de Paris (Aimard)/I/II

Roy et Geffroy (p. 46-54).
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II

OÙ L’INCONNU LÈVE UN PEU SON MASQUE

Il y eut un court silence.

Puis la malade, qui cherchait à recueillir ses souvenirs, à réunir dans sa tête affaiblie les faits qui s’étaient passés dans cette nuit, si triste pour elle, si gaie pour les autres, eut comme un éclair devant les yeux.

Elle se rappela les dernières paroles de l’inconnu :

« Je suis votre ami, et je veux votre enfant. »

Tout disparut pour elle, soins, secours, sympathie évidente des deux hommes, elle oublia tout, et, se dressant comme pour défendre l’approche de son fils à ses ennemis supposés, elle s’écria :

— Je me souviens ! je me souviens !… Laissez-moi !… Vous voulez me le prendre… me le voler !… Vous ne l’aurez qu’avec ma vie !

Et, sans écouter le docteur, pour qui cette recrudescence de nervosité remettait sa guérison en question, elle voulut se lever, saisir le pauvre petit et quitter l’asile où on l’avait conduite durant son évanouissement.

Les malheureux sont défiants.

Les bienfaits imprévus leur portent surtout ombrage.

Ils sont tellement accoutumés à l’indifférence générale, qu’ils supposent presque toujours un vil intérêt, une raison méprisable à quiconque leur témoigne de la pitié.

Ici, la pauvre femme, à qui la mémoire revenait, avait les meilleures raisons du monde pour se défier de ces deux hommes qui venaient de la rappeler à la vie.

Elle ne réfléchit pas qu’il leur aurait été bien plus facile de la laisser mourir, ou de profiter de son anéantissement pour exécuter les desseins qu’elle leur prêtait.

Aussi fut-il malaisé au docteur Martel de lui rendre la confiance en eux qu’elle venait de perdre.

Pourtant, à force de raisonnements, de soins et de douceur, il parvint à lui faire comprendre que l’homme dont la présence, une heure auparavant, avait failli lui devenir si fatale, qui lui était apparu comme un mauvais génie acharné à sa perte, était son sauveur et celui de son enfant.

— Le moment des explications n’est pas encore venu, ajouta ce dernier, vous n’êtes point encore en état de m’entendre sans trouble. Qu’il vous suffise quant à présent, pauvre enfant, de savoir que personne plus que moi ne s’intéresse à vous.

— C’est vrai, fit le docteur, qu’il interrogeait du regard.

— Depuis plusieurs mois déjà je vous suis dans l’ombre, pas à pas ; je connais votre vie de travail, de lutte et de misère. J’ai dû vous paraître inflexible, cruel ; ma conduite et mes actions témoignaient contre moi. Mais j’ai agi comme je le devais. C’était un impérieux devoir pour moi de vous traiter ainsi que je l’ai fait. Un serment m’y obligeait.

— Un serment ?

— Oui, un serment sacré.

— Vous me parlez par énigmes, monsieur, répondit-elle avec un sentiment de respect instinctif que ce langage venait de lui inspirer ; je suis faible, je ne vous comprends pas bien et je vous prie de me pardonner, si je ne reconnais pas, comme je le dois, tout ce que vous avez fait pour mon fils, pour moi-même.

— Vous ne me devez rien. Ce n’est pas en mon nom que j’agis.

— Ce n’est pas en votre nom ? Au nom de qui alors ?

— Vous le saurez quand le moment sera venu, dit son interlocuteur, que le regard du docteur Martel empêcha de s’expliquer. D’ailleurs, c’est à vous seule que vous devez votre nouvelle destinée. Assez longtemps le malheur s’est appesanti sur votre tête, aujourd’hui vous n’avez plus à le redouter.

— Que dites-vous ?

— Désormais plus de misère, plus d’inquiétude sur votre enfant.

— Serait-il possible, ô mon Dieu !

Elle allait continuer, mais le docteur jugea qu’il était temps d’intervenir.

— Mon enfant, lui dit-il en lui prenant le bras et en la conduisant à un fauteuil qui se trouvait devant la table, vous continuerez cet entretien plus tard. Pour le moment il faut reprendre des forces. Je suis votre médecin, que diable ! Vous devez m’écouter de préférence à monsieur, qui n’est que votre sauveur.

Et le brave homme plaçait à sa portée les aliments qui devaient lui rendre la force et la mettre à même d’écouter tout ce que son ami avait à lui dire.

— Ordonnez, j’obéirai, dit la jeune femme.

— Pardieu ! j’ordonne que vous avaliez ce verre d’alicante et cette aile de volaille. Mon ordonnance n’est pas bien rigide, comme vous le voyez.

— Je n’ai plus faim, docteur.

— Oui, oui, je comprends, ajouta le docteur Martel qui feignit de tourner les réponses de la pauvre femme en plaisanteries, vous allez me prouver que vous commencez à vous habituer à ce régime d’abstinence. C’est fâcheux, ma chère enfant, mais il faut vous résoudre à faire comme tout le monde. Allons, avalez, avalez.

Elle commença à manger du bout des dents ; la souffrance morale avait étouffé le cri de la nature ; mais peu à peu la vie animale reprit le dessus ; le médecin, qui la surveillait, se vit obligé de la traiter ainsi qu’il avait traité le petit Georges.

Ce léger repas, ajouté au bien que lui avait fait déjà la bienveillance dont elle se sentait entourée, transfigura la malade ; les couleurs revinrent à ses joues, ses yeux brillèrent d’un éclat nouveau.

— Allons, allons, dit le docteur Martel, voilà qui va beaucoup mieux. Dieu a fait là une belle cure.

— Dieu et vous, monsieur, répondit-elle avec un vif accent de reconnaissance.

— Oh ! moi, moi ! je suis une vieille perruque dont tout le savoir consiste à s’apercevoir qu’elle ne sait rien. La jeunesse ! la jeunesse ! voilà le véritable médecin.

L’inconnu se pencha vers son ami.

— Est-il temps, mon cher docteur ? murmura-t-il à son oreille.

— Oui, si le cœur vous en dit.

S’approchant alors de la jeune femme :

— Puisque, de l’aveu de notre ami, vous pouvez me donner quelques minutes d’attention, lui dit-il d’une voix douce et sympathique, sans vous trop fatiguer, Lucile Gauthier, consentez-vous à m’écouter ?

— Vous savez mon nom ! s’écria la jeune femme stupéfaite.

— Ne vous étonnez pas encore ! répondit-il.

— Je vous écoute, murmura Lucile en jetant sur lui un regard empreint de surprise et de crainte.

Le docteur, après avoir examiné si le petit Georges dormait d’un sommeil tranquille, s’installa dans un fauteuil et se disposa à en faire autant, non sans avoir dit tout bas à son ami :

— Ne frappez pas trop fort. Préparez-la, ménagez-la.

Cette dernière recommandation faite, il ferma les yeux en murmurant à part lui :

— Allez, allez, mes enfants, je sais à un mot près tout ce que vous allez vous communiquer l’un à l’autre ; je reste parce que vous pourrez avoir besoin de moi, mais, pour Dieu, tâchez de ne nous réveiller, ni l’enfant ni moi.

Quelques instants après, il dormait du sommeil de l’innocence.

Deux heures après minuit sonnaient.

Les chants avaient cessé dans les cabinets environnants, dont les bruyants locataires s’étaient éloignés sur les instances du maître de l’établissement.

Un silence profond régnait dans la rue des Saints-Pères et sur le quai Malaquais, silence que seul le roulement sourd et lointain d’une voiture venait interrompre par intervalles.

L’inconnu quitta son siège et vint s’asseoir près de la jeune femme.

Il prit une de ses mains dans les siennes.

— Je vous fais peur encore ? fit-il en sentant cette main frissonner.

— Non, répliqua Lucile. Je n’ai plus peur de vous… C’est malgré moi que je tremble… je ne sais pas pourquoi.

Elle faisait un visible effort pour dissimuler la sensation pénible que les mains du jeune homme lui causaient.

Celui-ci s’en aperçut. Il abandonna sa main et recula sa chaise.

— Avant tout, il est de mon devoir de vous rassurer entièrement sur votre avenir à tous deux, reprit-il en désignant l’enfant endormi. Cette crainte chassée de votre esprit, votre attention me sera acquise. J’ai meublé et loué en votre nom un appartement convenable, mais modeste, au troisième étage d’une maison située rue d’Astorg !

— Rue d’Astorg ! grand Dieu !

— Numéro 35.

— C’est là que… Mais mon Dieu ! mon Dieu ! comment pouvez-vous savoir ?…


— Maman ! maman ! réveille-toi, le vilain monsieur veut te tuer.

— Le prix d’une année de loyer a été payé d’avance. En voici les quittances. En dehors du nouveau mobilier qui décore votre appartement, dans une pièce séparée, un petit boudoir, je crois, vous trouverez les quatre ou cinq souvenirs de votre vie passée, de votre jeunesse, que vous aviez conservés dans votre misère, jusqu’au dernier moment.

— Vous les avez rachetés ?

— Je n’en ai pas eu besoin ; c’est moi qui en avais fait l’acquisition lors de votre dernière vente par autorité de justice.

— Vous ?

— Ma conduite, tous mes actes étaient écrits d’avance ; ils m’étaient dictés par une volonté suprême, par une volonté que je n’ai jamais discutée. Ne cherchez pas à la découvrir. Aujourd’hui vous apprendrez une partie de la vérité ; plus tard, vous saurez le reste. Maintenant, ajouta-t-il en ouvrant son portefeuille, dont il tira un papier plié en quatre, voici un contrat de rente, à votre nom, de six mille francs. Me Dubuisson, notre notaire, touchera vos revenus et vous les remettra tous les trimestres. Vous trouverez, dans le premier tiroir de votre commode, l’argent nécessaire à votre installation. J’ai arrêté, pour vous, une servante qui vous sera dévouée et fidèle. Je vous en réponds. Prenez ce papier, qui vous appartient, et parlons d’autre chose.

Il lui tendit le contrat de rente.

Lucile ne le prit pas.

— Vous refusez ?

— Je le dois.

— Pour quel motif ?

— Dispensez-moi de vous le donner.

— N’attendez pas de franchise de ma part, si vous gardez pour vous vos secrets et vos réflexions.

— Eh bien ! dit Lucile, mieux vaut vous obéir. Pour que la lumière se fasse, il ne faut pas qu’un seul coin reste sombre dans notre pensée. Ma jeunesse a été misérable, parce que je n’ai pas su parler à temps, ou plutôt parce que, timide et concentrée, je n’ai pas osé parler. J’ai marché dans des ténèbres épaisses, continuelles. À qui la faute, si j’ai tant fait de faux pas ? Le jour où j’ai voulu en sortir, il n’était plus temps. Je ne veux plus qu’à l’avenir il en soit ainsi. Je prétends voir clair dans ma vie.

— Qui vous en empêche ?

— Tout ; vos propositions, vos paroles, vos actes. Si j’accepte, je serai guidée comme un enfant vers un but que je ne comprends pas.

— Si vous refusez, c’est la misère, la mort peut-être, pour vous et votre fils !

— Oh ! je ne la crains pas, vous l’avez vu.

— Pour vous, soit, mais pour lui ?

— Qui sait si je ne grève pas son existence d’une reconnaissance trop lourde ? Vos bienfaits sont redoutables, monsieur.

— Lucile !

— Pardonnez-moi, si dans mes paroles il s’en glisse une blessante ! Mais, franchement, quel degré de confiance puis-je avoir ? Je ne vous connais, jusqu’à présent, que par le mal que vous m’avez fait…

— Et par le bien que j’essaye de vous faire.

— Il est vrai… Mais c’est précisément ce bien, cette sympathie, aussi inexplicables que votre haine et vos poursuites primitives, qui me paraissent à craindre. Il me semble que je vais entreprendre un voyage où se briseront mes forces et celles de mon enfant ; que je marche vers un abîme inconnu, mais inévitable, par un chemin tout parsemé de fleurs.

— Ainsi, vous ne voulez pas avoir confiance en moi ? fit l’inconnu avec douleur.

— Quelle confiance puisse avoir ?… Vous prétendez connaître mon passé ? reprit-elle après une courte réflexion.

— Je le connais.

— Si cela est, de quel droit vous êtes-vous acharné contre moi ? En vertu de quel mandat m’avez-vous poussée jusqu’aux portes entr’ouvertes du suicide ? Quel marché honteux, infâme, avez-vous à me proposer ?

— Pauvre nature humaine ! s’écria l’inconnu avec amertume. Ne jamais croire à une pensée désintéressée ! toujours supposer qu’une bonne action cache un crime ou une lâcheté ! Malheureuse femme ! vous ne voulez pas comprendre que l’intérêt que vous m’inspirez est réel. Mais je vous aime, comme j’aimerais ma fille ou ma sœur.

— Moi ?

— Mais, continua-t-il avec véhémence, je n’ai pas d’autre but que de vous faire retrouver les restes de ce bonheur qui s’est brisé dans vos mains innocentes, sous le souffle impur d’un misérable et d’un infâme !

— Même cela ! Il sait même cela ! se dit-elle. Mais cet homme, cet infâme, je l’ai à peine entrevu ; j’ignore jusqu’à son nom !

— Ce nom, je le connais, moi.

— Oh ! dites-le, dites-le ! et je croirai toutes vos paroles, et j’obéirai à chacun de vos ordres. Ce nom, c’est mon honneur retrouvé, c’est l’honneur de mon fils, c’est le droit de marcher la tête haute et de regarder en face toutes les femmes qui peuvent nommer le père de leur enfant. Oh ! une fois ce nom en mon pouvoir, il faudra bien que celui qui le porte répare tout le mal qu’il m’a fait ou qu’au moins il essaye de le réparer.

— Et s’il ne le veut pas ?

— S’il ne le veut pas ! Je ne quitterai pas le seuil de sa demeure, je le suivrai, je le poursuivrai partout, en tous lieux, à toute heure. À chaque femme qui passera fièrement au bras de son époux, à chaque mère qui conduira sa fille par la main, à tous venants, je crierai : « Vous voyez cet homme qui demeure dans cette maison-là, c’est un voleur de nuit, un assassin ; il a volé ma réputation d’honnête fille, il a assassiné le bonheur d’honnête femme que je pouvais avoir en ce monde ! »

— Calmez-vous ! fit l’inconnu, effrayé de son exaltation.

— Je crierai cela, et on me croira, parce que la vérité se fait toujours croire. Je crierai encore : Vous voyez cet homme : un jour j’étais chez moi, heureuse, par une journée d’été, dans une cabane de pêcheurs, au bord de la mer, à Roscoff, en Bretagne.

— C’est bien cela !

— Il entra pour se reposer, pour se garer des rayons d’un soleil brûlant. Il me demanda à boire. J’étais seule. Je me levai pour aller chercher ce qu’il avait demandé. Il me suivit. Le misérable m’avait vue, il m’avait trouvée belle. J’étais sans défiance. Et puis, je pensais bien à cela ! J’avais le cœur plein d’amour pour… pour quelqu’un…

— Continuez.

Lucile s’essuya les yeux et continua :

— Il me dit : « Vous êtes seule, mon enfant ? — Oui, monsieur. Mon père est en mer. Il ne reviendra pas avant une heure. » Je n’avais pas achevé que le misérable se jetait sur moi ; un coup violent que je reçus à la tête me renversa… Quand je revins à moi, j’étais perdue, déshonorée. Un an après j’étais mère ; l’on me chassait du pays… l’homme que j’aimais s’éloignait, s’engageait, se faisait tuer en me maudissant… et l’homme qui m’avait réduite au dernier degré de désespoir et de misère ne m’a jamais donné aucun signe d’existence ! Si j’étais seule, je le laisserais dans sa honte et dans ses remords ; mais j’ai Georges, j’ai mon fils ! je ne veux pas que mon fils ne puisse pas nommer son père.

Elle se cacha la tête dans ses mains pour voiler sa rougeur et sa honte.

— Georges portera le nom de son père, je vous le jure. Mais prenez-y garde, ce nom appartient à un homme riche, puissant. La moindre imprudence, et nous échouerons.

Nous !… Vous vous associez à moi… vous ? dit-elle avec stupeur.

— Je vous amènerai le coupable… Il se traînera à vos pieds… Il implorera votre pardon.

— Lui !

— Il confessera sa faute, et sa faute confessée, il la réparera aux yeux du monde.

— Vous ferez cela ? dit Lucile, qui croyait rêver.

— Je le ferai, répliqua-t-il simplement. Seulement, laissez-vous guider par moi. Unissez votre volonté à tous mes efforts.

— Oh ! soyez tranquille !… Il s’agit de mon enfant, de son avenir, de sa vie, je ne serai ni imprévoyante ni imprudente.

— Bien. Nous réussirons.

— Mais, fit Lucile, qui depuis quelques moments réunissait tous ses esprits pour résister à cette suite de chocs imprévus, vous qui venez m’offrir la réalisation de mon désir le plus secret, vous qui me criez : il faut vivre ! en me donnant la seule bonne raison qui puisse me forcer à vivre, qui êtes-vous ?

L’inconnu garda le silence.

— Vous hésitez ? ajouta Lucile ; ne voulez-vous pas que je mêle votre nom à mes prières ?… Vous hésitez ! Et à son tour elle fit un effort, se pencha vers lui, saisit sa main, et l’approchant de ses lèvres :

« Oh ! parlez, parlez !…

— Si j’hésite, Lucile, c’est que j’ai peur…

— Peur ?… Je ne comprends pas.

— Oui, j’ai peur pour vous d’une trop forte commotion.

— Oh ! je me sens forte.

— Car ce nom n’est pas nouveau pour vos oreilles… Il vous a été, il vous est peut-être encore bien cher !

— Un nom bien cher !… Il n’en est qu’un seul…

— Je tremble de réveiller des souvenirs cruels ; je n’ose pas fouiller une cendre encore brûlante.

— Ne craignez rien…

— La plaie de votre cœur est toujours saignante.

— Parlez, au nom du Ciel !

— Eh ! sacrebleu ! oui, parlez ! fit une voix derrière l’inconnu.

C’était celle du docteur, que les éclats de l’émotion de Lucile venaient de réveiller.

— Ne voyez-vous pas, ajouta-t-il, que vous risquez de lui faire cent fois plus de mal en vous taisant qu’en lui apprenant tout ? Que diantre ! on ne met pas la coupe aux lèvres des gens pour la leur retirer de la sorte !

— Vous le voulez, docteur ?

— S’il le faut, je l’ordonne !

— J’attends, dit Lucile, qui respirait à peine.

— Eh bien ! que votre volonté soit faite, Martel ! je vous obéis. Lucile, je suis le frère de l’homme que vous aimez… que vous avez tant aimé, fit-il en se reprenant, je suis Martial Renaud.

— Martial Renaud ! vous !… le frère de Noël !…

Il y eut un moment d’angoisse.

Le docteur Martel s’avança vers Lucile, la prit par les épaules et, la poussant presque de force vers Martial Renaud qui se tenait immobile et les bras tendus vers elle :

— Allons ! voyons ! embrassez-le donc. Vous voyez bien qu’il ne demande que cela.

La glace était rompue.

Pendant que Lucile sanglotait entre les bras de Martial, qui la soutenait et l’embrassait comme un frère aîné soutient et embrasse sa jeune sœur, le médecin s’approcha de l’enfant, l’enleva aussi légèrement qu’il eût fait d’une plume, et le plaçant au milieu du groupe formé par eux deux :

— Fais ta partie dans ce concert, crapaud ! lui dit-il.

Crapaud n’était peut-être pas de circonstance ; mais le bon praticien, aussi ému que sa malade, ne savait plus trop ni ce qu’il disait ni ce qu’il faisait.

Un quart d’heure après, Lucile et le petit Georges, sous la garde du docteur Martel, roulaient en fiacre vers la rue d’Astorg, et Martial Renaud restait seul dans le cabinet où cette reconnaissance venait de s’opérer.

Alors Martial dérangea un large buffet qui cachait une porte dérobée, et tirant à lui le buffet il ouvrit en même temps la porte, qui donnait dans une chambre pouvant passer pour un cabinet de toilette et pour un porte-manteau.

Des vêtements étaient préparés sur un canapé.

Des bougies brûlaient dans les candélabres.

Sans perdre de temps, Martial fit une toilette de bal.

Une fois habillé, il jeta un dernier regard sur la glace, prit ses gants, son chapeau et souffla toutes les bougies.

— La nuit a commencé, murmura-t-il ; comment finira-t-elle ?

Tout en faisant cet aparté, il se dirigea machinalement vers la glace qui surmontait une cheminée étroite et basse.

Il devait être venu bien souvent dans cette salle secrète du Restaurant Basset, puisque, malgré la profonde obscurité qui y régnait, il appuya sans la moindre hésitation l’extrémité de son index sur une des rosaces latérales du cadre.

La cheminée se conduisit comme s’était conduit le bahut du cabinet voisin.

Un pan de mur se détacha d’un seul bloc, tourna sans bruit sur lui-même et démasqua les taillis touffus d’un admirable jardin d’hiver.

Martial passa vivement au travers de l’ouverture béante.

Le pan de mur reprit aussitôt sa place, sans qu’il fût possible à l’œil de l’investigateur le plus habile d’apercevoir une ligne suspecte, une solution de continuité quelconque.

Martial regarda l’heure à sa montre.

Il était trois heures précises.

— J’arrive à temps, se dit-il.

Il se dirigea vers un milieu lumineux encore assez éloigné de cette extrémité de la serre et d’où lui arrivaient par échappées les sons d’un orchestre harmonieux.

Au moment où il tournait un massif d’arbres exotiques lui masquant la vue des brillantes illuminations qui faisaient ressembler cette serre et les salons sur lesquels elle donnait à un palais vénitien du bon vieux temps, une main légère se posa sur son épaule, et une voix amie lui murmura doucement à l’oreille :

— Vous arrivez bien tard ! On vous attend, mon cher colonel.