Les impôts en France/Chapitre 4

L. Prévaudeau
Henri Gautier (p. 26-32).

CHAPITRE IV


l’impôt suivant les théories économistes. — les règles d’adam smith. — l’impôt unique. — l’impôt sur le revenu — l’impôt sur le capital. — l’impôt progressif.


Adam Smith, dans son ouvrage sur la Richesse des nations, a formulé quatre règles relatives aux impôts, qui sont admises par tous les économistes et que les législateurs s’efforcent souvent d’appliquer. Les voici :

« 1° Les sujets de l’État doivent contribuer au soutien du gouvernement, chacun le plus possible, en proportion de ses facultés, c’est-à-dire en proportion du revenu dont il jouit sous la protection de l’État. De l’observation ou du mépris de cette maxime ressort ce qu’on appelle égalité ou inégalité dans l’établissement de l’impôt ;

« 2° L’impôt que chacun est obligé de payer doit être défini et non arbitraire. L’Époque du paiement, la somme à payer doivent être déterminées avec soin et d’une manière intelligible pour le contribuable et pour tout le monde.

« En matière d’impôt, il importe tellement que chacun ait à payer une somme fixe, que l’expérience de toutes les nations prouve qu’une inégalité assez considérable n’est pas, à beaucoup près, un aussi grand mal qu’une petite incertitude ;

« 3° L’impôt doit être levé à l’époque et de la manière qui conviennent le mieux au contribuable ;

« 4° Tout impôt doit être combiné de manière à ce qu’il fasse sortir des mains du peuple le moins d’argent possible, au delà de ce qui rentre dans le trésor de l’État, et, en même temps, à ce qu’il tienne le moins longtemps possible cet argent hors des mains du peuple avant d’entrer dans ce trésor. »

Il est évident que les impôts indirects ne sont point établis en conformité de ces règles ; notamment en ce qu’ils ne sont pas payés par chacun en raison de ses facultés, mais d’après un tarif uniforme pour tous ; et, aussi, parce que ce sont les impôts dont la perception est la plus difficile et la plus coûteuse.

Il serait tout à fait injuste de prétendre que le mode de recouvrement de ces impôts est aussi gênant que sous l’ancien régime ; les législateurs, chaque fois qu’ils ont eu l’occasion d’en proposer de nouveaux, n’ont pas manqué de faire ressortir, au contraire, que ce sont ceux dont le contribuable s’aperçoit le moins. Le fisc, ici, se dissimule, prend, dans la poche du contribuable, de petites sommes qui arrivent à un total considérable. Les impôts indirects en effet alimentent actuellement notre budget, dans la proportion de 73 %, et les impôts directs pour 27 % seulement. Il faut donc convenir, avec M. Leroy-Beaulieu, que les impôts indirects présentent, pour le gouvernement chargé d’équilibrer le budget, cet avantage que « le rendement en augmente spontanément par le simple développement des affaires et des consommations. C’est cette précieuse qualité qui a permis aux finances de la plupart des États civilisés de se soutenir depuis un demi-siècle, malgré les énormes dépenses des gouvernements ».

Les impôts indirects ont un inconvénient grave ; si tel produit est frappé plutôt que tel autre, le vin plutôt que la bière, le fer plutôt que le maïs, c’est en raison de telle ou telle manière de voir, de tel ou tel préjugé (pour ne pas dire de tel intérêt régional) du législateur. Il est incontestable que ces taxes, suivant l’influence ou la tendance du moment, s’appliquent à tel produit plutôt qu’à tel autre. Suivant la théorie de M. Thiers, ces impôts exercent un pouvoir directeur sur l’industrie du pays.

On a fait aux impôts indirects d’autres reproches encore : ils entravent la circulation ; ils ont pour effet d’augmenter le prix de la production, et, par conséquent, de ralentir la consommation, car, portant sur des objets de nécessité, ils diminuent d’autant le pouvoir d’achat des contribuables : ils coûtent cher à percevoir ; ils nécessitent, en effet, une véritable armée d’employés des contributions, des douanes, des octrois ; enfin, si le contribuable ne s’aperçoit pas toujours de la taxe qu’il paye, il est parfois soumis à des procédés d’inquisition, aux visites, aux formalités gênantes de l’exercice.

Les impôts directs actuels ont été, comme les impôts indirects, l’objet des critiques des économistes, M. Leroy-Beaulieu parait particulièrement dur à leur égard ; il s’exprime ainsi :

L’impôt direct serait en principe le plus équitable ; mais il est presque impossible de le bien asseoir. Même pour celui des impôts directs qui offre la base la plus certaine, la plus visible, la moins variable, l’impôt foncier, la difficulté d’une assiette juste et égale apparaît presque comme insurmontable. Il est connu de tous que certains départements de France sont taxés deux fois plus que d’autres, que, dans un même département, telle commune est moitié moins imposée que la voisine, que, dans une même commune, telle propriété paye relativement au revenu deux ou trois fois plus élevé que telle autre… Ce qui est vrai de l’impôt foncier l’est encore de l’impôt mobilier ou taxe sur la valeur locative des maisons… Dans les petites villes et dans les campagnes, où les maisons sont, pour la plupart, habitées par leurs propriétaires, sans avoir jamais été l’objet d’une location, l’évaluation de la valeur locative est assujettie à beaucoup d’arbitraire. Pour peu que les agents du fisc ou les répartiteurs aient des préférences ou des rancunes, ils peuvent facilement, pour deux maisons qui ne diffèrent guère d’importance, doubler l’imposition de l’une relativement à celle de l’autre, tout au moins l’augmenter de moitié. Si l’on ajoute que les sociétés modernes à régime électif sont travaillées, jusque dans les moindres villages, par des rivalités et des haines, on voit combien les impôts directs, justes en principe, peuvent, dans la pratique, s’écarter de l’équité. L’impôt sur les patentes, c’est-à-dire la taxe sur les profits présumés des industriels et des commerçants, quoique assis sur des bases relativement fixes, le nombre des métiers, le nombre des employés, l’importance des locaux, donne lieu aussi à beaucoup de récriminations. Il est malaisé, en effet, de se rendre compte de la réelle influence qu’exercent sur les bénéfices les conditions matérielles dans lesquelles on pratique deux industries différentes. Telle personne avec une petite boutique peut faire plus de gain qu’une autre personne avec une grande boutique. »

Les combinaisons proposées par les législateurs ou par les économistes pour améliorer notre système d’impôt sont fort nombreuses. Au point de vue économique, la première question qui se pose est de savoir si l’impôt doit être unique ou multiple.

Si, en France, on évalue que l’ensemble des revenus est de 30 milliards environ, et qu’une contribution de 4 milliards soit nécessaire pour le budget de l’Etat, des départements et des communes, il semble logique de demander à chaque contribuable 44 % de son revenu plutôt que de recourir à des taxes multiples dont le rendement est incertain et dont la perception est plus onéreuse. Les partisans du système des impôts multiples font valoir cet argument que les impôts variés se servent de correctif les uns aux autres, et que les erreurs ne tombent pas sur le même individu ni sur la même classe d’individus, tandis que l’impôt unique pourrait, en raison de la faillibilité de ceux qui l’assoient ou le recouvrent, comporter des inégalités écrasantes. C’est là, nous semble-t-il, une question de réglementation, et si, à vrai dire, la question de principe ne résout pas le problème qui consiste à faire supporter l’impôt par ceux qui sont en mesure de le supporter, du moins ne saurait-on prétendre que l’unité d’impôt suffit pour empêcher toute solution ; aussi les partisans de l’impôt unique ont-ils eu soin de proposer toujours, comme mesure transitoire, de laisser aux communes la faculté d’expérimenter cet impôt, soit sur le capital, soit sur le revenu, et de ne l’établir que dans la limite qu’elles jugeraient convenable. Mais si, au point de vue théorique, l’impôt unique ne rencontre pas d’objection sérieuse, il est nécessaire de reconnaître qu’il n’en saurait être de même au point de vue pratique. Dans une question d’impôts qui touchent à la richesse et à la vie même d’une nation, les moindres changements sont difficiles à accomplir ; à plus forte raison, les systèmes qui peuvent opérer une transformation brusque doivent-ils rencontrer la vive opposition des intérêts multiples qu’ils peuvent heurter.

L’impôt doit-il porter sur le capital ou sur le revenu ? L’impôt sur le revenu semble jouir depuis quelques années en France d’une faveur marquée ; les difficultés qu’il rencontre sont surtout des difficultés d’application. Et d’abord, comment évaluer le revenu ? Si l’on s’en remet à la déclaration du contribuable, le rendement de l’impôt risque d’être compromis. Si l’évaluation est faite par les agents de l’administration, à quelle inquisition ne vont-ils pas se livrer ? Il est vrai qu’en matière de douanes, les déclarations des contribuables sont admises, sans qu’il en résulte des pertes considérables pour le Trésor, et que les agents des contributions indirectes se livrent à des investigations gênantes pour ceux qui y sont soumis ; mais, dans le cas d’un impôt unique, ces inconvénients seraient certainement aggravés.

Aussi, l'income-tax, en Angleterre, n’est-il pas un impôt unique sur le revenu ; le rendement de cet impôt n’est que d’environ le quinzième du budget total. L’assiette de l’income-tax a pour base la déclaration du contribuable ; les déclarations mensongères sont punies du triple droit ; à défaut de déclaration, les taxations sont faites d’office. Les revenus sont divisés en cinq classes : 1° les revenus des terres et immeubles par nature, imposés au compte du propriétaire à raison de 2,92 % du revenu net annuel ; 2° les mêmes immeubles imposés à titre de bénéfices du fermier à raison de 1,46 % ; 3° les rentes et annuités et dividendes, imposés à 2,92 % ; 4° les revenus du commerce et des professions, à 2,92 % ; 5° les traitements des fonctionnaires, imposés aussi à 2,92 %.

Les partisans de l’impôt sur le capital ont pour but d’atteindre la richesse acquise, et non les revenus. MM. Menier et Yves Guyot ont proposé d’établir un impôt unique (et à titre d’essai un impôt de x%) sur le capital fixe. Le capital fixe est ainsi défini par eux : « Toutes les utilités dont le produit ne détruit pas l'identité c’est-à-dire le sol, les mines, les constructions, les machines, les outillages, les navires, voitures, les animaux servant à l’exploitation, les ustensiles de ménage, les meubles, les objets d’art, lorsqu’ils ne sont pas à l’état de marchandises destinées au commerce. En un mot, les capitaux fixes sont ceux qui peuvent produire de l'utilité sans se transformer. Dans ce système, les capitaux circulants, c’est-à-dire ceux qui ne peuvent produire d’utilité qu’à la condition de se transformer, ne sont pas frappés par l’impôt ; ces capitaux sont : les matières premières, les marchandises destinées au commerce, la monnaie.

D’après ce projet, l’évaluation des capitaux fixes serait faite par le contrôleur des contributions directes, assisté de deux délégués désignés par le conseil municipal. Pour les objets mobiliers, la police d’assurance devrait servir de base, si le propriétaire est assuré. Pour les propriétés, les contrôleurs des contributions devraient employer le cadastre tel qu’il est établi, en remplaçant l’évaluation du revenu par l’évaluation réelle de la valeur vénale, basée sur les actes de vente accomplis dans le pays au cours des quatre dernières années, sur les polices d’assurance, et sur tous les autres documents analogues. Les autres règles communes aux contributions directes seraient applicables à cet impôt.

Une théorie qui, dans ces dernières années, a joui d’une certaine faveur, sinon parmi les économistes, du moins parmi les législateurs, est la théorie de l’impôt progressif.

Cette faveur semble même, à l’heure actuelle, devoir faire entrer cette théorie dans la réalité des faits, avec le projet d’impôt progressif sur les successions actuellement présenté à la Chambre des députés par M. le ministre des Finances.

Nous avons déjà dit en quoi consiste l’impôt progressif : si, pour 100 francs de revenu, par exemple, on perçoit 1 franc, de 100 à 500 francs, on percevra 2 % ; de 500 à 1,000 francs, 3 %, etc. Ce système, vivement combattu par les uns, vanté à l’excès par les autres, ne mérite à vrai dire « ni cet excès d’honneur, ni cette indignité ». Tout se résume en une question d’application ; l’impôt progressif peut dans certains cas donner d’excellents résultats ; il peut aussi, s’il est mal appliqué, aboutir à des conséquences désastreuses.

Si, par exemple, la progression de la taxe était appliquée à un impôt établi sur le capital, elle aboutirait aisément à l’absurde. En effet, si pour un capital inférieur à 50,000 francs, par exemple, on perçoit 1 % ; de 50,000 à 100,000, 1 1/2 % ; de 100,000 à 500,000 francs, 2 %, etc., on arrivera à cette conclusion que la somme perçue dépassera, pour un capital donné, ce que ce capital peut produire de bénéfice net ; à moins de modérer d’une manière très sensible la progression, et de la rendre par conséquent à peu près inutile, on en viendrait facilement à une véritable dépossession du capital.

Si, au lieu d’appliquer le système progressif à l’impôt sur le capital, on l’applique à un impôt sur les successions, qui n’est à proprement parler qu’un impôt accidentel sur le capital, la progression pourra être beaucoup plus sensible, sans que dans la pratique elle aboutisse à des conséquences aussi désastreuses.

Si enfin l’impôt progressif est appliqué au revenu, il ne semble pas qu’aucune conséquence fâcheuse en puisse résulter, à moins que cette progression ne procède par sauts trop brusques. C’est bien là cet impôt progressif que vantait Montesquieu, à propos de la taxe établie à Athènes dont nous avons parlé ; c’est cet impôt proportionnel aux ressources des citoyens que la Constituante avait entendu établir. Ajoutons, en terminant, que ces taxes progressives ont été appliquées sans inconvénient sur les loyers, à Paris, en remplacement de l’impôt personnel et mobilier. L’échelle établie, qui va de 6,50 % pour les loyers de 599 francs jusqu’à 12,30 % pour les loyers de 1,100 francs et au-dessus, bien qu’elle constitue une progression très marquée, n’a jamais été l’objet d’aucune réclamation : elle a toujours au contraire donné d’heureux résultats.