Les illégalités et les crimes du Congo/13

Comité de protection et de défense des indigènes
(p. 66-69).

DISCOURS DE M. ÉMILE BARBÉ

ancien conseiller des cours d’appel coloniales



Messieurs, quand j’étais magistrat en Algérie ou aux Colonies, je m’inquiétais fort du budget de la famille arabe, ou du ménage canaque. Ce genre de soucis est inconnu dans les bureaux des Ministères. On ne s’y occupe que des électeurs. Les indigènes, qui n’ont pas le bulletin de vote, sont purement et simplement abandonnés à la merci des Blancs qui l’ont : « non tam viles quam nulli sunt », disait le droit romain des Esclaves.

Cette devise la République Française l’applique — vous venez de voir comment — ! aux Noirs du Congo. Ses fonctionnaires civils ou militaires : — Voulet où Gaud, Chanoine ou Toqué — n’ont certainement pas reçu pour instructions de pratiquer le sadisme et le massacre, soit ; mais ils ont été gouvernementalement investis du pouvoir absolu sur des indigènes non-électeurs, dont le pays, découpé en concessions, a été distribué à des électeurs.

Quand tel est le point de départ, on peut dire avec Quételet : « l’État a préparé le crime ; et le délinquant ne fera plus que l’exécuter. »

Messieurs, j’étais je ne sais où aux antipodes, quand il y arriva une grande nouvelle : les Colonies, séparées de la Marine, étaient rattachées au Ministère du Commerce et de l’Industrie. Celle révolution bureaucratique eut là-bas un succès prodigieux… de ridicule. « Après tout, » — dirent en manière de commentaire les politiques d’outremer — « il leur reste tant de temps dans les bureaux du Ministère !! El quand ils ne s’amusent qu’à des choses pareilles… »

Je fus certainement le seul à m’alarmer ce jour-là.

Il faut vous dire, pour vous faire comprendre mes scrupules, qu’après avoir été arabophile en Afrique, j’étais devenu canaquophile en Océanie. Dès lors, il était naturel que je visse tout un programme dans le passage des Colonies au Commerce : celui de l’exploitation de l’indigène par le pouvoir absolu au profit de l’argent.

J’avais vu juste.

C’est à ce moment-là, en effet que, dans les milieux gouvernementaux, on entendit parler de Colonies à chartes, — de concessions par millions d’hectares !! Dupleix était à la mode.

Je songeais, moi, à Warren Hastings.

Donc, le Congo fut loti en lambeaux immenses ; et ces lambeaux, concédés à des capitaux anonymes.

Et on s’étonne des crimes actuels, qui nous déshonorent dans toutes nos possessions d’Afrique !!

Ils sont un produit du système ; et les poursuites contre Gaud et Toqué sont, en réalité, des illogismes.

Revenons aux budgets familiaux des bons sauvages, dont je m’inquiétais au milieu des colons, et au grand scandale de ces derniers. Eh bien ! Le budget d’une famille canaque est de quelques francs. Et celui d’une famille congolaise aussi.

Lâchez au milieu de ces populations misérables des traitants… donnez à ces traitants Chanoine pour éclaireur… et Toqué pour grand chef civil : que se passera-t-il, je ne dis pas, possiblement, je dis nécessairement ?

Chanoine voudra de l’avancement dans la Légion d’honneur et le grade. Pour arriver à ses fins, il a besoin de gloire. — Imaginez qu’il tombe dans la plus pacifique des tribus, et qu’elle le reçoive les bras ouverts. Ce ne sera pas là le compte de Chanoine : il lui faut des faits de guerre.

Comptez-vous sur les scrupules de sa conscience ; et vous imaginez-vous que les faits de guerre lui manqueront longtemps ?

Passons, maintenant, au grand chef civil, et disséquons sa psychologie. — Il y a deux camps d’administrés. Un camp de nègres qui ne sont pas électeurs ; qui sont sans influence au ministère, par conséquent ; quantité négligeable, s’il en fut jamais pour l’administration ; — et un camp de quelques blancs, représentants de capitaux métropolitains, soutenus énergiquement par les députés maritimes et par les hommes de bourse ; camp tout puissant dans les bureaux, maître de la presse qu’il couvre d’argent.

Vous imaginez-vous le grand chef civil restant en suspens ?

Messieurs, croyez-le plus avisé : ce ne sont pas les arrivistes qui manquent chez nos coloniaux, et tous ne savent pas résister au langage de l’intérêt personnel. — Donc, notre préfet congolais raisonnera ainsi : « Le gouvernement a disposé du pays de mes administrés noirs en faveur de mes administrés blancs. C’est sans doute pour que ces derniers fassent leurs affaires. Comme mes nègres n’ont pas le sou, il faut pour amasser sur leur dos, et du soir au lendemain, laisser tout faire : je ferme les yeux, qu’on fasse tout ! »

Heureux s’il n’ajoute pas : « Et que je prenne mon honnête courtage ! »

Quel danger, Messieurs, que la maxime enrichissez-vous donnée à des blancs, embusqués derrière des capitaux, et lâchés sur une horde de sauvages noirs, privés d’avocats, dénués de ressources, dans des pays sans opinion publique !!! Le Dividende n’attend pas ; et pour en donner, de quoi sont capables, je vous le demande, les représentants de cette chose effrayante : l’Argent ?

Le système des Concessions ne pouvait produire de résultats immédiats et honnêtes, que si le pays concédé avait eu de ces ressources actuellement réalisables, telles qu’en eut l’Australie de la première heure, ou la Californie de 1848. Mais le Congo n’en à pas d’appréciables en ce genre. Les populations ne possèdent aucune avance ; et les richesses naturelles du pays demandent, pour leur exploitation, des capitaux étrangers immenses et un temps considérable. Le Congo peut avoir, a même, à mon avis, du lendemain. Il n’a de présent que par des crimes. Crimes qui sont même des fautes ; chose que Fouché et Talleyrand ne pardonnaient pas. Ils sont des fautes, dis-je ; car, ils détruisent la population noire ; c’est-à-dire ce grand capital humain que les destructeurs sont inhabiles à remplacer ; capital sans lequel toutes les régions interdites à la race blanche par le climat ne vaudraient pas un sou.

Telles sont les raisons pour lesquelles je dénonce le système des concessions des terres domaniales du Congo. Ce système est la cause lointaine parfois, mais réelle, de tous ces crimes abominables qui nous humilient en face de l’Europe, et mettent la République en contradiction honteuse avec ses propres maximes d’État.

Si vous estimez, Messieurs, que je suis dans le vrai, je vous adjure de protester contre le principe de toute concession domaniale aux colonies, qui n’aurait pas pour point de départ le respect absolu et réel de la propriété indigène. Je dis : réel ; car, dans les cahiers des charges, on a soin d’insérer des réserves feintes, qui ne sont que des précautions oratoires contre les réunions analogues à la nôtre d’aujourd’hui. La vérité est qu’en règle générale le régime des concessions domaniales est inapplicable aux pays habités, sauf des cas spéciaux tels que celui des mines, et à supposer qu’on ait de la main-d’œuvre pour les faire valoir ; mais en ce qui concerne le Congo, il y a fait ses preuves : et c’est ce que je vous demande de déclarer énergiquement aujourd’hui (Applaudissements)