Les illégalités et les crimes du Congo/12

Comité de protection et de défense des indigènes
(p. 63-66).

DISCOURS DE M. ALCIDE DELMONT

avocat à la cour d’appel


Mesdames, Citoyens,

Je suis heureux de prendre la parole à cette réunion pour pouvoir remercier sincèrement la Ligue des Droits de l’Homme et le Comité de Défense des Indigènes d’avoir bien voulu s’unir pour réaliser le meeting de ce soir.

Il fallait, après l’admirable campagne de Rouanet, montrer au gouvernement que son idéal d’absolu silence n’était pas réalisé et que l’opinion publique, étant saisie des faits qui lui étaient dénoncés, saurait exiger la sanction, la réparation des fautes qui avaient été commises. Et, pour réaliser l’admirable manifestation à laquelle vous vous êtes associés, la Ligue et le Comité ont agi avec un dévouement absolu. C’est que, bien qu’en pensent nos coloniaux, qui prétendent ne s’occuper que de questions pratiques, que des côtés pratiques de la colonisation, il a encore en France des hommes qui croient à l’utilité d’être humains avec les indigènes, il y a encore en France des hommes qui pensent que dans les contrées où végètent des races retardataires, on n’a pas le droit d’apporter seulement le despotisme.

Ah ! les coloniaux nous traitent volontiers d’idéologues lorsque nous formulons ces simples principes qui sembleraient pouvoir concilier tous les esprits. Idéologues si l’on veut ! mais nos idées sont les mêmes que celles de ces grands Français qui, secouant d’un geste libérateur tout un passé féodal d’oppression, c’est-à-dire d’inégalité, ont dit au nom de la France, que tous les hommes sont égaux. Idéologues si l’on veut ! mais comme ces autres Français qui soixante ans après les premiers, dont ils déduisaient la pensée, ont proclamé que tous les hommes étant libres, nulle terre française ne pourrait porter d’esclaves ! (Applaudissements).

Voilà l’ancienne conception, la vôtre, qui a fait que l’indigène, que l’habitant de nos anciennes colonies est indissolublement attaché à la France républicaine.

Nos coloniaux pensent tout autrement. Que leur importe la civilisation ? Tous ces penseurs sont gens gênants pour les affaires, et ils proclament volontiers dans leurs discours et leurs écrits : nous sommes des gens pratiques qui répudions toute sentimentalité.

Si cela était dit de la sentimentalité excessive, génératrice de faiblesse et de défaillance, on pourrait l’admettre, mais la sentimentalité, d’après nos coloniaux, consiste uniquement à ne pas vouloir admettre la théorie des races inférieures, à ne pas vouloir admettre que les indigènes peuvent être forcés au travail, même à coup de chicotte, et que le refus de travailler doit être puni, non de la peine de mort, mais de toutes sortes de tortures qui tuent plus cruellement, mais aussi sûrement que les instruments de M. Deibler.

Au Congrès colonial français, qui représente l’esprit même de ceux qui ne voient dans la colonisation qu’un moyen de réaliser des bénéfices immédiats, c’est la tendance que certains veulent donner à notre politique coloniale. De telle façon qu’il faut bien noter que si le soleil produit parfois des déviations, la tâche du climat est singulièrement facilitée par les théories pernicieuses des journalistes, des financiers qui se prétendent des coloniaux et qui veulent donner cette direction à notre politique coloniale. Je ne veux pas dépasser ma pensée, mais cette direction déshonorerait presque des réunions comme le Congrès Colonial s’il faisait de cette théorie le principe même de son existence. C’est que beaucoup de nos coloniaux ont renoncé depuis longtemps à tout idéal de justice et d’humanité, pour ne voir que le résultat pécuniaire immédiatement réalisable, Que leur importent les villages brûlés, les femmes et les enfants mourant dans les camps d’otages, que leur importent les malheureux tués à coups de chicotte ou dynamités, où succombant à la fatigue d’un portage excessif, le long de routes dont le voisinage est déserté par les populations, pourvu que les colonies taillables à merci les fassent vivre, eux, ces exploitateurs de la colonisation.

Il fallait protester contre ces théories contre les résultats qu’elles ont produits. Et ici j’ajoute un mot qui n’allongera pas mon discours ; je dis et je crois sincèrement que notre effort, que notre manifestation, ne peuvent être stériles, qu’il peut sortir quelque chose de réel, quelque chose d’humain et de bienfaisant de ce geste que nous faisons ; je dis que la France ne s’est jamais solidarisée avec les négriers et avec les massacreurs (Applaudissements). Il fallait protester contre cette intervention d’un ministre de la République, qui, sous prétexte qu’il s’agit de noirs viole les principes de notre constitution, viole les principes de notre droit commun et déchire notre charte constitutive, la Déclaration des Droits de l’Homme, ne dit-elle pas que tous les hommes étant libres et égaux doivent être traités de la même façon ? Car enfin, il en est bien ainsi puisque, des crimes leur étant signa les pouvoirs publics restent impuissants, et semblent couv les criminels en nommant des commissions bizarres et en appelant à les composer des hommes qui sont mis en accusation publique… (Une voix  : pas tous) non certes pas tous ! Je ne veux pas faire de personnalités mais rappelez-vous ou lisez si vous l’ignorez un discours qui a été prononcé le 2 février dernier à la Chambre des Députés par M. Lucien Hubert dont la présence nous manque ; il est la preuve de la vérité de l’affirmation que je vous apporte.

Eh bien cela ne peut pas durer. Nous sommes ici pour protester contre ces moyens de gouvernement et nous vous demanderons, Mesdames et Citoyens, de vous unir à l’ordre du jour qui va vous être présenté pour dire que cet état de choses ne peut continuer, qu’il y a une sanction qui est la justice, que lorsqu’un crime est commis en quelque point que ce soit, il y a un droit pénal et un Code d’instruction criminelle, qui étant en vigueur doivent être appliqués. C’est pour le rappeler aux ministres et au gouvernement que nous sommes ici, et l’obliger ainsi à agir suivant les principes mêmes de tout notre droit (Applaudissements).