CLAIRE REPARAÎT

Philippe décidait d’aller voir Pageau. Décidé, comme toujours, il éprouva que cette décision était prise depuis longtemps, si bien qu’il lui semblait, tant le définitif l’arrachait à lui-même, que c’était un autre qui avait pris la décision. C’est que Philippe recommençait sa vie si souvent qu’il ne s’y retrouvait plus. Une de ses manies était son goût de ranger, de classer, pour biffer et déchirer presque aussitôt, non point tant d’écœurement que de paresse et d’impatience. En cela s’exerçait son instinct de destruction. Chaque jour, Philippe se détruisait, et lorsqu’il allait reconstruire, il était déjà fatigué. Une conversion subite au catholicisme, si elle avait changé sa vie n’avait rien changé à ses démarches : Philippe était obligé de se souvenir volontairement de Dieu.

Philippe avait trouvé chez un bouquiniste un livre qu’il ne connaissait pas, d’un auteur qu’il ignorait, un voyage au Canada d’un abbé inconnu : ce qu’il n’avait pas fait depuis longtemps, il avait acheté un livre. Il le revendrait à Pageau, amateur de vieilles choses, il le revendrait un prix fort. Cette entrée chez le libraire avait comme ouvert la porte sur un passé qu’il oubliait, qu’il racontait et répétait aux autres tel qu’un récit de lecture, et, tout de suite, était venue cette tentation de trafic et de parasitisme. Philippe s’était remis lui-même dans ses propres pas, dans ses propres traces. Le long détour des derniers mois le ramenait encore au Philippe qui était encore le Philippe des autres et de ses amis, mais qu’il avait oublié.

Philippe n’avait pas besoin d’argent, ce jour-là, et pourtant une fièvre animait sa marche. Le double qui, en lui, l’observait toujours, remarquait que ce trouble était le même qui, jadis, le poussait vers le mauvais lieu, et naguère encore chez Claire. Voilà que tout à coup Philippe songe à Claire. Non plus depuis des semaines il n’avait songé à Claire. Et songeait-il à Claire ? Son esprit prononçait le nom : il ne voyait le visage ni aucun souvenir. Pourtant, cette sensation de culpabilité était comme redoublée : il allait parasiter chez un ami, il faisait comme Claire, il répétait ce qu’il avait déjà fait pour Claire. Son action avait pour lui un parfum d’amour coupable.

La pluie cinglait son visage, fouettait sa honte : Philippe avait déjà honte, non plus du parasitisme, mais de sa volte-face à propos de Maurin. Il savait que Pageau admirait toujours le « grand homme » et chaque fois que Philippe avait écrit sur le « grand homme », contre le « grand homme », il avait eu peur de Pageau. Bien entendu, en même temps avait-il voulu biffer Pageau de sa vie, avait-il voulu biffer Maurin : alors aussi, il se sentait coupable surtout d’avoir jadis donné à croire que lui aussi avait admiré le « grand homme ». Et il n’avait accepté les compliments sur son esprit et sa prose qu’avec mauvaise conscience.

Philippe s’épongeait le visage, pour enlever la pluie et cette honte qui collait sur lui, avec sa fausse réputation. Philippe biffait-il toujours pour arriver à cette sincérité qu’il avait cherchée jusqu’au plus profond de l’hypocrisie ? Philippe avait peut-être aussi été hypocrite pour atteindre encore plus de sincérité, cette sincérité qui, du moment qu’on la regarde, n’est plus la sincérité.

Philippe avait honte encore d’aller chez Pageau, parce que Pageau était un des nombreux créanciers qu’il avait trompés. Cette honte restait cependant secondaire, comme un reste de peur enfantine. À moins qu’elle ne fût si profonde, qu’elle ne se camouflât sous ces puérilités, qui tenaient presque à la peur du gendarme. Philippe, lorsque ces craintes le prenaient, se disait, pour se donner du cœur : « J’ai peur de mes créanciers », comme, lorsque, dans les rues vides, « j’ai peur des petits chiens qui jappent sur mes pas. »

Il passait devant une église. Il hésita d’abord, puis, brusquement, ce fut comme si un autre que lui y entrait. Philippe s’agenouilla. Il n’avait plus honte devant Dieu. Les yeux rivés sur le tabernacle, tous les muscles tendus, il s’efforçait de se donner à Dieu : « Mon Dieu, je suis celui dont j’ai honte, je vous donne ça, avec tous les désirs et les craintes dont je n’ai pas encore conscience. Prenez ça, ô mon Dieu ! peu importe moi, il n’y a que vous. » Et Philippe, fatigué comme d’une longue prière, les membres détendus, quitta l’église, presque joyeux, une sorte de sensation heureuse au creux de l’estomac.

Philippe pressentait que sa joie était suspecte. Ce n’est que plus tard qu’il sut qu’alors inconsciemment il songeait à Claire. Après tant de mois, il fallait que sa joie rejoignît Claire, comme il fallait que sa peine la retrouvât. Philippe se surprenait, qui regardait les femmes avec plus d’attention. Même, sa vue essayait de distinguer, dans la brume pluvieuse, les formes qui se détachaient au coin, là-bas, comme aux heures de longues attentes, lorsqu’il se disait : « Est-ce elle, enfin ! »

Il était devant l’immeuble de Pageau. Il hésitait de hâte, pour en finir et ne voulant plus, comme ces jours d’adolescence, quand il passait et repassait devant les mauvais lieux. Le cœur lui battait, il avait le sang aux joues, et Philippe ne sut pas comment il entra. Mais ses yeux suivaient involontairement une femme, toujours comme au temps de Claire, une femme sur qui se referma la porte de l’ascenseur.

Philippe était emporté, mais quelque chose résistait en lui. Il aurait voulu s’effondrer sous terre. Il voyait que les autres avaient raison et toute sa duplicité. Cependant une voix s’excusait en lui : il n’était pas sincère, lorsque, pour flatter Pageau et d’autres, il louait, avec les réticences et le manque d’abandon de Philippe, le « grand homme », il n’était pas sincère, et on aurait dû s’en apercevoir : ainsi sa volte-face actuelle ne serait plus une volte-face. Avoir menti jadis absolvait aujourd’hui. Et c’est Claire qui était responsable, il avait voulu plaire aux amis de Claire. Mais c’est à ce Pageau qu’il en voulait, Pageau qu’il voulait voir, justement parce que Philippe ne pouvait s’empêcher d’aimer ceux à qui il en voulait.

Tout à coup Philippe s’aperçoit qu’il est maintenant catholique, qu’il n’a pas le droit d’abandonner Dieu maintenant, et, du bout des lèvres, il dit : « Mon Dieu, je vous offre ça. » Naïvement, il sent qu’il ne sent rien. Mais Philippe a maintenant assez d’expérience pour se rappeler : je ne sens pas ma volonté, et c’est en ce moment qu’elle est le plus volontaire : « Mon Dieu, prenez-moi comme je suis, faites ce que vous voudrez de moi. » Et, se traitant d’hypocrite, le sourire presque aux lèvres, Philippe pria pour Pageau : « Mon Dieu, je prie votre Miséricorde de faire d’une prière d’hypocrite une prière sincère. »

Queue basse, Philippe entra dans l’antichambre. Le sourire de la « garde » le remonta : elle le reconnaissait, et c’était un sourire plus amical que complice. Lorsque Philippe allait taper les gens, les secrétaires lui paraissaient toujours complices, comme s’ils eussent été associés pour gruger le patron, en riant. Parce qu’il était rasséréné, Philippe était prêt maintenant à des bassesses, à des reniements. L’odeur de ce cabinet de dentiste le grisait un peu : il y avait longtemps qu’il avait mis les pieds dans ces sortes de bureaux, et la nouveauté faisait comme mousser des idées qui ne se formulaient pas.

M. Pageau est seul, je vais vous faire entrer tout de suite.

Pour prendre une contenance, Philippe s’assit un moment, feuillette un magazine, regarde les fleurs dans une jardinière sur la table : « Tiens, il n’avait pas ça, avant ! » Puis, il va à une gravure, une tête de femme : elle a les yeux de Claire. Alors, il se rappelle le sourire extatique de Claire, lorsqu’elle voulait. Il songe d’abord à une comédie de Claire, et un sourire lui vient aux lèvres, puis un afflux de sang au visage : « Tiens, je ne suis pas guéri de ça. »

Philippe n’était pas guéri de ça, et il perçut pourtant qu’il était prêt à tout, et à recommencer sa vieille vie, lorsque le sourire d’accueil, la main tendue, cet air rajeuni ( « enfin, je vais oublier les patients, je vais causer de littérature » ), lorsque toute la petite personne de Pageau s’avança vers lui. Pageau lui enlevait ses craintes, le poussait même à crâner, et c’est avec un peu d’effronterie que Philippe, lui ayant serré la main, se mit à arpenter le cabinet. Nerveux, trop à l’aise, il fouillait déjà dans les papiers, parmi les livres. Il écoutait à peine Pageau.

— Ça n’a pas changé chez vous.

— Mais vous, vous avez changé. Pour le mieux.

Philippe se rengorgeait. Il souriait d’un sourire de supériorité, comme si son abaissement des dernières années n’eût été qu’un rêve, ou plutôt une comédie volontaire. Il avait quelque remords de cette fierté ; il savait bien qu’il n’avait pas le droit de s’affirmer ainsi, et il avait honte de son visage réjoui comme d’une nudité. Mais il glissait sur la pente, il était emporté. Sur le bureau de Pageau, il avait aperçu une photo, la femme de Pageau sans doute, et c’était encore le sourire de Claire. Philippe n’était plus que l’homme qui ouvrait la porte d’une chambre de rencontre, en s’effaçant pour faire entrer Claire, tellement qu’il se surprit à prier machinalement pour Claire. Alors, il sourit de son hypocrisie, sachant qu’il verrait Claire. « Mais comment puis-je la voir : je ne sais même plus où elle habite. »

D’un air gêné, mais avec le sourire de celui qui s’est dit : « Il faut que je le lui dise », Pageau commençait :

— Il n’y a qu’une chose que je ne vous pardonne pas…

L’étourderie de Philippe rougissait, songeant aux procédés indélicats que furent les siens à l’endroit de Pageau, en dépit de toute l’amitié qu’il n’avait cessé de lui témoigner, pressé qu’il était alors par sa dôpe et pour lui apporter — il se rappelait un samedi de fièvre, par exemple — pour lui jeter, sur sa table quelques sous, dont il s’était vanté toute une fin de semaine : et toute la fin de semaine, Claire avait été heureuse.

Philippe pensait à ses quêtes, essayant de lier les phrases obscures de Pageau. Philippe s’était assis devant Pageau, et, à chaque allusion qui, pensait-il, touchait ses quêtes, il détournait les yeux, attendant un coup plus direct.

Enfin le quiproquo s’éclairait : Pageau ne reprochait à Philippe que ses articles sur Maurin, le « grand homme ». Philippe rit jaune d’abord, puis, satisfait d’une moindre honte, il tenta de s’expliquer. Il y mettait de l’ardeur, une ardeur superficielle : au fond, Philippe consentait à des reniements, parce que Pageau lui reprochait et qu’il avait craint d’abord, il le craignait moins, il en avait moins honte que ce qu’il avait craint, ce dont il avait eu honte ensuite. Philippe se défendait avec l’ardeur qu’il aurait mise à défendre un autre, la cause d’un autre qu’il n’aurait fait sienne que dans l’enthousiasme et la mauvaise foi d’une discussion.

— Je savais bien que vous n’aviez parlé sur ce ton de Maurin que parce que le directeur du journal vous le demandait.

Sur le coup, Philippe était blessé. Il lui restait encore quelques-unes de ces susceptibilités qu’il n’avait pas eu l’occasion d’émousser, et il répondit d’un trait :

– Il y a quatre ans que je ne l’ai vu. Je lui laisse mes articles à l’administration ou par la poste…

Mais Philippe était désarçonné, et justement sur un point où il ne se sentait pas coupable. La photo ne lui rappelait plus Claire maintenant. Il était fatigué, il voulait tout abandonner, et ce fut avec l’ennui d’une leçon apprise et récitée vingt fois qu’il entama ses excuses et ses explications.