(pseudo)
Librairie franco-anglaise (p. 31-38).

IV

En famille.


Après quelques gorgées, François et ses invités se trouvèrent mieux. Léa fit les présentations :

— M’sieu François Fard, mon fiancé.

Mme Cayon considéra le jeune homme de biais, avec dans les yeux un indescriptible dégoût :

— V’s êtes pas beau !… Faudrait prendre l’habitude de vous débarbouiller !

François salua, cette franchise lui allait droit au cœur.

Léa, sournoise, tenta d’amener un rapprochement définitif. Discrète, elle conseilla à sa mère :

— Invite-le donc à dîner… t’as l’air pingre ! S’il nous croit sans le sou, jamais il ne m’épousera.

Mme Cayon, non sans regrets, acquiesça ; d’ailleurs elle jugeait de son devoir de mettre du sien afin de gagner cet époux à sa fille, celle-ci ayant fait déjà au delà du possible.

Elle pardonna donc, et reprenant son attitude digne, malgré son visage barbouillé :

— M’sieur Soiffard, vous dînez avec nous… à la fortune du pot.

— Bien sûr, consentit l’invité ; j’ paye une bouteille de champagne.

— Ça s’ra l’ repas des fiançailles, renchérit Léa, dont l’esprit alerte demeurait toujours en éveil. Déjà elle échafaudait un plan machiavélique susceptible de la dédommager de ses précédents déboires.

Sur cette décision, on partit, l’âme en joie, le cœur allégé des soucis anciens.

Dans l’appartement, chacun se réunit en un coin particulier pour, d’ablutions abondantes, supprimer ce que leur épiderme avait de trop noir.

Quand ils se réunirent à la salle à manger, ils avaient reconquis une mine agréable. Le chignon de Mme Cayon se trouvait rétabli en sa stricte harmonie ; les chouchettes de Léa frisotaient gaiement et sa robe verdâtre soutachée d’écarlate accentuait la blancheur de son teint.

On parla politique, François avoua être pour la réunion des partis ; Léa sourit parce que justement elle pensait à cela et Mme Cayon approuva sans grande certitude.

En un mot l’atmosphère était pacifiée, de beaux jours s’annonçaient, avant le mariage.

Tranquillisée, la digne dame quitta ses enfants pour rejoindre son fourneau où s’élaborait le pot-au-feu bi-hebdomadaire.

Léa se pendit au col de l’ami et l’embrassa sur le coin de la bouche, à petits coups. Elle rappela :

— Alors tu payes le champagne ?

Il se pinça l’extrémité du nez. Évidemment, sa bonne volonté, c’était indiscutable, sa bourse seule l’inquiétait. Léa devina son angoisse :

— T’as pas d’ pognon ?

Il eut le geste découragé du monsieur qui vient de laisser tomber sa pipe dans la Seine.

Encore elle l’embrassa, heureuse qu’il n’eût point d’argent, afin de pouvoir lui être utile. Elle se dégagea et courut au buffet, où gisait le porte-monnaie de Mme Cayon. D’une main experte, elle y puisa un billet de cinq francs et le tendit à l’ami.

Celui-ci contempla le billet avec désespoir :

— Jamais j’ trouverai du champagne à ce prix-là, et tu comprends j’ veux bien faire les choses.

— Tu diras qu’y en a pas dans l’ quartier, Achète trois litres à trente sous… avec de la cire bleue… y aura plus à boire.

Leste et joyeux, il sauta sur son chapeau et disparut dans les profondeurs de l’escalier.

Mme Cayon, revenue de la cuisine, s’inquiéta de son absence.

— Il est parti chercher le champagne, affirma Léa candide.

La mère fronça les sourcils :

— Il doit être dépensier… un litre de blanc aurait suffi.

Léa se récria :

— Penses-tu ! pour un dîner de fiançailles !

Elle regagna sa cuisine, ne trouvant aucun argument contre si juste raisonnement.

François revint et, glorieux, déposa sur la table trois litres roulés au préalable dans la boue du ruisseau et le tas de poussière d’un cantonnier.

Léa s’extasia :

— Du vieux ?

— Et du Bordeaux… quatre francs pièce ; j’ai donné ma signature pour la différence.

La jeune fille préféra croire qu’il les avait volés, ce qui impliquait, de sa part, un certain degré d’habileté.

In petto le jeune homme concluait :

— Voilà, j’ai encore vingt-cinq sous de bénef, pour les frais de déplacement.

Mme Cayon se récria :

— Oh ! c’est trop !

Il prit un petit air modeste :

— Mais non ! mais non !

— Si on en débouchait une en guise d’apéritif ? Ce fut accepté ; on se servit de petits verres et l’illusion fut complète ; même François s’y trompa. Sa langue claqua avec volupté :

Il est fièrement bon pour du bordeaux de 1849 !

Mme Cayon s’essuya la bouche d’un coin de tablier ; son visage pâle s’épanouit en un sourire et son chignon lui-même parut tressaillir de joie.

Pourtant, elle eut un remords :

— C’est tout d’ même bien de l’argent dépensé !

Elle s’en retourna à son pot-au-feu qui chantait.

Léa, extasiée, considéra l’ami :

— Comme t’es malin, mon coco !

— J’ le fais pas exprès… Papa était comme ça.

Ensemble, ils mirent le couvert ; Mme Cayon survint pour insinuer, doucereuse :

— Je n’offre pas de mon mauvais vin, celui de M. Soiffard est si bon !

Léa rectifia :

— On tâtera de ton p’tit blanc.

La mère économe grimaça avec amertume.

Le potage coula, onctueux et parfumé, François, habile, masquait son terrible appétit de jouvenceau sous un flot de compliments adressés à la future belle-mère. Il compara le bœuf et les cornichons au nectar des dieux ; le vin blanc, à l’ambroisie.

— Est-il ficelle ! pensa la jeune fille.

Et, admirative, elle posa un pied sur le genou du malicieux amant.

Au dessert, Mme Cayon, très rouge, voulut prouver qu’elle n’avait pas trop bu, en s’inquiétant de détails sérieux :

— Alors, jeune homme, vous avez une belle situation.

La bouche pleine, il acquiesça :

— Peuh !… vingt mille par an.

La bonne mère faillit perdre connaissance :

— Et moi qui le trouvais laid !

Elle réclama des précisions :

— Dans la finance au moins ?

François tenait dans sa main le pied gauche de Lélé :

— Dans la jolie chaussure ! souffla-t-il discret.

— Comme il est ficelle ! ponctua encore une fois Léa.

Et la maman pensait :

— Lélé est tout de même adroite, pour avoir déniché un fiancé semblable.

On prit une goutte d’eau-de-vie de cerises et Léa jugea qu’une après-midi aussi agréablement commencée ne pouvait se terminer par une séparation brutale.

Profitant de l’inattention maternelle, elle souffla :

— Quand tu s’ras parti, j’ouvrirai en douce la porte d’entrée… tu me rejoindras dans ma chambre…

— Et on s’ dira des choses, conclut-il cynique.