Louis Perrault, imprimeur (p. 332-352).

II.



LE bonheur régnait partout, si ce n’est dans le cœur de St. Felmar qui entrevoyait le moment d’une lutte terrible avec sa fille et son amant.

Gonzalve rassuré désormais sur le sort de Louise dont il n’avait plus à craindre la faiblesse, attendait avec hâte l’arrivée de Brandsome. C’était sur lui qu’il fondait ses plus grandes chances de succès. Il lui écrivit dès la conclusion de la paix. Mais sa lettre était à peine partie qu’Alphonse lui annonça l’arrivée du Républicain à Montréal. Il ne lui donna pas le temps de venir à l’Île et le rejoignit incessamment chez le père de son ami. Il y avait déjà deux jours qu’il y était Alphonse l’amusait magnifiquement. Ce n’était que fêtes et parties de plaisir où le Colonel vit avec satisfaction que Brandsome portait beaucoup d’attention à la sœur d’Alphonse qui était en tout digne et capable de captiver un cœur indépendant. La lettre passionnée qu’il avait écrite à Alphonse au sujet de Louise, lui avait fait craindre que leur amitié ne fût pas durable.. Mais heureusement son flegme stoïque s’était vivement animé auprès de la brillante Eugénie. Sans elle, Alphonse m’aurait pu l’empêcher de se rendre immédiatement à la demeure de St. Felmar, où il brûlait de retrouver la divine Louise à laquelle il avait élevé en son cœur un temple de respectueuse admiration, qui aurait pu facilement prendre les couleurs de l’amour. Ce n’était pas d’ailleurs la crainte que ce changement eût lieu qui suggérait à Alphonse de le retenir. Il suivait en cela les instructions de Gonzalve qui ne craignait non plus rien de ce côté, mais dont les projets nécessitaient cette démarche.

Brandsome se réjouit bientôt du rôle qu’on voulait lui faire jouer. Il n’avait besoin d’aucune préparation ; personne mieux que lui n’était disposé à le bien remplir.

Gustave fut aussi appelé à délibérer avec les amis. Il n’avait cependant jamais bien été dans les confidences de sa sœur, malgré l’amitié la plus dévouée qu’il lui portait. Louise aimait son frère avec idolâtrie ; mais elle ne semblait l’approcher qu’avec la timidité d’un enfant. Elle redoutait de se trouver seule avec lui, et quand elle y était forcée, elle abrégeait ces duos autant que possible et s’enfuyait comme poursuivie par l’ombre d’un spectre.

Gustave avait en vain cherché à pénétrer la cause de la contrainte de sa sœur à son égard. Il gémissait de voir le peu d’intimité qui régnait entre eux, en dépit de mille preuves de dévouement qu’il donnait chaque jour.

Le lendemain du départ de Gonzalve pour Montréal, St. Felmar permit à sa fille de sortir dans le jardin, parce qu’il n’avait pas à craindre de communication entre les deux amants. Elle y passa la journée entière à visiter les lieux où elle avait vu naître ses premiers amours. Sur la pierre de conversation, sous le poirier des regards, partout elle laissait un souvenir de larmes et de regrets pour les premiers moments de la vie nouvelle qu’elle avait puisée dans cet amour.

Gustave revenant de la chasse sur le déclin du jour, sortit dans le jardin pour y voir sa sœur dont il pouvait à peine se séparer. Il la vit assise dans un berceau, s’amusant à composer un bouquet de fleurs. Il alla tout droit à elle qui ne s’aperçut de sa venue que lorsqu’il était prêt d’entrer. S’étant retournée sur le bruit de ses pas, elle laisse aussitôt ses fleurs et veut s’enfuir. Il la saisit en souriant, et l’attirant dans le berceau, il l’assied sur lui. Elle tremblait de tous ses membres.[1] En sentant ce tressaillement de sa sœur, il ne put retenir ses larmes, et lui dit en sanglotant :

— Ah ! dites moi, ma sœur, pourquoi vous me fuyez, pourquoi je semble vous faire horreur ?…

Il appuya alors sa figure contre la sienne, et l’arrosa de baisers et de larmes. Louise ne répondit pas… le tressaillement fébrile continuait toujours d’agiter ses membres.

— Vous ne me répondez pas, reprit-il avec désespoir, ne suis-je pas votre frère ? N’êtes vous pas ma sœur la plus chérie ? »

Il la serrait toujours contre son cœur ; mais toujours le même silence… Enfin elle dit avec effort.

— Ah ! Gustave, pour l’amour de Dieu, laissez moi partir, ou plutôt aidez moi à me rendre, car je suis trop faible. »…

N’en pouvant donc rien obtenir, il la prit dans ses bras, et la porta à la maison. Il ne parut pas le soir ; sa mère voulut en vain pénétrer sa chambre, elle fut fermée à tout le monde. On ne savait que penser de cette conduite. Personne n’avait été témoin de la scène qu’il avait eue avec sa sœur. Elle n’en dit elle même rien ; mais sa pâleur et sa morne mélancolie fit voir à la tendre mère que ses deux enfants lui cachaient des maux qui leur étaient communs.

Gustave passa une nuit de désespoir, et féconde en sombre projets. Une fièvre brûlante le consumait le matin. Toute la maison en prit alarme. Louise surtout, s’attribuant la cause des douleurs de son frère, cachait avec soin ses chagrins et ses pleurs.

Il était encore au lit quand on lui apporta la lettre qui l’appelait au conseil des Trois à Montréal. Sachant bien que le bonheur et l’avenir de sa sœur seraient le sujet des délibérations, il oublia à l’instant son mal, et partit sans retard. En lui disant adieu, Louise lui remit le billet suivant.

– Je sais que c’est mon intérêt qui vous conduit à Montréal… Cruelle et ingrate involontaire, je récompense votre zèle par les souffrances et le malheur !… Que vous dirai-je de l’impression que vous me commandez ? … Je ne saurais en dire la cause réelle. Voici néanmoins ce à quoi je l’attribue, et comment vous pourriez me commander un amour familier au lieu de l’amour sans bornes, mais timide que je vous porte.

Ne vous ayant jamais connu que depuis votre retour, la dissidence de votre sexe, m’a interdit malgré moi les promptes et intimes liaisons qui auraient dû exister entre le frère et la sœur. Je vous dirai toute moi-même. J’ai éprouvé tant de maux de la part des hommes, que je me sens trembler en les approchant. Mon frère ne devrait pas, ce semble, m’inspirer ces vaines terreurs… Hélas ! s’il avait dépendu de moi de les éluder, que n’aurais-je pas fait !… Depuis une certaine époque de ma vie, je ne puis commander mes sens et ma malheureuse nature ne m’a pas laissé le bonheur de jouir pleinement des bienfaits de la fraternité. Il y a cependant un moyen de tromper les impressions que j’éprouve involontairement. La connaissance pleine et entière des personnes avec qui je vis, sait me délivrer de mes terreurs importunes. J’espère que vous ne me laisserez pas gémir plus longtemps dans cette malheureuse contrainte. Pendant que vous serez à Montréal, écrivez moi le sommaire de votre vie. Dès que je vous connaîtrai, soyez certain que je vous recevrai à bras ouverts et que je saurai vous rendre vos caresses d’hier. Ma nature est pour tout dans ces impressions. Soyez persuadé que mon cœur ne peut que vous aimer et chérir en sœur tendre et affectionnée.

Louise.

Gustave arriva à Montréal un peu remis par cette lettre. Alphonse et Brandsome ne le connaissaient pas. Mais l’intimité fut bientôt établie par le canal de Gonzalve. Brandsome plus enjoué et plus mordant que jamais lui trouva une humeur un peu sombre. Mais il avait assez vécu près de Gonzalve pour commencer à se faire à ces caractères monotones. Le plan de conduite fut brièvement dressé par le colonel qui donna à chacun son rôle. Gustave et Alphonse formèrent le tissu des scènes où les autres n’entraient que par accessoire. Alphonse initiait toute sa famille dans l’affaire. Il fallait donner un grand bal chez son père, pour célébrer sa prétendue arrivée d’Europe, où il passait aux yeux de St. Felmar pour avoir été très lié avec Gustave. Il était facile d’abuser St. Felmar sur ce point. Car il avait été tellement occupé d’affaires domestiques pendant la guerre, qu’il n’en connaissait presque rien, et à plus forte raison ceux qui y avaient figuré. Brandsome devait se rendre en visite chez St. Felmar et recevoir comme le reste de la famille, l’invitation d’Alphonse pour le bal. Il n’était pas nécessaire de faire savoir à St. Felmar les titres que Gonzalve pouvait avoir à l’amitié du voyageur arrivant. Enfin chacun partit dès le lendemain pour son poste. Le bal avait lieu à huit jours de là.

Brandsome fut reçu avec distinction par St. Felmar qui se croyait chargé d’une dette de reconnaissance envers lui. Louise reçut par lui la réponse de Gustave qui arriva le lendemain. Elle était ainsi conçue.

— Nous marchons vers une époque de bonheur pour vous et mes amis. Le récit d’infortunes qui peuvent avoir encore des suites ne doit pas troubler la joie de votre cœur. Quand votre avenir sera assuré, l’histoire de ma vie ne pourra qu’augmenter vos amusements. Alors ce sera un devoir pour moi, non pas de vous récréer par ce récit, mais d’établir une amitié inaltérable avec votre époux, vos amis et vous-même, ou de rompre absolument avec tous. Quoi qu’il en puisse advenir, la mort seule éteindra l’affection fraternelle que je vous ai vouée.

Gustave.

Ces explications étaient loin d’être suffisantes pour établir cette intimité qu’ils ambitionnaient avec tant d’ardeur.

En entrant chez son père, Gustave n’eut rien de plus pressé que de parler avec emphâse du retour de son ami. Le bal était désiré avec impatience.

Quand St. Felmar vit, dès les premiers jours, la bonne intelligence qui régnait entre sa fille et l’étranger, il crut y apercevoir le moyen de réaliser ses espérances, qui tendaient toujours à frustrer Gonzalve de son épouse. Brandsome eut bientôt initié Louise dans tous les secrets de l’intrigue. Elle était devenue joyeuse et folâtre en voyant approcher le moment de sa délivrance, et en retrouvant un homme avec qui elle pouvait s’entretenir avec liberté de son amant. St. Felmar ne l’avait jamais vue si enjouée, et expliquait tout dans l’intérêt de ses desseins. Il se réjouit en secret des mauvaises aventures de sa fille, qui la conduisaient enfin comme malgré elle au but qu’il enviait avec tant d’opiniâtreté. Il la laissait entièrement libre avec Brandsome qui le dupait à merveille.

Gustave reçut bientôt l’invitation d’Alphonse qui l’appelait avec toute sa famille. La lettre était tellement conçue que St. Felmar ne pouvait refuser sans choquer toutes les convenances. Il ne lui en fallait d’ailleurs pas tant. Outre la société d’un baron millionnaire, qui était déjà plus que suffisante pour l’attirer, il était aussi très heureux d’avoir l’occasion de récréer sa fille qu’il tenait captive depuis si longtemps. Dès qu’elle en entendit parler, elle fut folle de joie de pouvoir y aller avec Brandsome. Cet attachement apparent entre les deux jeunes gens, entrait aussi dans les dispositions de Gonzalve. Brandsome s’occupait d’ailleurs très bien de cette partie. Malgré l’amour profond qu’il avait conçu pour Eugénie, il se rappelait encore avec plaisir les premières impressions de Louise, quand il la vit aux États-Unis.

On verra facilement plus tard, que Gonzalve aurait pu abréger de moitié l’accomplissement de ses projets, mais il s’était promis cette vengeance innocente contre St. Felmar. Le duper jusqu’à la fin était son seul but. C’était lui rendre, au moins en partie, les maux qu’il avait fait souffrir aux autres. Louise, nonobstant son naturel encore soumis, prenait aussi plaisir à aider cette vengeance.

St. Felmar se rendit donc au bal avec toute sa maison qui consistait en son épouse, Louise, Gustave et Brandsome. La salle était remplie quand il arriva. La présence de Gonzalve le surprit et le contraria beaucoup. Mais l’Américain tenait toujours sa fille de si près qu’il ne craignit rien pour elle.

Alphonse avait introduit le colonel à Brandsome et Gustave comme un étranger. Louise s’était rapprochée d’Eugénie, et riait avec elle de ces cérémonies inutiles. Elle ne lui en dit pas le motif ; car elle sentait que son père était assez puni par le complot des quatre, dont elle faisait la cinquième.

La famille d’Alphonse ne savait nullement où tendaient les desseins des jeunes gens ; mais ils en attendaient l’issue en les servant fidèlement dans le peu qu’ils avaient à faire.

Le bal commença. Gonzalve et Alphonse disposaient des danses à leur gré. Louise ne manqua pas de s’y prêter autant que son peu d’habitude le lui permettait. Brandsome ne l’abandonnait pas, mais il tenait toujours Eugénie à sa gauche. Les amants et les amantes se rejoignaient dans les danses, et échangeaient des petits discours que le mouvement de leurs lèvres pouvait seul trahir. Heureusement que la vue de St. Felmar n’était pas assez bonne pour découvrir ces petits jeux.

Gonzalve voulant lui en faire voir un peu plus, pria Louise de danser une valse avec lui. Elle accepta en dépit des yeux courroucés de son père. Brandsome s’approchant de lui, « Connaissez vous, dit-il, ce jeune homme ? Ses manières ne me reviennent pas fort. »

— Encore moins à moi, répondit St. Felmar, en se mordant l’extrémité des doigts. »

Pendant ce temps là, Gonzalve instruisait Louise, en valsant, de toute l’étendue de ses projets, que les amis ne connaissaient pas encore pleinement. La valse n’avait plus de fin. Toutes les figures y trouvèrent place ; et les entrelacements, et les baisers dérobés, et les chaînes de mouchoires qui se dénouaient toujours par le rapprochement des lèvres. Ce mode de valse était peu en usage dans le temps. Mais le colonel y trouvait son double compte ; qui était de se bien réjouir et de molester St. Felmar, qui ne pouvait en aucune manière s’opposer à ces petites libertés. Après la valse, Gonzalve se plaça entre son amante et Eugénie. St. Felmar se mordait les lèvres de se voir témoin forcé d’une liaison qu’il combattait depuis si longtemps. Il pria enfin Brandsome de faire danser sa fille afin de la tirer des mains de ce convive importun. Mais Gonzalve serrait aussi de son côté. Louise dût bientôt le suivre à une seconde valse. Il la lui rendit légère en la portant continuellement sur son bras. Il la fit asseoir ensuite loin de son père et de Brandsome qui jurait à St. Felmar de faire payer cher à ce jeune homme son insolente courtoisie. Mais il se contenait, disait-il, afin de ne pas troubler la fête par un éclat.

Gustave ne prenait néanmoins aucune part au plaisir général. Pour soutenir son rôle d’ancien ami d’Alphonse il se tenait toujours près de lui, quand celui-ci n’était pas occupé à multiplier les divertissements. Il était en proie à un désespoir rongeur depuis la soirée du jardin. La lettre de sa sœur lui semblait quelque peu mystérieuse. Il la voyait partout si enjouée qu’il ne pouvait concilier ce qu’elle lui disait avec ce qu’il voyait. Louise avait néanmoins pris sur elle de chasser les vaines frayeurs que lui inspiraient les regards de son frère. Elle lui témoignait la plus tendre affection ; mais elle en venait involontairement à laisser percer ses impressions. Cette contrainte déguisée n’échappait pas aux regards de Gustave.

Après un assez long temps d’expérience, quand il vit qu’elle ne pouvait revenir à la douce fraternité qu’il enviait, il prit la résolution d’éviter sa rencontre autant que possible, et de chercher ailleurs le bonheur qu’il avait, cru trouver au sein de sa famille. Le mariage prochain de sa sœur, et la tendresse qu’il avait pour sa mère le retinrent cependant encore.

Les premiers rayons du jour vinrent bientôt éclairer le départ des convives. Les amis avaient chacun leurs instructions et leur poste à tenir. Gustave et Brandsome retournèrent à l’Île, et Gonzalve demeura à Montréal pour finir ses préparatifs.

Louise parut, aux yeux de son père, reprendre la société de Brandsome avec plus de plaisir que jamais. Les craintes que lui avait données la soirée de Montréal se dissipèrent bientôt. De nouvelles fêtes se préparèrent dans l’Île. L’évêque de Québec faisait cette année sa visite pastorale. Il y avait quatorze ans qu’il n’y était pas venu. On s’apprêta à le recevoir avec pompe ; St. Felmar surtout qui se proposait de profiter de ces solennités pour marier sa fille avec Brandsome.

Gonzalve revint à sa demeure la veille de l’arrivée de l’évêque. Le soir il eut une entrevue à l’extrémité du jardin avec son amante et l’Américain. Le jour fut fixé pour mettre la dernière main à l’œuvre.

  1. Il faut se rappeler, encore une fois que Louise se croyant toujours liée par le serment qu’elle avait prêté dans la caverne des brigands de Chateaugay, n’avait fait connaître qu’une bien faible partie de ses aventures. Ni le capitaine Thimcan, ni aucun autre, n’en savait que ce qu’elle avait cru pouvoir dire sans se rendre parjure.