Louis Perrault, imprimeur (p. 292-299).

LETTRE QUATRIÈME

Adolphus Brandsome à Alphonse de P…


Mes premières occupations en arrivant à New-York, sont de lire et relire votre charmante lettre du mois dernier. En votre qualité de bureau de poste pour le colonel, vous allez être ennuyé de longs détails sur les événements de mon dernier voyage. L’intérêt que je porte à ce malheureux colonel et l’amitié que vous avez aussi pour lui, donneront à ce récit une teinte plus agréable que celle dont je puis le revêtir.

Comme je l’avais annoncé à Gonzalve, je suis parti tout aussitôt à la recherche de sa malheureuse Louise. J’avais obtenu les renseignements nécessaires pour savoir où me diriger. Avec l’adresse du Capitaine Thimcan, je n’eus pas de peine à le trouver dans la petite ville de P…g. À ma réquisition on me présenta à la jeune fille que je cherchais. Foi de Yankee ! je n’avais jamais rien vu d’aussi beau et aussi intéressant. Ses traits marqués par la souffrance et les peines intérieures avaient un charme indéfinissable. Mon âge et ma qualité d’étranger ne me permettaient pas d’user d’autres préliminaires que celui de présenter mes lettres de cachet. En ouvrant la lettre de Gonzalve, elle faillit chancelier de bonheur. Son regard s’enflamma cependant peu à peu, son teint s’anima de douce joie. Elle lut avec rapidité, et me présentant la main, « Monsieur, dit-elle, vous connaissez Gonzalve, vous l’avez vu ? » Et elle se mit à pleurer, pleurer toujours sans laisser ma main. Je n’étais pas fâché de ce dernier incident. Je lui dis quelques mots qui la calmèrent.

Me présentant alors un siège, « Il y a bien longtemps, dit-elle, que vous l’avez vu ; comment était-il ?

— Je l’ai laissé très bien, répondis-je, quant au corps ; mais il ne vit pas de l’âme.

— Ah ! j’en étais bien sûre, n’a-t-il pas reçu une lettre de ma part ?

— J’en ai reçu une d’un de ses amis et son confident. Mais il ne paraissait pas qu’il connût quelque chose de votre sort. Voici la lettre d’ailleurs, lisez.

Elle saisit votre lettre avec empressement et sourit en vous entendant parler d’Ithona. Je passai deux heures avec elle, parlant toujours du même sujet ; toujours le colonel, toujours lui. Mais elle en parlait avec une telle effusion de sentiments, que je me glorifiais et me tenais heureux d’une si, douce confidence. Il était tard quand je la vis ; je la laissai dès la première obscurité. Elle consentait à se mettre sous ma sauve-garde pour la conduire au colonel. Je m’y rendis de bon matin pour prendre les dispositions nécessaires pour le départ. La recommandation de Gonzalve l’avait si bien assurée sur mon compte qu’elle me témoignait déjà l’amitié d’une sœur. Le capitaine m’ayant invité à déjeuner avec eux, je l’acceptai, car le regard de Louise me le commanda. Elle n’était pas si gaie que la veille. Soit qu’il lui en coûtât de laisser sa famille d’adoption, ou qu’elle pressentît quelque fâcheux événement, elle paraissait un peu contrainte. On me plaça à ses côtés. Le déjeuner fut long. Il me fallut lui raconter par quelle aventure je me trouvais si intimement lié avec vous deux ; et les deux duels qui m’avaient mis sur ses traces. Malgré l’enjouement dont je m’efforçais de colorer mon récit, ce ne fut qu’avec peine que je pus lui arracher un sourire pendant tout le repas. Lui ayant demandé la cause de la gêne qu’elle manifestait ; elle me répondit qu’elle n’en pouvait dire la raison, mais qu’elle avait le cœur serré par de funestes pressentiments. Comme elle achevait ces mots, on sonna avec force à la porte extérieure. Un instant après on vit entrer dans la salle un homme âgé qui s’écria : « Ah ! ma fille… » Il se précipita sur Louise et la serra dans ses bras avec attendrissement. Je ne m’étais pas aperçu et St. Felmar non plus de l’évanouissement de l’amante de Gonzalve. Quand les premières fureurs de cette ivresse paternelle furent passées il embrassa sa fille et la trouva sans mouvement. « Ah ! je l’ai tuée, » s’écria-t-il !... On la transporta sur un lit et un médecin ayant été appelé, on parvint à la rappeler à la vie, après un quart d’heure d’insensibilité totale. Je n’étais pas dans la chambre quand elle revint à elle ; je ne puis donc vous dire ce qui se passa entre eux.

La famille Thimcan connaissait le sujet de mes visites. Je leur dis de me faire passer pour un allié de la famille. Dès que je la sus en état de se rétablir bientôt, je laissai la maison après m’être fait présenter à St. Felmar qui n’eut aucun soupçon sur notre petite supercherie. J’y retournai le lendemain à l’heure du dîner. Je me mis à table sans aucune invitation en ma qualité de prétendu habitué de la maison. St. Felmar sortit quelques instants après le dîner. Louise me dit alors qu’il la ramenait, sur la promesse qu’il la laisserait absolument libre d’agir suivant ses inclinations.

Elle me parut se résoudre avec peine à partir. Je demandai à St. Felmar la faveur de les accompagner ; jusqu’à la frontière. « Jusque chez moi, si vous voulez me faire plaisir, me répondit-il. » Je regardais comme un des plus fâcheux événements de ma vie, que d’être séparé de cette ange que je me contentais d’adorer respectueusement et comme un objet sacré. Je l’envisageais aussi comme telle, tant que j’agissais sous la direction du colonel. Je les accompagnai donc jusqu’à la frontière, et les laissai en posant une larme et un baiser furtif sur la main de l’adorable amante du colonel. Depuis ce moment je ne vis que de songes et de souvenirs. Mon esprit erre sans cesse sur les premières catastrophes de mon cœur jusqu’alors insensible ; Ce n’est que depuis ce moment que je puis concevoir les éternelles sollicitudes du colonel. Nous avions mis trois jours à gagner la frontière, vu la faiblesse de Louise. Dans les moments de repos, je l’avais vue s’occuper d’un petit travail qu’elle me donna en nous séparant. C’était un sachet d’étoffe précieuse sur lequel elle avait écrit ces trois mots :

« SOUVENIR DE l’AMITIÉ RECONNAISSANTE. »

J’ai promis à St. Felmar de le visiter aussitôt après la guerre. Jamais parole ne sera plus fidèlement observée. Je vous verrai sans doute aussi ; car le colonel et vous sont toujours les inséparables. Pour le moment je vais courir encore une fois le sort de la guerre. Plaise à Dieu, que si je dois y éprouver encore la mauvaise fortune, je retombe une seconde fois entre vos mains.

Adieu,

Aus. Brandsome.

New-York, 10 Octobre 1813.