Les fiancés de 1812/015
LETTRE TROISIÈME.
Alphonse de P… à Adolphus Brandsome.
Je ne sais, mon cher ami, où cette lettre vous trouvera. Peut-être vous occupez-vous à compenser votre temps de réclusion par les voyages, peut-être avez-vous repris les armes. Quel que soit le cas, vous n’avez pas oublié vos amis de Chateaugay. J’espère que la guerre, qui règne encore entre nos peuples respectifs, n’éteindra pas cette douce intimité dont le souvenir me sera toujours cher et précieux. Votre parti commence à se lasser de défaites, je crois ; car on parle de paix. Je la souhaite de tout mon cœur, pour votre pays et le nôtre. Pour mon ami, le colonel, je vous suis très reconnaissant de l’intérêt que vous avez pris à son affaire. Le malheureux jeune homme ne vivra que quand il sera définitivement réuni à sa Louise. Dès la réception de votre lettre, il a pris la route des États-Unis. Continuez toujours de vous occuper pour lui, car il est peu probable qu’on lui laisse passer la frontière. Si, d’ici à deux mois, vous avez quelque nouvelle à lui faire savoir, vous devrez me l’adresser. Car les postes ne pourront certainement pas le suivre dans ses courses. Il doit m’écrire très souvent et il me sera plus facile de lui faire parvenir vos dépêches.
Vous vous êtes un peu amusé aux dépens de ma petite Indienne avant votre départ. Si vous la voyiez aujourd’hui vous la trouveriez, sans aucun doute, un peu plus aimable que vos Irlandaises. Ithona est entièrement métamorphosée depuis qu’elle est à Montréal. Elle s’est tellement attachée à moi, que mon absence la rend bien malheureuse. Elle s’occupe continuellement à me préparer quelque surprise quand je vais la voir. Elle excelle en peinture, et à dix lieues de moi elle m’a peint au plus naturel possible. Elle n’avait pas oublié de se placer dans le même cadre. Mille autres petits travaux de ce genre me sont présentés chaque semaine. Quant au portrait, elle m’a prié de l’apporter avec moi, « car, dit-elle avec naïveté, les hommes de votre nation n’ont pas assez de mémoire. » Je regrette néanmoins que l’éducation lui fasse perdre peu à peu cette naïve simplicité qui caractérise si bien les Sauvages du Canada. Rien de plus aimable que cet esprit ouvert qui n’a rien de caché, et qui dit tout sans les détours, emblématiques qui font de nos langues savantes un langage mystérieux qui laisse à deviner plus qu’on ne dit. Autrefois elle payait mes visites d’un doux baiser. Mais aujourd’hui elle se contente de le désirer et me le laisser voir dans ses regards. Je vous laisse à penser si je lui en cède dans ces petits combats de coups-d’œil.
Depuis notre fameuse bataille de Chateaugay, j’ai visité d’autres théâtres de vos défaites. Ils sont, ne vous en déplaise, assez nombreux dans le Haut-Canada. Votre pauvre Général Hull s’épuise ridiculement en proclamations adressées aux Canadiens pour tenter leur fidélité. L’expérience, encore toute récente, vient de démontrer qu’il est meilleur chevalier avec la plume qu’avec l’épée. Mais ses éloquentes fanfaronnades ont aussi peu de succès que ses batailles. Elles servent plus notre parti qu’elles ne lui nuisent. Le peuple s’opiniâtre à montrer quel bel effet produisent ces tentatives verbales ; et le pauvre Mr Hull fuit partout en abandonnant quelques milles copies de ses proclamations. Le plus court parti, pour l’honneur de vos armes, serait de faire la paix. Je ne puis que former des vœux pour un prochain accord. Faites en autant de votre côté afin que nous puissions nous serrer la main encore une fois.
Montréal, 6 Septembre, 1813.