Éditions Édouard Garand (p. 90-91).

CHAPITRE XX
SÉPARATION.


Le lendemain, Odette ne se ressentait plus de l’accident de la veille. La première personne qu’elle aperçut en ouvrant les yeux fut Marguerite, qui guettait son réveil.

— Oh ! que c’est bon de t’avoir près de moi, Marguerite, dit-elle en l’embrassant. Tu resteras toujours près de moi, maintenant.

La jeune fille secoua la tête.

— Te souviens-tu d’Harry, Odette ?

— Harry ! je crois bien, et Lily, et nos bons amis Jordan : comme je serais contente de les voir !

— Se suis la fiancée d’Harry, Odette.

— C’était le vœu de maman et de M. Murray ; tu vois que je me souviens. Mais Georges va venir, aide-moi à m’habiller. Marguerite lui tendit une robe.

— Encore une de mes robes, murmura Odette.

— Monsieur Georges vous demande, mam’zelle Odette, vint dire Angèle.

Georges n’était pas seul, le capitaine Levaillant l’accompagnait.

— Bonjour, ma petite Odette, dit le vieux marin en posant un baiser sur le front de la jeune fille, on ne s’en souvient plus de cet accident ?

— Non, dit Odette, en tendant la main à Georges, qui la regardait, anxieux. Je suis très bien ce matin, c’est si bon, voyez-vous de vous revoir tous.

— Viens déjeuner Odette, dit la vieille Nanette, toute heureuse de servir son enfant retrouvée. Ces messieurs attendront, ajouta-t-elle en riant.

— Nous avons à causer de notre avenir, ce matin, dit Marguerite en se levant de table. Je disais à Odette que mon mariage avec Harry O’Reilly était décidé… Georges regarda Odette qui rougit.

— Et vous, Odette ? demanda-t-il. Qu’avez-vous décidé ?

— Je ne voudrais pas quitter Marguerite… Mais vous partez, Georges…

— Monsieur de Villarnay est obligé de partir, petite, outre qu’il a une famille qui l’attend en France ; il est lié par un serment à la compagnie des chasseurs.

— Il m’en coûte beaucoup de vous quitter, ma chère Odette. Mais, écoutez mon histoire, vous aussi, Marguerite…

Et le jeune homme dit les motifs de son départ de France, le désespoir de sa mère et de sa sœur, et les dures conditions exigées pour son rappel en France.

— J’aime mon pays, ajouta-t-il en terminant, mais si ma mère et ma sœur, seules avec deux vieillards, n’avaient pas besoin de moi, je ferais bon marché d’une grâce arrachée plutôt que donnée de bon cœur.

Odette, très émue, regarda sa sœur qui avait les larmes aux yeux.

— Suis l’impulsion de ton cœur, ma chérie ; tu as un beau devoir de reconnaissance à remplir vis à vis de monsieur de Villarnay.

Odette vint tendre les deux mains à Georges.

— Nous irons consoler les êtres chéris de là-bas, dit-elle simplement.

Georges mit un baiser sur les petites mains qui se tendaient si spontanément.

— Alors, nous sommes fiancés, nous aussi, Odette ?

— Oui, et je la verrai partir sans trop de regrets, sachant que vous la rendrez heureuse, dit Marguerite.

— Cette séparation ne sera pas de longue durée, dit alors le capitaine Levaillant. Notre ami, Georges, a l’intention de revenir au Canada.

— En effet, mon père est très vieux ; peut-être même n’est-il plus de ce monde à l’heure qu’il est. Ma carrière militaire est finie. J’espère de décider ma mère à nous suivre ici, lorsque ma sœur sera mariée.

— Je vais régler cette grave question, dit de Seilhac qui venait d’entrer. Si ma cousine, Éva, veux m’accepter pour mari ; penses-tu que ma tante consentira à m’accorder sa main ?

— Grand fou ! dit Georges qui ne pouvait s’empêcher de rire de l’air important qu’esseyait de prendre son cousin.

— J’emmène Angèle, dit Odette. Vous voulez bien, mon ami ?

— Mais certainement, ma chérie. Serez-vous contente Angèle ? La bonne vieille s’essuya les yeux avec son tablier.

— J’aurais pas osé le demander, murmura-t-elle.

— Maintenant, nous allons régler les conditions du départ, dit Levaillant. Demain, dans la matinée, Charlot, Jacques et moi, nous allons partir en avant, afin de conduire Marguerite et Nanette chez elles. Les autres escorteront Odette et Angèle. Vous n’emporterez aucun bagage, à part les couvertures. Nous vous rejoindrons quelque part, dans le chemin de la Basse-Bretagne. À présent, comme il faut songer à tout pour assurer notre sécurité, vous allez vous installer chez vous Marguerite, et si on vous interroge, dites que vous êtes allée faire un voyage. Tous les soirs à partir du 20 courant, observez l’horizon dans la direction des îles ; le signal de notre départ sera un grand feu allumé sur notre île. Je crois que la lueur de ce feu, montant dans la nuit, se verra de très loin. Alors, vous l’apercevrez de vos fenêtres, et vous prendrez la route de Québec, pendant que nous voguerons vers la France.

Les préparatifs ne furent pas longs. Le soir, on se réunit au camp principal ; Marguerite et Odette avaient voulu passer cette dernière soirée avec les chasseurs.

— Je voudrais bien voir la binette de ceux qui vont trouver ces camps, prêts à les recevoir, dit Jacques.

— Bah ! il s’écoulera des années avant qu’on les découvre.

— Mais si vous le permettez, capitaine, je vais leur laisser un renseignement ! dit Charlot.

— Donne-leur ce que tu voudras, riposta le capitaine Levaillant qui riait d’avance.

Il y avait de la chaux dans un coin du camp ; Charlot en prit un peu qu’il délaya avec de l’eau, puis il cloua de grandes écorces de bouleaux aux parois de la pièce, sur lesquelles il écrivit en lettres d’un pied ces mots : « Manoir des Fantômes Blancs ».

Cette dernière malice de l’incorrigible gamin fit rire tout le monde. C’était un heureux dérivatif aux pensées d’adieux et de longue séparation qui mettaient une angoisse au cœur des jeunes filles.

La prière fut longue et fervente de part et d’autre. À la veille d’un si long et incertain voyage, chacun éprouvait le besoin d’implorer la protection du ciel.

Le lendemain, vers dix heures, tout était prêt pour le premier départ. Marguerite très pâle, mais calme, serra les mains de tous les chasseurs, réunis autour d’elle et, prenant Odette dans ses bras, elle l’embrassa longuement.

— Tu ne m’oublieras pas, disait l’enfant qui pleurait. Ah ! ne t’avoir retrouvée que pour te perdre.

— Nous reviendrons bientôt, ma chérie, dit Georges en détachant Odette des bras de sa sœur, songe qu’une famille nous attend là-bas, et nous reviendrons tous ensemble. Au revoir, Marguerite, priez pour nous, bonne Nanette et mes amitiés aux bons amis de Québec.

— Mon meilleur souvenir à M. de Kermor, répondit Marguerite, et après un dernier baiser à Odette et un geste amical à Angèle, elle prit place sur la traîne qui l’attendait. Nanette, après un gros baiser à Odette, dit à Georges en lui serrant la main :

— Ramenez-la bientôt. Au revoir.

Deux heures plus tard, le reste de la troupe se mettait en marche. Odette, rassérénée, souriait au père Yves, et battait des mains lorsqu’un lièvre montrait ses longues oreilles à travers les branches.