Éditions Édouard Garand (p. 89-90).

CHAPITRE XIX
CHARLOT TRIOMPHE.


L’excitation était grande parmi les chasseurs. L’accident arrivé à la demoiselle, l’arrivée inattendue du capitaine de l’île, l’absence de Bob et du petit Breton, autant que le long conciliabule qui avait lieu dans le camp d’à côté, ne contribuaient pas peu à mettre les têtes en ébullition. Seuls, le pères Yves, Jacques et Charlot ne prenaient aucune part à l’entrain général.

Le vieux Breton fumait sa pipe. Jacques, armé d’un couteau, façonnait un joli coffret qu’il destinait à Odette, et Charlot, la tête rejetée en arrière, semblait méditer quelques malices.

— Y a longtemps que je l’dis, s’écriait le père Vincent, en prenant une pose d’orateur. Vous « risiez » de moi quand j’vous disais qui y avait queuque chose qu’y allait mal. Ben ! vous l’voyez au jour d’aujourd’hui. L’Bob est pas r’venu, et c’est l’capitaine de là-bas qui s’amène ; et pis ces sauvagesses ! Si on v’nait dire que les Anglais arrivent, ça m’surprendrait pas.

— Moé, c’qui m’démanche, dit Pierre, cé les sauvagesses. On m’ôtera pas d’l’idée que cé des hommes déguisés en femmes.

— Ça s’pourrait ben, mais s’ils r’viennent du p’tit camp, m’est avis que ce vieux coquin d’Yves, qui fume là-bas comme un tuyau doit en savoir queuque chose, pisque c’était lui qui gardait, dit un autre.

— On allait jamais dans ce camp-là, nous autres. Y avait peut-être ben longtemps qu’elles étaient là les sauvagesss.

— T’es un menteur, Vincent, cria Jacques le Normand avec colère. Pas plus tard que l’aut’e jour, t’es v’nu écornifler au p’tit camp ; même que j’t’en ai conté une bonne. Voyons, Charlot, conte donc l’histoire des bêtes à grands poils, moé ça me fait tromper pour finir ma boîte.

Charlot, qui cherchait depuis plus d’une heure quelle manière il pourrait employer pour faire taire le père Vincent, ne se fit prier que pour la forme.

— Il y avait une fois, mes amis, dans un p’tit coin de la Nouvelle-France, un camp de chasseurs, braves comme l’épée du roi, et unis comme les doigts de la main. Ces braves gens avaient pour cuisinier, un bonhomme pas mal grognard, qu’on appelait… J’vas t’y vous dire son nom, les amis ?…

— Oui, oui, parle Charlot, crièrent les chasseurs en battant des mains.

— Ferme ta boîte, ou ben, j’vas t’la fermer, polisson ! cria le père Vincent en essayant de se jeter sur le jeune homme. Les autres chasseurs qui riaient à se tordre, l’en empêchèrent.

— Là, dit Charlot, ironique. C’est-y moi qui l’as dit vot’nom !… Pourquoi que vous vous fâchez, mon père Vincent ?

— Canaille ! polisson ! hurlait le vieux que les chasseurs avaient peine à maintenir. Je t’étranglerai, galopin !…

— Doucement, dit Levaillant en entrant dans la pièce. Qui parle d’étrangler ici ?

Sous le regard sévère du capitaine, les rires cessèrent, et le père Vincent, enfin libre, bondit sur Charlot… Mais la main de fer du capitaine le tira en arrière et le jeta sur un banc.

— Reste-là, dit-il, et vous autres, racontez-moi les motifs de cette scène. Parle Jacques !

Jacques raconta les insinuations du père Vincent, sa jalousie contre Bob, et l’espionnage qu’il faisait du petit camp, l’histoire des bêtes fantastiques que lui, Jacques, avait été obligé d’inventer pour se débarrasser du bonhomme, sans trahir le secret de Bob et du lieutenant. Enfin, sa dernière assertion qui avait provoqué la querelle, à laquelle l’entrée du capitaine avait mis fin.

— Je vous avais déjà averti, Vincent, dit Levaillant d’un ton ferme, que votre envie de tout savoir et de toujours soupçonner le mal, pouvait avoir des conséquences regrettables. S’il ne s’était pas trouvé quelqu’un pour vous ridiculiser, et faire rire à vos dépens, peut-être que les chasseurs vous auraient pris au sérieux, et cela eut amené la discorde. Et toi, gamin, continua le capitaine, en s’adressant à Charlot, agissais-tu seulement par malice en te moquant sans cesse du père Vincent ?

— Moi, capitaine, je me rappelais toujours que le lieutenant avait dit qu’il répondait de Bob comme de lui-même ; et puis, je l’aimais beaucoup Bob, il était si bon.

— C’est bien, Charlot, dit Philippe. Alors, tu vas être bien content d’apprendre que ton ami Bob s’appelle en réalité le baron Robert de Kermor.

— J’ai Connu son grand-père, dit le père Yves et sa mère, mam’zelle Yvonne, était ma sœur de lait.

Et devant son auditoire attentif, Philippe raconta la touchante histoire de Bob. Puis la découverte de Marguerite, le désespoir et la maladie de la jeune fille, le vœux héroïque du jeune homme pour sauver cette vie qui ne tenait qu’à un fil, il dit la promesse faite par Bob de conduire Marguerite vers sa sœur tout en gardant le secret sur sa retraite, puis enfin, le voyage mystérieux, en compagnie des deux Bretons, et l’installation de Marguerite et de Nanette au petit camp.

— C’étaient les sauvagesses, aperçues par Pierre, dit Jacques en riant.

— Quelles aventures ! dit Levaillant, j’espère que le calme est enfin venu pour mes petites amies ; quant à M. de Kermor, nous allons l’engager à nous suivre en France.

J’en serais très heureux, dit Georges. Odette va avoir besoin de figures amies, une fois là-bas. Angèle va nous suivre, sans doute, mais j’ai l’intention de garder le père Yves et Corentin, s’ils y consentent.

— Et moi ? demanda Charlot, mam’zelle Odette ne me voit pas d’un mauvais œil, et je la fais rire, je serais une distraction pour elle, ajouta l’espiègle avec un clin-d’œil à Georges, qui, malgré ses préoccupations, ne put s’empêcher de rire.


— À présent, mes amis, dit Philippe, qui baillait à se décrocher la mâchoire, vous admettrez que voilà une journée bien remplie. Nous avons bien gagné quelques heures de repos. Voyons, père Yves, le chapelet !…

Après la prière tous les chasseurs gagnèrent leurs lits, mais le capitaine Levaillant et Georges de Villarnay causèrent longtemps à voix basse.