Éditions Édouard Garand (p. 86-87).
CHAPITRE XVI
VIVENT LES NUITS SANS LUNE.


Nos lecteurs ont, sans doute, reconnu les chasseurs dans l’apparition fantastique qui vient de terroriser les clients de la mère Laponne.

Ils se rendaient, comme d’habitude, au Cap St-Ignace, où les chaloupes de l’île venaient chercher les fourrures et apporter des provisions. La chasse avait ôté fructueuse, et, comme un printemps hâtif promettait une débâcle prochaine, le capitaine Levaillant avait résolu de transporter tout son monde dans l’île pendant que la traversée était encore praticable.

Une fois là, ils attendraient, en toute sécurité, l’arrivée du navire. Bob avait rejoint la troupe ; la bouteille circula à la ronde, et Philippe, qui faisait parti de l’expédition, dit à ses hommes :

— Nous n’aurons pas de provisions à rapporter, car sitôt notre retour au camp, c’est le grand branle-bas du départ définitif.

— Bien vrai, lieutenant ! s’écria Jacques, le Normand, en exécutant une pirouette. J’ai envie de chanter !

— Prends garde, dit Marcel, les loups-garous ne chantent pas, ni les revenants non plus.

— Au diable, tes imbéciles de compatriotes, avec leurs contes de ma mère l’oie, riposta Jacques. Nous allons revoir la France.

— Ne vas pas juger les Canadiens par cette poignée d’ignorants. Nous avons trop de sang français dans les veines pour être poltrons à ce point. Nous l’avons prouvé pendant la guerre, Jacques ; crois-moi, on ne juge pas tout un peuple par quelques gens simples, qui, à un moment donné, peuvent, eux aussi faire preuve de bravoure.

— Mais tu parles mieux qu’un curé, s’écria Jacques, qui riait de la chaleur inusitée avec laquelle s’exprimait son camarade. Tu es donc un monsieur déguisé.

— Je ne suis pas autre chose que le chasseur Marcel, que tu connais depuis deux ans ; mais dans mes voyages, j’ai acquis un peu d’instruction. C’est tout, il n’y a pas de mystère dans ma vie. Si je me suis laissé emporter, et que j’aie oublié mon langage habituel, c’est que je ne veux pas que toi, Jacques, un garçon de bon sens, tu puisses juger mes compatriotes par ces pauvres gens qui n’ont jamais quitté leur village.

— Bien dit, Marcel, je les ai vus à l’œuvre, moi, vos compatriotes, puisque j’ai combattu à leurs côtés… Mais je suis surpris comme Jacques ; je vous croyais de l’école du père Vincent.

— Avant d’avoir observé peut-être, dit Marcel, en riant d’un bon rire. C’est drôle, la vie, mon lieutenant.

— Attention, les enfants ! dit de Seilhac qui s’était engagé sur la glace avec Bob, le capitaine doit nous envoyer des chaloupes. Suivez-moi de près.

Quelques minutes s’écoulèrent dans le silence le plus profond. Enfin, on entendit un bruit de rames, et Charlot cria :

— Qui vive ?…

— Vivent les nuits sans lune, répondit la voix joyeuse du capitaine Levaillant.

— Vous avez fait une bonne traversée, capitaine ? demanda Philippe en serrant la main de Levaillant.

— Oui, et nous allons profiter de ce temps calme pour déménager notre camp. Comment allez-vous là-bas ?

— Très bien, Georges a grande hâte de partir, la guérison d’Odette n’est plus qu’une question de temps.

— Et Mme Merville ?

— Elle est morte, il y a quinze jours, repentante de ses crimes, en implorant le pardon de Marguerite.

— Ainsi Marguerite est retrouvée ? s’écria le capitaine. Ah ! les pauvres petites vont donc être libres et heureuses enfin !… Je vais avec vous, si notre ami, Bob, consent à me remplacer…

— Avec plaisir, capitaine. Mais je vous demanderai de me laisser Marcel, si vous n’y voyez pas d’inconvénient.

— Gardez Marcel et Charlot, mon ami. Nous serons assez de monde sans eux.

— Pardon, capitaine, dit l’espiègle en avançant son minois futé. Si vous vouliez en laisser un autre à ma place ?…

— Et pourquoi cela, méchant gamin ?

— Parce que je suis curieux de voir la binette du père Vincent, quand y saura que c’est Bob qui vous remplace.

— On ne s’accorde donc pas avec le père Vincent, mon fiston ? demanda Levaillant, qui riait de bon cœur.

— Comme chien et chat, capitaine.

— Faites excuse, mon officier, dit Corentin, mais j’resterions ben avec monsieur Robert.

— Viens Corentin, monsieur de Seilhac a beaucoup de choses à vous apprendre, capitaine. Dans cinq jours, les chaloupes seront ici, au revoir !…

— Bon voyage et heureux retour, dirent les chasseurs qui restaient.

— Le retour, c’est le départ pour la France, cria Jacques. Vive la Normandie !

— Chut !… dit Philippe, restons fantômes, notre sécurité est à ce prix… Nous avons un chemin de raccourci par les bois ; au lever du soleil, nous serons loin.

Levaillant et Philippe prirent la tête de la troupe, et de Seilhac raconta au capitaine, attentif, les événements de ces derniers jours.

— Vous auriez dû avertir M. de Villarnay, dit le capitaine.

— Bob a craint de le contrarier. La présence de Marguerite pouvait agir sur l’esprit d’Odette, et l’empêcher de suivre Georges, lorsqu’elle saura qu’il n’est pas son frère. Et puis le sentiment de sa responsabilité lui pèse tant à ce pauvre ami, que nous avons jugé inutile de l’inquiéter davantage.

— Tout cela est bien étrange, murmura Levaillant pensif. Ce Bob qui se trouve être un baron authentique ; j’ai toujours soupçonné un mystère dans sa vie… Mais la pauvre Marguerite va encore souffrir…

— Elle va épouser Harry et retrouvera une famille chez ses vieux amis.