Éditions Édouard Garand (p. 73-74).

CHAPITRE VII
TRISTE RETOUR.


Plusieurs semaines s’écoulèrent encore. Marguerite, complètement rétablie, travaillait avec Lilian qui préparait son trousseau pour le couvent.

M. Jordan, qui suivait les travailleuses d’un œil un peu inquiet, dit un jour à Lilian :

— Marguerite travaille beaucoup pour toi, Lily, mais c’est à charge de revanche ; il faudra que tu lui aides aussi.

— Je ne demande pas mieux, cher oncle, répondit la jeune fille en riant. Mais savez-vous que ce ne sera plus un trousseau de nonnette que nous aurons à confectionner ?

— Sois sans inquiétude, dit à son tour Mme Jordan, je me charge des emplettes à faire.

— Nous avons le temps, bonne amie, dit Marguerite. Je ne puis songer au mariage, aux toilettes, tant que je serai dans l’incertitude sur le sort de ma sœur. Comment pourrais-je m’occuper de ces choses, avec l’idée que ma pauvre Odette souffre peut-être loin de moi ?

Harry, informé par sa tante de la résolution de la jeune fille, la supplia de changer d’avis.

— Je suis désolée de vous faire de la peine, mon ami, mais je vous supplie de ne pas insister. D’ailleurs, cette situation ne peut s’éterniser. Trois personnes ne disparaissent pas ainsi sans laisser de traces.

Au même moment, Maggy vint dire qu’un homme de la campagne désirait parler à M. Jordan.

— Faites-le entrer, dit celui-ci.

Un vieillard entra ; il tendit une lettre. M. Jordan la prit et la parcourut rapidement :

— C’est de Nanette, dit-il. Voici ce qu’elle contient, monsieur :

« Si Marguerite n’est pas malade, dites-lui que je la conjure de venir au plus tôt. Madame n’en a pas pour longtemps à vivre, et je ne sais où donner la tête. Venez, ma petite chérie, consoler votre pauvre Nanette. »

Cette lettre, incohérente, était presqu’illisible. Nul doute, la pauvre vieille avait dû l’écrire en pleurant.

— Qui vous a donné cette lettre ? demanda M. Jordan.

— C’est mam’zellé Nanette elle-même. Ma fille Françoise est engagée là. La dame a eu une attaque d’aploplexie et comme Nanette s’tirait les ch’veux, M. le curé lui a dit d’aller quérir la demoiselle.

— Vous allez retourner, mon ami, et dire à Nanette que je conduirai moi-même, Mlle Merville.

— Ma pauvre Nanette ! dit Marguerite, comme elle doit se désoler, toute seule avec une mourante et des étrangers, là-bas, dans ce coin perdu. Nous allons partir tout de suite, n’est-ce pas, bon ami ?

— Pas ce soir, ma petite. La traversée du fleuve est difficile, il vaut mieux attendre le jour.

— Comme tu vas nous manquer, mignonne, dit Mme Jordan, et quels ennuis t’attendent encore.

— J’aurai l’espérance de vous revoir, la joie d’être utile et, peut-être, de sauver une âme. Dieu est si bon ! Et puis, ajouta la jeune fille en posant sa main sur le bras de son fiancé, vous viendrez me voir, Harry, toutes les fois que votre service le permettra. Ah ! si nous avions des nouvelles…

Le jeune officier soupira ; il ne savait plus que dire, occupé qu’il était par un doute, à mesure que le temps se faisait plus long sur ces disparitions mystérieuses.

On partit, le lendemain, par une belle matinée d’hiver. Le voyage fut rapide, le soleil n’était pas encore couché, lorsque les premières maisons de St-Thomas apparurent aux regards des voyageurs.

Le soleil, sur son déclin, incendiait les vitraux de la petite église, et faisait briller, comme autant de pierres précieuses, les girandoles de givre qui s’accrochaient aux branches des arbres.

Ce fut avec un froid mortel au cœur que Marguerite souleva le marteau placé sur la porte basse. Nanette ouvrit et poussa un cri de joie en reconnaissant la jeune fille.

— Marguerite ! mon enfant je te retrouve. Monsieur Jordan, vous allez me la laisser, pas vrai ?

— Oui, ma bonne, mais il ne faut pas qu’elle se fatigue, elle a été très malade, vous savez ?

— Oui, je sais. L’envoyé du général me l’a dit. Ah ! quelles successions de malheurs !… Notre Odette… M. Georges… perdus, enlevés… Qui sait !…

— Personne n’a rien vu, rien entendu ? demanda Marguerite.

— Rien de rien, ma chère petite. M. Georges m’avait fait conduire Odette chez lui, pour qu’elle ne voit pas les cadavres. Elle a passé toute la journée avec Angèle. Lorsqu’elle vous demandait, on lui disait que vous étiez à Québec et qu’elle irait vous rejoindre. Le soir, M. Georges apporta des remèdes pour madame, et me dit qu’il conduirait Odette chez M. Jordan le lendemain et que l’enfant dormirait dans la chambre d’Angèle. Il me dit encore qu’aussitôt Odette en sûreté, il se mettrait à votre recherche. Ménard lui inspirait des soupçons. Il comptait, qu’une fois à Québec, avec l’aide de M. Harry il pourrait découvrir le misérable.

— Et qu’avez-vous pensé, en apprenant cette nouvelle disparition ? demanda Jordan.

— Dame, monsieur, j’ai pensé que les compagnons de Laverdie, qui connaissaient toute l’histoire, ont enlevé Odette et le docteur, dans l’espoir d’obtenir une grosse rançon de celui-ci que l’on dit très riche.

— Harry pense comme vous Nanette, dit la jeune fille.

— Maintenant, vous allez souper dit Nanette. Voyez, la table est servie.

— J’accepte, dit M. Jordan. Cette longue route m’a donné appétit. Viens Marguerite, tu dois avoir faim.

— Pas beaucoup, dit la jeune fille en souriant. Je vais prendre un verre de lait avec vos bons biscuits, Nanette.

— Comment se porte votre maîtresse ?

— Bien mal, monsieur, et si changée. Une vraie ruine ! On a fait venir un médecin de Québec. Il a dit comme ça, qu’elle était finie. C’est Françoise qui en a soin ; elle bat la campagne tout le temps. Ah ! elle est bien punie, la malheureuse !

— Pourvu qu’elle se repente, dit M. Jordan en se levant de table. À présent, je pars, il fait beau et la lune éclaire comme en plein jour. Si tu avais des nouvelles avant nous, envoie un messager. Si nous en avons, nous, Harry ne se fera pas prier pour venir. Au revoir, ma chère petite ; au revoir, ma bonne Nanette, soignez bien notre petite chérie. C’est à vous que je la confie, vous savez !

Il embrassa Marguerite, serra la main de Nanette et sortit, suivi par celle-ci.

Marguerite, restée seule, éclata en sanglots. Elle espérait si peu, elle…

Nanette, en rentrant, la gronda pour son peu de courage. Tout en pleurant avec elle, elle la caressa, la berça avec des paroles d’espoir, et comme l’heure était avancée, elle la déshabilla et la mit au lit. Bientôt, brisée par la fatigue du voyage, Marguerite s’endormit en gardant dans sa main celle de la fidèle servante, qui la veilla toute la nuit.