Éditions Édouard Garand (p. 66-67).

QUATRIÈME PARTIE
DANS LA FORÊT.


CHAPITRE I
LE CAMP DES CHASSEURS.


Sur la route de St-Paul de Monmiyer, plus communément appelé St-Paul de Button, on rencontre une jolie paroisse, placée sous le vocable de Notre-Dame du Rosaire.

Située seulement à quelques lieues de la belle et grande ville de Montmagny, cette paroisse est devenue, en quelques années, l’une des plus florissantes de la région.

À l’époque où se passe mon récit, les habitants de la forêt troublaient seuls le silence de ces lieux, où la hache du défricheur n’avait pas encore frappé son premier coup.

Quinze jours avant les événements racontés dans la chapitre précédent, une caravane, composée d’une centaine d’hommes, s’acheminait, en se frayant avec peine un chemin à travers le bois, vers l’endroit dont nous venons de parler.

Tous ces hommes étaient pesamment chargés, et leur marche devait durer depuis longtemps, car ils paraissaient harassés de fatigues. Aussi, lorsque la voix de celui qui semblait le chef cria : « Halte ! » personne ne se fit prier pour obéir.

Le soleil était sur son déclin, et la belle journée qui s’achevait promettait une nuit magnifique.

On se trouvait sur un vaste plateau, où poussait une herbe épaisse que les gelées n’avaient pas encore desséchée, car le plateau était protégé de trois côtés par des pins touffus, et de l’autre, par un rocher qui le défendait contre les vents du nord. En bas, une petite rivière promettait une eau limpide et fraîche aux arrivants.

— Quel bel endroit pour un campement de chasseurs ! s’écria un vieux, à barbe grise. Nous campons ici, capitaine ! ajouta-t-il en s’adressant à un homme de haute taille, en qui nous retrouvons notre ami, le capitaine Levaillant.

— Oui, mon vieux Yves, dressez les tentes !

En quelques minutes trois tentes furent dressées. C’était un abri suffisant pour toute la troupe.

— Le lieutenant tarde bien, dit Jacques, un Normand à l’air futé, lui serait-il arrivé un accident ?

— Pas que je sache ! cria une voix joyeuse.

Et Philippe de Seilhac apparut dans la clairière, suivi de Bob qui portait sur son épaule un jeune chevreuil qu’il venait de tuer.

— Bravo ! Bob, dit le capitaine. Voilà, une innocente bête qui sera la bienvenue pour nos estomacs affamés.

— C’est ici que la science du père Vincent va nous être nécessaire, dit de Seilhac. Voyez ! Bob est déjà à l’ouvrage.

En effet, l’Indien aidé par le vieux Breton que le capitaine avait nommé Yves, s’occupait de dépecer le chevreuil.

— Je reprendrai volontiers mon poste de cuisinier, répondit le père Vincent, mais il me faut du bois, des pierres pour construire un foyer et mes ustensiles indispensables.

— À l’œuvre, les enfants ! cria de capitaine. Vous entendez ce que demande le père Vincent ; si vous voulez souper, faites vite.

Les hommes se dispersèrent, et en moins d’une heure, on avait installé un vaste foyer, sur lequel bouillait une énorme marmite, remplie de soupe, tandis que deux quartiers de chevreuil rôtissaient à côté.

— Nous allons nous occuper des lits, en attendant la soupe, dit Corentin. Les « couètes » de plumes sont rares dans vot’pays. M’sieur Bob, voulez-vous m’aider ? demanda le petit Breton, qui se sentait attiré vers l’Indien par je ne sais quelle attraction. On dit que vous en faites de fameux lits, avec des branches ?

Bob sourit, et suivit le jeune homme. Tous deux firent une ample provision de branches de sapins ; les camarades se joignirent à eux, et sous la direction de Bob, on confectionna en peu de temps des lits pour tout le monde. On fit honneur à la cuisine du père Vincent.

— Nous ne serons pas trop mal ici, avec des cabanes, et une cuisine pareille, dit Jacques. Quand allez-vous chercher M. de Villarnay ?

— Aussitôt que nos maisons seront construites ; ce n’est pas le bois qui manque, ni les ouvriers non plus, ajouta Philippe en riant, et maintenant allons dormir.

Le lendemain, on se mit à l’œuvre : ces constructions primitives n’exigeaient pas beaucoup de science ; tous y mirent la main, même Philippe, qui, tout en sciant ici et clouant là, animait les travailleurs par son entrain et sa gaieté. En dix jours, une vaste bâtisse s’élevait au centre de la clairière. Elle devait servir de logement aux chasseurs, et en même temps de magasin. Une autre, plus petite, fut construite tout près, pour les officiers.

— Je vais partir demain, dit de Seilhac. Pendant mon absence, vous aurez le temps de mettre la dernière main à la besogne. J’amène Bob et Corentin. Tu viens Bob ?

L’Indien fit une signe affirmatif et sortit de la cabane.

— Je me défie de cet homme, dit le père Vincent, ces gens qui ne parlent pas ont toujours quelque chose à cacher.

— Moi, je connais son dévouement pendant la guerre, dit de Seilhac, et je réponds de lui, comme de moi-même. Il doit avoir eu dans sa vie passée quelque grande douleur, mais rien qui puisse faire respecter sa loyauté.

— Mais ce n’est un sauvage, pour de vrai ! répliqua Jacques. Un sauvage ?… avec des yeux comme ça !…

— Oh ! ces yeux !… murmura le vieux Breton, ils me mettent le cœur à l’envers quand je les regarde. Là-bas, au pays d’Armor, j’ai vu des yeux pareils se fixer sur les miens, mais c’était des yeux de femme… Yvonne de Kermor, ma sœur de lait… Elle était bien belle…

L’entrée de Bob mit fin à la conversation.