Éditions Édouard Garand (p. 57-58).

CHAPITRE IV
DANS LA NUIT.


Marguerite avait fini de faire ses malles, et maintenant, assise dans un fauteuil, regardait Odette qui dormait le sourire aux lèvres. Tout, dans la chambre, invitait au repos, et cependant, le sommeil fuyait les yeux de la jeune fille ; elle avait tant souffert dans cette maison que la perspective d’en sortir, le lendemain, ne lui apparaissait que sous la forme d’un beau rêve.

Il était dix heures du soir ; la pluie avait cessé, et Marguerite essayait de fixer sa pensée vers l’heure prochaine où elles quitteraient cette demeure pour s’en aller vers la liberté. Mais l’habitude de la souffrance l’avait rendue sceptique, et le pressentiment d’un nouveau malheur tourmentait son esprit.

À ce moment, un bruit de voiture arrivant à toute vitesse, vint faire tressaillir la jeune fille ; elle entendit la voix impérieuse de Mme Merville donner des ordres, puis celle de Nanette disant d’un ton de prière :

— C’est-y possible, madame, quelle idée !

— Taisez-vous et faites ce que je vous dis, répliqua Ellen durement, il faut que tout soit prêt dans une heure. Dépêchez-vous.

Un sanglot fut toute la réponse de la bonne vieille. Marguerite l’entendit ouvrir des armoires, pendant que l’on traînait des meubles sur le plancher. La jeune fille allait s’enquérir au sujet de ce remue-ménage, lorsque Ellen, suivie de deux hommes, entra dans la chambre.

— Enlevez ces malles, dit-elle brutalement.

Marguerite, pâle de colère, s’avança vers les hommes.

— Ne touchez pas à ces malles, dit-elle, et sortez. Que signifie cette comédie, madame ?

Les hommes reculèrent, interdits, à la vue de cette fière jeune fille.

— Emportez tout cela, hurla Mme Merville arrivée au paroxysme de la rage ; êtes-vous assez lâches pour avoir peur d’une jeune fille ? Enveloppez-la dans ce châle et portez-la dans la voiture.

Le notaire s’avança pour saisir la jeune fille ; celle-ci plongea la main dans sa poche et en sortit un pistolet qu’elle braqua sur le bandit.

— Sortez ou je tire, dit-elle. Mais prompt comme l’éclair, l’un des compagnons de Ménard avait saisi le poignet de Marguerite ; le coup partit et la balle alla se perdre dans la muraille. Odette, réveillée en sursaut, poussa un cri : Marguerite !

Toute la colère de celle-ci était tombée ; avec de douces paroles, elle rassurait l’enfant qui s’attachait à elle.

— Vous allez habiller Odette, dit alors Ellen à la servante, faites vite.

— Où allons-nous ? demanda Odette. Je ne veux pas partir sans Marguerite, j’aurais trop peur.

Machinalement, la pauvre enfant aida Nanette à vêtir sa sœur, se couvrit elle-même d’un manteau, et se laissa guider par Nanette vers la voiture, où elle prit place en gardant Odette dans ses bras. Quelque chose semblait brisé dans l’âme de la fière jeune fille.

Une heure plus tard, tous nos personnages se trouvaient à bord de la goélette, qui, poussée par un vent favorable, jetait l’ancre le lendemain soir dans le bassin de Saint-Thomas.

Marguerite n’avait pas adressé la parole à sa belle-mère depuis leur départ de Québec. Les yeux fixés dans le vague, elle semblait insensible à tout ce qui se passait autour d’elle. Au moment de débarquer, elle laissa Nanette s’occuper de sa sœur, et les suivit d’une façon presque machinale.

De peur d’être reconnu, Ménard s’était affublé d’une énorme barbe pour conduire les dames à leur logement. Il craignait les questions indiscrètes des habitants du village. Il fallait de la prudence, afin que les trois habitantes de la maison close conservassent leur incognito.

La vue de la vieille maison, basse et sombre, n’était pas pour égayer la jeune fille. Cependant, ses traits se détendirent un peu en entrant dans la chambre qu’elle devait partager avec Odette.

Cette chambre, aux murs blanchis à la chaux, était assez grande. Deux lits, drapés d’indienne jadis rose, occupaient les deux angles nord de la pièce. Entre les deux fenêtres, se trouvait un antique buffet sur lequel était placé le traditionnel chandelier de cuivre avec ses accessoires, mouchettes et porte-mouchettes. Une table et quelques chaises complétaient le mobilier de cette chambre qui devait être, désormais, la demeure des deux orphelines.

Mme Merville les avait suivies.

— Comment trouvez-vous votre chambre, ma chère ? dit-elle à Marguerite.

La jeune fille se retourna, et dans ses yeux passa une telle flamme de colère qu’Ellen recula jusqu’à la porte.

— Heureusement que vous n’avez plus d’armes, ma belle tigresse, dit-elle ; car je ne répondrais pas de ma vie. Vos colères ne serviront pas à grand’chose, car vous êtes bien seules, ici. Mes zélés cousins, malgré leur puissance, ne pourront rien pour vous. Ah ! vous êtes bien en mon pouvoir, et vous ne sortirez de cette chambre qu’avec ma permission.

La jeune fille, en proie à une colère folle, bondit vers sa belle-mère.

— Sortez, dit-elle, et puisque cette chambre est une prison, gardez-vous d’y remettre les pieds.

Tremblante sous le regard enflammé de Marguerite, la misérable s’esquiva en grommelant : « J’aurai raison de toi. »

Restée seule, Marguerite se laissa tomber sur un siège et cacha sa tête dans ses mains.

— Comme je deviens méchante, mon Dieu ! dit-elle, ô vous qui, sur la croix, avez pardonné à vos bourreaux, donnez-moi la patience et le courage.

Odette s’approcha de sa sœur.

— Comme elle est méchante, dit-elle, elle fait peur.

Marguerite tressaillit. Odette avait compris la scène qui venait de se passer ; une lueur de raison s’éveillait-elle enfin dans ce cerveau troublé ? Oh ! si cela était, sa réclusion deviendrait supportable. Elle embrassa Odette.

— Ne crains rien, chérie. Tu vas m’aider à défaire cette malle, n’est-ce pas ?

Marguerite ouvrit la malle et en retira d’abord le crucifix qui avait toujours orné leur chambre.

— Nous allons le placer là, dit-elle, en désignant la tête du lit. Nanette entra.

— Il nous faudrait un marteau et des clous, dit Marguerite. Je ne veux pas me coucher sans avoir tous mes chers souvenirs autour de nous.

La vieille servante sortit et revint au bout d’un instant avec les objets demandés.

— C’est moi qui vais planter les clous, dit-elle, apportez les cadres, chère petite.

En quelques minutes, le crucifix, les portraits de Paul et de sa mère, et un grand tableau de Notre-Dame des Douleurs furent suspendus aux murs de la pièce. Alors, seulement, on songea à regarder Odette.

Elle avait tiré de la malle les jolis bibelots que Marguerite voulait voir autour d’elle, et elle les rangeait sur le buffet. Puis elle plaça des livres sur une tablette fixée au mur, disposa sur la table leur corbeille à ouvrage, puis elle se tourna vers Marguerite et Nanette qui la regardaient, anxieuses.

— C’était bien laid, ici, dit-elle. À présent, c’est presque beau. Et il me semble que ma tête est moins lourde ; Faisons notre prière ; viens prier avec nous, Nanette.

Toutes trois s’agenouillèrent. Une espérance montait au cœur de Marguerite. Oh ! si Odette pouvait guérir !… Aussi, comme elle fut fervente, la prière de la pauvre enfant. Grâce à cet espoir soudain entrevu, cette première nuit, passée dans la chambre qui devait leur servir de prison, fut très calme pour les deux jeunes filles.