Éditions Édouard Garand (p. 56).

CHAPITRE II
LA MAISON MYSTÉRIEUSE.


Située derrière le cimetière, la maison close, comme on la nommait dans la paroisse, présentait un aspect presque sinistre.

Des volets peints en noir tranchaient sur le mur gris, et la porte basse, toujours hermétiquement fermée, était garnie d’énormes têtes de clous et de lourds barreaux de fer donnaient aux fenêtres très hautes un aspect de prison.

À côté de la maison, un petit jardin, séparé de celui de la maison voisine par une rangée de sapins touffus, restait à l’état inculte, et les herbes folles y poussaient en toute liberté.

La maison voisine venait d’être louée au docteur Georges.

Il était neuf heures du soir. Un mince croissant de lune jetait de vagues clartés dans le jardin plein d’ombres. La porte de la maison s’ouvrit, et deux jeunes filles se tenant enlacées s’avancèrent dans le jardin. L’une de ces jeunes filles était grande, brune, avec des yeux magnifiques ; elle soutenait sa compagne, petite blonde délicieusement jolie malgré l’expression étrange de sa figure.

Un banc était là, sous le couvert des sapins. Les jeunes filles y prirent place, la plus jeune appuyait sa tête sur l’épaule de sa compagne qui lui demanda d’une voix caressante :

— Es-tu bien ainsi, chère Odette ?

— Oui, près de toi, ma sœur, il me semble toujours que ce bandeau qui étreint mon front va disparaître, mais sitôt que tu n’es plus là… Elle s’interrompit en passant sa main sur son front avec un geste de fatigue.

— Mais je suis toujours là, petite sœur, ce sont tes folles idées qui te font croire à mon absence, je ne te quitte jamais, même pendant ton sommeil.

L’enfant secoua sa tête pensive.

— Je ne rêve pas ; depuis le départ de Paul, j’ai été souvent seule ; mais il reviendra, dis, Marguerite ?

— Oui, ma chérie. Maintenant, rentrons, il fait froid sous ces arbres, et demain tu seras enrhumée, viens.

Elles s’avancèrent vers la maison. Un homme y entrait. Il les salua d’un « Bonsoir, mesdemoiselles », auquel Marguerite ne répondit que par une légère inclination de tête.

— C’est le notaire Ménard, dit tout bas Odette.

— Laissons cet homme, ma chérie, suis-moi. Et Marguerite gagna sa chambre en entraînant Odette.

Pendant ce temps, l’individu était entré dans la maison en homme qui connaît les êtres. Il traversa la cuisine où Nanette dormait sur sa chaise, et vint frapper à une porte qui faisait face à celle qui donnait accès dans la maison.

— Entrez, répondit une voix de femme.

Ménard entra et vint tendre la main à celle qui venait de parler.

L’attitude nonchalante de la femme, le négligé de sa toilette et la bouteille aux trois-quarts vide qui se trouvait sur la table, autant que le désordre de la pièce, révélaient les goûts de celle qui l’habitait.

— Quelles nouvelles ? demanda-t-elle avec impatience.

— Donnez-moi le temps de m’asseoir, vous êtes bien pressée ?

— Oui, je suis pressée de quitter ce trou de village où je m’ennuie à mourir. Si cela continue, je deviendrai folle.

— L’eau-de-vie vous tue ; cessez de boire.

— Oui, je le sais, mais il faut que je boive pour chasser l’ennui… et pour oublier. Quelles nouvelles ?

— Le chevalier sera ici au mois de septembre.

— Et nous sommes en mai, que c’est long ! Mais cette fois, nous emploierons les grands moyens pour vaincre la résistance de la fière Marguerite. J’ai hâte d’être libre.

— Et cette liberté, voudriez-vous me la confier ? dit Ménard avec audace.

— À vous ?… Moi ?… Vous oubliez que vous êtes le fils du père Nicolas, malgré votre titre de notaire plus ou moins authentique.

— Le fils du père Nicolas vaut bien la créature fausse et perfide qui s’est faite la complice d’un bandit. Nous sommes à deux de jeu, ma belle, riposta le notaire agressif.

— Pas de colère, et laissez le passé où il est. Pourquoi m’obliger à vous rappeler que nous ne sommes pas du même monde ? dit Ellen durement.

Les yeux de Ménard s’allumèrent sous les longues touffes de poils noirs qui lui servaient de sourcils.

— Oui, faites la dédaigneuse, dit-il avec ironie, la personne distinguée que vous faites, avec le rôle que vous jouez ici, vous avez beau prendre vos grands airs, vous êtes comme moi l’associée d’un bandit. À nous deux, nous faisons la paire, acheva-t-il en se versant un verre d’eau-de-vie. À votre santé.

— Sortez, cria Mme Merville en colère. Qui vous a donné le droit de m’insulter ?

— Votre conduite, ma belle dame, ricana le drôle en sortant de la chambre.

Restée seule, Ellen se regarda dans la glace.

— Cette canaille a raison, dit-elle avec amertume, le genre de vie que je mène me tue. Être tombée si bas, reprit-elle, avoir fait tant de mal en pure perte. Jamais Harry, dût-il perdre Marguerite, n’aura un regard pour la vieille femme que je suis devenue. Ah ! C’est à devenir folle de rage ! Aussi, j’ai raison de boire ; l’ivresse endort mes regrets. Elle prit la bouteille et versa le reste de son contenu dans un verre, et d’un trait, elle absorba la liqueur brûlante. Voilà de quoi tuer les remords, dit-elle, en se jetant toute habillée sur son lit. Un instant, les bons enseignements de son institutrice flottèrent dans son esprit envahi par les vapeurs de l’alcool : Dieu… le jugement… l’éternité !… Elle frissonna. Un mot, qui était peut-être un mot de prière, vint à ses lèvres, mais bientôt, vaincue par le sommeil de l’ivresse, elle s’endormit.