Éditions Édouard Garand (p. 37-39).

CHAPITRE V
UN REVENANT.


L’hiver passa rapidement, au milieu des préparatifs de guerre.

Malgré de nombreuses démarches, Georges de Villarnay n’avait pu apercevoir les sœurs de son ami, Paul.

Cependant, il était sans inquiétude sur leur compte. Laverdie n’était pas là.

On le disait en Angleterre et l’on ajoutait même, qu’il ne reviendrait au Canada, qu’après la guerre.

Georges eut donné beaucoup pour connaître les demoiselles Merville et d’échanger quelques mots avec elles. Aussi dirigeaient-ils ses promenades de ce côté, mais sans aucun résultat.

— C’est une Bastille en miniature, que cette maison, disait Philippe, qui souvent l’accompagnait.

Georges savait, par Mme Bernier, que les deux sœurs, rassurées sur le sort de leur frère, attendaient avec patience le retour du printemps.

M. Jordan était toujours dans le même état et les médecins défendant toutes émotions, on lui avait laissé ignorer la réclusion des deux jeunes sœurs et la mort présumée de Paul, que Mme Merville avait contée à ses amies, avec toutes les marques du chagrin le plus profond. Elle ajoutait même, avec des soupirs dont les bonnes amies étaient les dupes, que les pauvres petites étaient tellement plongées dans la tristesse, qu’elles se refusaient à recevoir toute visite.

Georges, Philippe et Mme Bernier avaient gardé leur secret.

Les jeunes gens n’avaient pas revu M. D’Orsay.

Le mois de mai était arrivé et le service devenait de jour en jour plus fatiguant et nos deux amis n’avaient plus le loisir de faire de longues promenades. Cependant, un soir, tentés par un clair de lune magnifique, ils résolurent de descendre à la Basse-Ville.

Arrivés là, ils se rendirent sur les quais, déserts à cette heure, et s’amusèrent à regarder les vagues qui venaient se briser à leurs pieds avec un clapotis très doux, comme une plainte. Certes, ils étaient très braves tous deux, mais la pensée qu’avant un mois peut-être, les vaisseaux ennemis sillonneraient ces flots où, la clarté de l’astre des nuits mettait des lueurs d’arc-en-ciel, leur causait une émotion, indéfinissable, le sentiment de terreur vague qu’inspire toujours l’attente de l’inconnue.

Un bruit d’aviron, frappant l’eau en cadence, les tira de leur rêverie. Une chaloupe, montée par plusieurs personnes, s’avançait rapidement vers le quai où ils se trouvaient.

Une voix, habituée au commandement, jeta un ordre bref et la légère embarcation vint se ranger près du quai.

Plusieurs hommes en descendirent en causant avec animation. La voix de celui qui semblait donner des ordres frappa l’oreille de Georges, qui fit quelques pas pour se rapprocher.

Ce mouvement mit son visage en pleine lumière. Deux cris furent poussés en même temps :

— Monsieur Georges !…

— Le capitaine Levaillant !…

Et les deux cousins vinrent serrer la main du brave capitaine, tout joyeux de revoir ses jeunes amis.

— Ce que je vous ai cru morts, mes pauvres enfants, leur dit-il.

— Et nous donc, capitaine, dit Philippe, nous vous croyions perdu à jamais… Quelle joie de vous retrouver. Et l’équipage ?…

— Personne n’a péri, puisque vous voilà tous deux. Je vous croyais bien disparus pour toujours, mille tonnerres ! Mais par qui avez-vous été sauvés ?

— Nous avons gagné la terre à la nage.

— Mes compliments, parbleu ! Pour des terriens, ce n’est pas trop mal. Vous me conterez cela n’est-ce pas ?… Où logez-vous ?

— À l’auberge du « Rat Musqué ».

— Cela se trouve à merveille, car c’est là que je vais moi-même. Partez, vous autres, dit le capitaine, en s’adressant aux matelots qui l’avaient accompagné. Allez m’attendre au cabaret du père Nicolas, et tachez d’avoir des nouvelles. Je vous rejoindrai demain.

Les marins s’éloignèrent, et nos amis prirent le chemin de l’auberge.

— Je vous fais, un peu l’effet d’un revenant, dit alors Levaillant. Mon intention était de venir à Québec, mais, une fois à bord de « L’Alcyon », j’ai suivi Mathieu, et malgré la saison avancée, nous sommes retournée en France et j’en arrive.

— Vous arrivez de France, et Paul n’est pas avec vous ?

Pour une raison bien simple, je ne suis pas allé au Havre. Mais je vois que vous brûlez de connaître nos aventures. Vous rappelez-vous la lumière aperçue, au moment où le navire manquait sous nos pieds.

— Je me souviens, dit Philippe, et je m’explique maintenant votre sauvetage. C’était le capitaine Mathieu…

— Oui, le brave cœur, sans lui nous étions perdus.

— Et comment se trouvait-il dans ces parages ?

— C’est une longue histoire que je vous conterai, tout à l’heure, car nous sommes arrivée, dit Levaillant en frappant à la porte de l’auberge, qui s’ouvrit aussitôt.

La bonne et franche figure de Mme Bernier apparut dans l’encadrement ; elle ne vit d’abord que le capitaine.

— Ah ! mon Dieu ! s’écria-t-elle en reculant jusqu’au fond de la pièce. Un revenant !

— Oui, ma chère dame, riposta le capitaine d’une voix joyeuse. Mais un revenant qui n’a pas oublié les bons ragoûts que vous servez à vos clients, et qui meurt de faim.

— Alors vous êtes un revenant en chair et en os, dit Mme Bernier en tendant la main au capitaine, ceux-là ne me font pas peur, je suis même enchanté de les revoir, après avoir déploré leur perte, ajouta-t-elle plus bas.

— Je gage que vous avez prié pour moi ! dit le capitaine sur le même ton. La brave hôtesse rougit et courut dans sa cuisine.

Une heure plus tard, le capitaine réconforté était assis dans la chambre des jeunes gens.

— Je passe sous silence les détails de notre sauvetage, commença Levaillant. Lorsque nous fûmes en sûreté à bord de « L’Alcyon », je demandai à Mathieu comment il se faisait que parti une semaine avant nous, il ne fût pas encore rendu à Québec.

— Je t’attendais, dit-il. Puis, voyant mon étonnement, voici ce qu’il me raconta : « Le soir de notre visite au cabaret du « Corsaire Rouge », au moment où je détachais mon canot pour rentrer à bord, je fus accosté par un individu qui me dit brusquement :

— Êtes-vous le capitaine, Mathieu ?

— Oui, et vous, qui êtes-vous ? Et que voulez-vous de moi ?

— Mon nom ne vous apprendrait rien, répondit l’inconnu. D’ailleurs je l’ai oublié moi-même. Ce que je veux, je vous le dirai, mais pas ici, où tout le monde peut nous entendre.

— C’est donc bien grave ! lui dis-je.

— Il y va de la vie de plusieurs personnes.

Je regardai plus attentivement le singulier personnage qui me parlait. Il paraissait âgé d’une soixantaine d’années, et sa figure ravagée, son œil unique qui brillait d’une étrange lueur, lui donnait un aspect peu rassurant. Il lut, sans doute, dans mes yeux la défiance qu’il m’inspirait, il se rapprocha de moi, sa voix tremblait un peu : Voulez-vous sauvez le capitaine Levaillant ? dit-il.

— Suivez-moi à bord, lui dis-je, en sautant dans mon canot. L’homme me suivit à bord.

— Vous pouvez parler, maintenant, nous sommes seuls…

Nous étions assis près d’une petite table, dans ma cabine, et sur cette table, à portée de ma main, se trouvait une paire de pistolets.

— Mes minutes sont comptées, capitaine, aussi je ne serai pas long. Dans deux heures Laverdie part sur le « Vautour ». Et savez-vous quelle destination ?

— Non, dis-je avec humeur, les affaires de ce coquin m’intéressent peu. Mais quel rapport ?

— Quel rapport ! interrompit le matelot. Par les cornes de Satan ! capitaine, on voit bien que vous ne connaissez pas Laverdie. Alors, écoutez-moi : Le « Vautour » s’en va attendre Levaillant dans l’une des baies du St-Laurent, et, prit ainsi à l’improviste, le « Montcalm » est perdu. Malgré sa tournure de bandit, le vieux marin était si ému en prononçant ces mots qu’il était facile de voir qu’il était sincère.

— De qui tenez-vous ces renseignements ? lui demandai-je. Il haussa les épaules.

— Je suis l’un des matelots de Kerbarec, dit-il, et je les ai suivis, lui et Laverdie, lorsqu’ils sont sortis du cabaret après leur entrevue avec Levaillant, je me doutais qu’un mot, prononcé par celui-ci à l’oreille du prétendu chevalier, avait déchaîné la colère du misérable, jaloux de son titre, ramassé peut-être dans le sang. En me cachant comme un espion, je suis parvenu à surprendre leurs projets, et je viens vous dire que si vous voulez empêcher un crime odieux, partez demain sans faire connaître le lieu de votre destination. Rendez-vous dans un port quelconque, et là, faites peindre votre navire en noir. Donnez-lui une allure mystérieuse en plaçant au sommet du grand mat, un drapeau noir traversé d’une croix blanche, mais seulement lorsque vous serez dans les eaux du St-Laurent, tâchez que l’équipage exécute les manœuvres sans trop se montrer. Les matelots de Kerbarec croiront au vaisseau-fantôme et refuseront de vous donner la chasse.

— Mais comment serai-je averti de la présence de Kerbarec ?

— Par un feu, allumé et éteint trois fois.

— Mais quel intérêt vous pousse à trahir votre capitaine ?

— Mon amitié pour Levaillant et l’intérêt de la justice. Pourquoi laisser mourir tant de braves gens pour le seul profit d’un misérable !

— Vous connaissez donc bien ce Laverdie !

— Nous avons été élevés dans le même monastère. Plus tard, il s’enfuit et les bons pères ne surent jamais ce qu’il était devenu. Les années passèrent. J’étais employé dans les bureaux d’une compagnie maritime, j’avais une femme que j’aimais, lorsqu’un hasard fatal me fit rencontrer mon ancien compagnon. Il vit ma femme… et le lendemain soir, j’étais assailli par des matelots étrangers qui me laissèrent pour mort. Quand je revins à moi, ma femme avait disparu et je n’étais plus qu’une ruine. J’avais 35 ans, on m’en eut donné cinquante. Je me rendis au Havre et je m’engageai au capitaine Levaillant auquel je contai mon histoire, il fut très bon pour moi. Ma femme était morte de désespoir, j’étais seul au monde. Levaillant me considérait comme un ami. C’était le calme. Un jour, je crus reconnaître le lâche ravisseur dans un carrosse armorié, je m’informai, on me dit que c’était le chevalier de Laverdie. Je me présentai à son hôtel, il ne me reconnut pas. Je lui reprochai ses crimes, il sourit, puis deux valets entrèrent et se jetèrent sur moi… tout disparut… Lorsque je repris connaissance j’étais à bord du « Vautour ». Kerbarec m’avait sauvé et je restai sur son vaisseau, sans prendre part à leurs brigandages. Déjà, j’ai pu sauver la vie au capitaine, qui me laisse toute liberté. Je rêve de me venger en arrachant à Laverdie, ses victimes. J’ai encore la foi voyez-vous capitaine. Commençons par sauver le « Montcalm » comptez sur moi et bonne chance. Et l’étrange visiteur se retira. »

J’avais laissé parler Mathieu sans l’interrompre, continua Levaillant, mais j’avais reconnu mon ancien matelot, Tape-à-l’œil, dans son mystérieux visiteur.

— Tu as bien fait de suivre ses conseils, lui dis-je.

— J’aimais mon navire, messieurs, continua le capitaine. Eh bien ! si je n’avais pas eu à déplorer votre perte, que Je croyais certaine, j’eusse été content de ce naufrage qui empêchait le « Montcalm » de tomber aux mains d’un scélérat. Nous explorâmes la côte sur un parcours de plusieurs milles, mais convaincu de l’inutilité de nos recherches, nous revînmes à bord pour mettre à la voile immédiatement.

— Et pourquoi êtes-vous allé en France demanda Georges.

— Parce que je ne voulais pas être vu par Laverdie, j’aimais mieux lui laisser croire à notre complète disparition. J’ai passé l’hiver à Marseille, là j’ai appris que les deux complices ont passé tout le temps à Londres. Je ne sais ce qu’ils manigancent là-bas, les mâtins… Maintenant, racontez-moi ce qui vous est arrivé depuis notre naufrage.

Les jeunes gens lui racontèrent ce qui s’était passé depuis leur séparation. Georges insista sur sa visite à Mme Merville. Le capitaine était furieux.

— Il faut que le diable emporte cette coquine ! s’écria-t-il. Surveillez-la, et si son complice fait mine de reparaître, adressez-vous au gouverneur. À présent que Tape-à-l’œil est retrouvé, nous aurons assez de preuves pour le faire pendre. Bonsoir, ou plutôt bonjour, car le jour commence à paraître, je reviendrai de bonne heure.

En effet, il n’était pas 10 heures, que le capitaine était de retour.

— Préparez vos lettres pour le pays, dit-il, je repars ce soir.

— C’est bien tôt, capitaine, dit Philippe, nous n’avons pas eu le temps de vous voir.

— Ce sont les ordres, je me rends auprès de M. de Choiseul pour solliciter des secours, mais je crains de ne pas réussir. Ces messieurs se soucient bien de nous, en vérité. Mais, mon voyage ne sera pas inutile puisque Je vais ramener un frère à ces pauvres petites qui languissent là-bas. À ce soir.

Ce même soir, par une brume épaisse, un canot monté par deux hommes se dirigeait vers un vaisseau dont la lumière apparaissait faiblement, à travers les vapeurs blanches qui montaient du fleuve.

« L’Alcyon » était prêt pour le départ. Les jeunes gens remirent leurs lettres au capitaine qui murmura « Dieu vous garde », en embrassant tour à tour les deux cousins.

— Adieu et bon voyage, capitaine, crièrent Georges et Philippe, tandis que le navire s’enfonçait dans la nuit.