Éditions Édouard Garand (p. 36-37).

CHAPITRE IV
CHEZ LE GOUVERNEUR.


Le lendemain Georges s’éveilla tout à fait reposé. Un grand apaisement s’était fait dans l’esprit du jeune homme, et maintenant il se surprenait à aimer cette nouvelle patrie où le sort l’exilait, peut-être pour de longs mois.

Certes, il regretterait toujours la belle France et les êtres chers laissés là-bas, mais il retrouvait sur la terre d’exil, la langue et les coutumes françaises ; la guerre allait lui fournir une occasion de se distinguer et d’être utile, car c’était encore servir la France que de combattre avec ceux qui voulaient lui conserver cette colonie gardée au prix de tant de sang français.

Une inquiétude, cependant, restait à Georges : Quel accueil allait leur faire le gouverneur ? Leurs papiers étant perdus, il pouvait refuser de les croire ; pire que cela, les prendre pour des espions vendus à l’Angleterre.

Georges consulta sa montre, elle marquait 9 heures. Alors il éveilla Philippe qui ronflait comme un bienheureux.

— Lève-toi, incorrigible paresseux, dit-il, tu ne seras jamais prêt, il est 9 heures.

— Quoi ? Qu’y a-t-il ? dit de Seilhac en se frottant les yeux. Le feu est-il à l’hotel ?

Georges se mit à rire.

— Tête de gascon, va. As-tu-oublié qu’il faut que tu viennes avec moi ?

— Aller avec toi ? marmota Philippe sans ouvrir les yeux.

— Ah ! tu fais l’imbécile, s’écria Georges, attends mon garçon, tu vas voir…

Et le jeune homme, qui riait toujours, ouvrit la fenêtre.

Un vent glacial s’engouffra dans la pièce.

— Ferme, cria de Seilhac, ou je me fourre sous les matelas.

Georges fut obligé d’obéir.

— Brrr…, dit Philippe en sautant de son lit. Nous ne sommes pas à Marseille, mon bon… Mais quelle idée as-tu de réveiller ainsi les gens par des bains d’air froid ? Quel pays ! nous allons nous éveiller gelés, un beau matin.

— Voyons, trêve de folies, dit Georges. Tu sais que nous allons chez M. de Vaudreuil.

— C’est vrai, je l’avais oublié… Pourtant j’ai hâte, moi aussi, de savoir ce que nous réserve cette entrevue. Dans un quart d’heure, je serai prêt.

En effet, un quart d’heure plus tard les deux jeunes gens étaient en route pour le château St-Louis.

On les fit entrer dans une antichambre où se trouvaient déjà plusieurs personnes. En apercevant les deux jeunes gens, l’un des personnages se détacha du groupe et s’avança au devant d’eux.

C’était un grand vieillard à barbe grise, à l’air vénérable et doux ; il vint droit à Philippe.

— Je ne me trompe pas, dit-il, vous êtes bien le fils de mon ami, le baron de…

Le jeune homme mit un doigt sur ses lèvres.

— Je comprends, murmura le vieillard, venez.

Et les attirant dans l’embrasure d’une fenêtre, il s’adressa de nouveau à Philippe :

— Vous ne me reconnaissez pas ?

Le jeune homme tendit ses deux mains.

— Monsieur D’Orsay ! dit-il.

— Oui, mon cher enfant, c’est bien moi. Je vous ai reconnu tout de suite ; vous ressemblez tant à votre père… Vous étiez loin de vous attendre à me rencontrer ici ?

— En effet, je vous croyais encore à la cour.

Un sourire plein d’ironie plissa les lèvres, spirituelles du vieux gentilhomme.

— Vous aviez compté sans la vieille idole Qui règne là-bas. J’ai eu le malheur de lui déplaire… Que voulez-vous, j’étais soldat et Français, avant d’être courtisan. Philippe serra la main du vieillard.

— Je vous comprends et je vous admire, dit-il. Maintenant permettez-moi de vous présenter mon cousin, Georges de Villarnay.

Le vicomte D’Orsay tendit la main au jenne homme.

— Je suis heureux de vous rencontrer, dit-il. J’ai beaucoup connu votre mère ; vous avez dû entendre parler de moi ?

— En effet, ma mère aimait à rappeler les beaux jours passés au château D’Orsay en compagnie de vos sœurs. Ce serait une grande consolation pour elle de vous savoir près de nous.

— Au fait, je ne vous ai pas encore demander le motif de votre présence au Canada ?

— C’est une longue et triste histoire qui peut se résumer en deux mots : Nous sommes des fugitifs…

Et, voyant l’air étonné du vieillard, Philippe lui fit le récit sommaire des événements qui avaient motivé leur départ de France. M. D’Orsay avait écouté en silence les confidence du jeune homme.

— Pauvres enfants ! dit-il, je suis vraiment touché de votre malheur… Mais je bénis la Providence qui vous a placés sur mon chemin. Je vais, d’abord vous présenter à M. de Vaudreuil ; vous pouvez tout lui dire, je me porte garant de sa discrétion, venez.

Les jeunes gens suivirent le vieux gentilhomme, qui les conduisit dans la salle où M. de Vaudreuil donnait ses audiences.

— Je vous amène deux nouveaux soldats, dit M. D’Orsay en entrant, avec la familiarité d’un vieil ami. Mes jeunes amis, messieurs de Villarnay et de Seilhac.

Le gouverneur tendit la main aux deux cousins.

— Soyez les bienvenus, messieurs, dit-il. Nous avons besoin de bras et de cœurs dévoués, dans la lutte qui se prépare. Asseyez-vous, messieurs, et dites-moi à quelles circonstances je dois le plaisir de vous voir dans nos rangs.

— Je comprends votre position, dit le gouverneur, lorsque le jeune homme eut fini. Mais vous pouvez être sans inquiétude ; ici, vous êtes en sûreté. Je vais vous recommander à M. de Montcalm, vous servirez sous ses ordres. Du courage, vous ne manquerez pas d’occasions de vous distinguer ; et plus tard, je possède des amis puissants à la cour… j’userai de leur influence pour obtenir votre rappel en France. Au revoir.

Les jeunes gens se retirèrent en remerciant le gouverneur de son bienveillant accueil.

M. D’Orsay voulut les accompagner un bout de chemin.

— Je vais vous dire adieu, pour quelques semaines, dit l’aimable vieillard en les quittant.

M. de Vaudreuil m’envoie à Montréal. Soyez courageux, mes jeunes amis, vous avez maintenant un protecteur.

— Oui, grâce à vous, ce dont nous vous en sommes bien reconnaissants, dirent les deux amis, en serrant avec effusion, les mains du vicomte qui murmura encore : « Au revoir », et s’éloigna.

Le lendemain, on vint les chercher de la part de M. de Montcalm qui les reçut à merveille, leur fit conter leur histoire, et parut s’intéresser beaucoup à leur position.

— De ce jour, messieurs, dit-il, vous faites partie de l’armée canadienne, et vous conserverez les grades que vous aviez en France. À bientôt, capitaine Georges, et vous aussi lieutenant Philippe. L’occasion de combattre pour la France arrivera bientôt. Je compte sur votre dévouement. Au revoir.