C. Darveau (p. 230-236).

XXVI.

À St. Malo, beau port de mer !


Il était alors quatre heures du soir.

Depuis le lever de l’aurore, la ville de St. Malo s’abandonnait à une joyeuse effervescence, car on avait signalé, la veille, l’arrivée d’un vaisseau.

Les habitants comptaient les heures qui devaient s’écouler avant que les officiers et les matelots de ce navire pussent descendre à terre ; et l’anxiété était d’autant plus grande, la curiosité d’autant plus excitée que c’était le Profond, commandé par d’Iberville, comptant plus d’un malouin dans l’équipage, qui arrivait d’une croisière glorieuse.

Parents, amis, négociants, fonctionnaires, teneurs de tavernes, hôtesses de mariniers se posaient des questions multiplies.

Contenait-il de grandes richesses, ce navire ? Quel mouvement la vente de cette cargaison prise sur l’ennemi jetterait dans les négociations commerciales ? Bien sûr, il venait en droite ligne de la mer des Indes ; alors il contenait dans ses flancs des épices rares, des matières précieuses ! Avec quelle joie les parents, les amis accepteraient un souvenir de cette campagne glorieuse ! Vive Dieu ! quels braves ! quels habiles marins que les nôtres !

La joie éclatait sur tous les visages, une joie franche, vraiment fraternelle.

Parmi ceux qui se pressaient sur les quais se trouvaient aussi des femmes anxieuses, des mères tremblantes. Le mari, le fils revenait-il ? Les dangers des batailles sont terribles et la mer bien cruelle ! Sans doute ces âmes tendues avaient promis bien des cierges à la Vierge ; mais Dieu les avait-il exaucées ? Les enfants s’agitaient dans leurs bras et couraient en avant.

De tous côtés, on voyait arriver le curieux.

Les violons se faisaient déjà entendre dans les guinguettes. Allait-on s’en donner aussitôt que le matelot serait débarqué !

De la porte de chaque cabaret s’ouvrant sur le quai venaient par bouffée des odeurs de cuisine grasse. Les filles, les bras nus jusqu’au coude, préparaient le couvert et riaient à l’avance de la gaieté des convives attendus.

Ah ! c’est qu’elles connaissaient les habitudes des marins et savaient qu’une fois à terre, les vieux de la cale éprouvent l’impétueux besoin de courir des bordées d’un autre genre.

Les airs du pays sonnaient comme des fanfares de guerre et à l’angle des rues les enfants dansaient, les chapeaux des jeunes filles se pavoisaient de rubans. Pas une fête à St. Malo n’égalait celle du retour d’un vaisseau vainqueur.

Le Profond cependant s’approchait majestueusement de la jetée. À bord la joie n’était pas moins grande.

Tout l’équipage était en liesse. Encore une fois, allait-on s’en donner dans le grand genre ! L’argent ne tenait pas au fond des poches, tous les doigts brûlaient de le jeter à tort et à travers en ripailles, en bal et en cadeaux. La course durait depuis près de deux années, ne fallait-il pas un dédommagement à ces braves ! Aussi comme ils le rêvaient complet et fastueux !

Quelques-uns, à bord, donnaient le ton et parmi ceux-là se faisait remarquer le vieux maître Cacatoès, toujours à cheval sur le beaupré dans les circonstances solennelles. Oh ! comme le bonnet gouverne dans les bonnes eaux, cette fois ! Comme la joue droite est bien enflée par l’énorme chique qui y a élu domicile depuis le matin !

D’Iberville est sur son banc de quart, entouré de ses officiers, à l’exception d’Urbain qui est assis près d’Yvonne et de son père sur la dunette !

Bientôt les amarres sont lancées et commence le débarquement. Ce sont d’abord les officiers de l’état-major et les passagers qui traversent la passerelle allant du navire au quai, aux acclamations de la multitude. Un moment après, c’est un groupe de matelots anglais qui paraît à son tour, la tête basse et la contenance humiliée.

Mais les vrais braves sont incapables d’une cruauté inutile. Nul ne songea à lancer une insulte à ceux qui, après s’être battus, avaient dû céder à l’entraînante valeur des marins d’Iberville.

Puis vinrent ceux-ci, Cacatoès en tête.

Ce fut alors dans cette foule composée d’éléments divers une exubérance de vie, un paroxysme de joie impossible à rendre. Ivresse de mères retrouvant sains et saufs les fils pour lesquels elles avaient prié ; bruyant bonheur des sœurs et des frères s’accrochant au bras du marin et lui faisant promettre de conter ses aventures à la veillée ; tendresse timide des fiancées en revoyant celui qui devait les conduire à l’autel ; félicité fière des jeunes femmes poussant les petits dans les bras du père, et lui persuadant qu’il devait prendre le chemin de la nichée au lieu de suivre les amis au cabaret.

Oh ! la bonne et franche joie populaire !

La foule battait des mains en voyant ces vainqueurs bons enfants ; l’entrain de leur allure leur créait des amis nouveaux.

Toute la nuit, dans la bonne ville de St. Malo, on entendit heurter des gobelets, remplir et vider des brocs ; toute la nuit les vrais caïmans, les bons vieux de la cale chantèrent, ou plutôt hurlèrent à plein gosier des chansons de circonstance. On en parla longtemps de l’arrivée du Profond et de la gaieté de ses marins.

Après avoir installé Yvonne et son père dans une des meilleures hôtelleries de la ville, Urbain était retourné au vaisseau.

Le lendemain matin, avant l’heure de rejoindre sa fiancée, le jeune homme accompagna d’Iberville au bureau de l’amirauté.

Quand Urbain se présenta à l’hôtellerie, Yvonne fut frappée de son air mystérieux et préoccupé.

— Vous est-il arrivé quelque chose de fâcheux, mon ami ? lui demanda-t-elle.

— Je ne saurais le dire, répondit-il. Dans tous les cas, jugez-en par vous-même :

Ce matin, en compagnie du commandant, je me présentai au bureau de l’amirauté. Aussitôt que mon nom — le nom que l’on veut me forcer à quitter, vous ne l’ignorez pas — eût été prononcé :

— « N’arrivez-vous pas de la Nouvelle-France ? me demanda un commis.

— « J’y étais du moins il y a un an ! lui répondis-je assez étonné.

— « Ce n’est pas une vaine curiosité qui me guide en vous faisant cette question, continua-t-il, en voici le motif. Parmi les dépêches qui nous sont arrivées par le dernier courrier de Paris se trouve une lettre adressée à M. Urbain Duperret-Janson, lieutenant de vaisseau, Québec, en la Nouvelle-France, lettre qui nous a été chaudement recommandée et…

— « Donnez ! fit-je en l’interrompant. C’est à moi que cette lettre est destinée.

Le commis fouilla pendant quelques instants dans de nombreux casiers poudreux, puis il finit par mettre la main sur un pli qu’il me remit et dont je brisai immédiatement le cachet.

L’écriture m’était inconnue, quoiqu’il me rappelât cependant avoir vu ces longs paraphes quelque part. Je courus aussitôt à la signature et l’éclair se fit dans mes souvenirs : c’était le notaire de mon bienfaiteur, le tabellion de la Belle-Jardinière qui m’écrivait…

« Aussitôt la réception de la présente, me disait-il, en quelqu’endroit que vous vous trouviez, quittez tout, affrétez même un navire pour vous transporter, s’il le faut, mais coûte que coûte, accourez au château de la Belle-Jardinière, il y va pour vous de votre avenir, du nom que vous portez. »

Si l’écriture de maître Raguteau n’était une garantie de l’authenticité de cette lettre, je croirais à une mauvaise plaisanterie des amis que j’ai quittés à Paris ! Mais malgré qu’il me soit impossible de m’expliquer ce qui m’arrive, le doute n’est pas permis. Que dois-je faire ? »

— Mais, mon ami, reprit la jeune fille, il n’y a pas d’alternative : il faut partir… le plus vite possible… ce soir même, si c’est nécessaire.

— Mais vous ?

— Vous savez que nous partons aussi dans quelques jours pour un village près de LaRochelle où nous avons des parents… en attendant que nous puissions passer de nouveau au Canada.

— Yvonne ! fît Urbain en prenant la main de la jeune fille, c’est peut-être au-devant de la fortune que je vais courir… une fortune colossale, inespérée ; mais quoiqu’il arrive, riche ou pauvre, rappelez-vous toujours, dites-vous bien que votre fiancé n’a qu’une parole et qu’il n’aime que vous !…

— Je vous crois mon ami ! répondit simplement la jeune fille.

— Partez, allez trouver ces parents dont vous venez de me parler. Attendez-y les événements et mon retour avant de prendre une décision. Surtout ne doutez pas de moi. Dans quelques jours, quelques semaines tout au plus, j’irai vous y rejoindre.

Le même soir Urbain prenait la route de Rennes pour se rendre au château de la Belle-Jardinière, situé à quelques lieues de la ville, où nous le précéderons de quelques heures.