C. Darveau (p. 224-229).

XXV.

Le naufrage.


L’équipage du Pélican eût double ration ce soir-là en l’honneur des nouveaux venus. Tandis que notre ami Cacatoès, mis en verve par un petit doigt d’eau-de-vie, bonnet bien planté sur l’extrémité de l’occiput, fait les délices des babordais et des tribordais couchés sur le gaillard d’avant, Yvonne raconte à son fiancé ses aventures depuis qu’elle l’a quitté.

Il serait inutile pour nous d’essayer un seul instant de donner une pâle idée du bonheur qui fait battre le cœur des deux jeunes gens.

C’est par des alternatives de joie, d’orgueil, de crainte, d’indignation que passe Urbain à mesure que la jeune fille déroule devant ses yeux les malheurs, les souffrances et les quelques jours de tranquillité qu’elle a connus depuis son enlèvement par les sauvages.

— Et vous n’avez pas hésité à vous embarquer sur ce mauvais bateau ? On vous avait donc caché le danger d’une pareille tentative !

— Je le connaissais, mon ami, mais la mort mille fois plutôt que de vivre plus longtemps dans cet affreux pays !…

— Puis, ajouta-t-elle après quelques instants de silence en baissant les yeux, n’était-ce pas la seule chance qui s’offrait de vous retrouver ?…

— Chère Yvonne ! répliqua Urbain attendri, comment vous rendre assez heureuse pour payer ce mot-là ? Mais continuez votre récit.

— Le lendemain de notre départ reprit la jeune fille, nous avions complètement perdu de vue la terre de New-York.

« Pendant quinze jours, nous naviguâmes ainsi, tantôt longeant les côtes quand nous les supposions inhabitées, tantôt au large, de crainte d’attirer l’attention sur nous, quand nous étions dans le voisinage des régions habitées.

« Nous commencions cependant à ressentir un vague sentiment d’inquiétude. D’abord nos vivres se consommaient avec une rapidité alarmante, et c’est à peine si, en diminuant la ration de moitié, il nous en restait pour une quinzaine encore. Nous avions bien une boussole, mais l’absence des cartes nécessaires nous empêchait de déterminer d’une manière précise l’endroit où nous nous trouvions.

« D’après les calculs de M. Villedieu et d’après aussi la distance parcourue, nous aurions dû avoir atteint déjà un port ami. Il n’est pas besoin de vous assurer néanmoins que ces appréhensions m’étaient cachées autant que possible.

« Un soir en doublant une pointe, nous aperçûmes la silhouette d’un gros village dans le lointain. Je crus que nous arrivions au port, c’est-à-dire dans la Nouvelle-France. Mais M. Villedieu, qui a navigué dans tous ces parages, vint bientôt nous enlever nos illusions.

« Il fallut donc s’éloigner du rivage et prendre la haute mer. Le vent soufflait alors avec assez de violence ; mais vers minuit il tourna à la véritable tempête.

« Que vous dirais-je ? Au jour, notre frêle pinasse dansait sur d’immenses vagues qui se perdaient à l’horizon. Pendant cinq jours, nous fûmes ainsi ballottés, secoués et c’est un miracle que nous n’ayons pas été engloutis dans l’abîme.

« Enfin, dans la journée du sixième jour, Pierre nous signala une voile à l’horizon et nous lui fîmes des signaux de détresse.

— Si c’était un vaisseau français ! m’écriai-je avec joie.

— Ne vous réjouissez pas trop vite, mademoiselle, me répondit M. Villedieu, à l’apparence, je juge que c’est plutôt un anglais.

— Alors, c’est la captivité sans retour…

— Peut-être, si le vaisseau va aux colonies anglaises ; mais s’il vogue vers l’Angleterre, nous avons plus de chance de retourner bientôt au pays.

« Bref, mon cher Urbain, continua la jeune fille, une chaloupe se détachant du navire vint nous recueillir non sans difficultés, et quelques heures après, nous recevions à bord de l’Hudson Bay les soins les plus empressés de la part des hommes de l’équipage.

« Nous n’avions fait que changer de prison. Nous apprîmes que le vaisseau sur lequel nous avions été recueillis se dirigeait vers ces parages, et j’étais bien loin alors d’espérer que je vous y retrouverais avec la délivrance. »

Un matelot vint en ce moment prévenir le jeune homme que le commandant le demandait sur le pont.

— Qu’est-ce ? fit-il avec une contrariété qu’il ne put dissimuler.

— Il y a, mon lieutenant, que le navire chasse sur ses ancres.

— J’y cours ! reprit Urbain.

Puis s’adressant à la jeune fille :

— Couchez-vous, Yvonne, dit-il, là, dans cet appartement que le commandant a mis à votre disposition. Ne vous inquiétez point si vous entendez du tapage sur le pont et rappellez-vous bien qu’ici, entourée de tous ceux qui vous aiment, il n’y a plus de danger possible… Je vais vous envoyer votre père.

La jeune fille lui sourit et se dirigea vers l’appartement, tandis qu’il s’élançait sur le pont.

La nuit s’était annoncée orageuse, aussi le Pélican et l’Hudson Bay avaient jugé prudent de quitter les environs de la rade, qui ne sont pas sûrs, pour aller se mouiller au large.

Cette précaution fut inutile cependant : le vent prit avec une violence extrême, les câbles des ancres se rompirent, et quoique put faire d’Iberville pour se soutenir, les deux bâtiments furent jetés à la côte et s’échouèrent à l’entrée de la rivière Sainte-Thérèse.

Le lendemain matin, les équipages se sauvèrent à terre et emportèrent ce qui était nécessaire pour l’attaque du fort Bourbon.[1]

Les vivres manquaient et on n’en pouvait obtenir que par la prise du fort. Sur ces entrefaites, arrivèrent les trois autres vaisseaux français. Ils avaient enduré la tempête au large et avaient pu résister à sa violence sans éprouver de dommages considérables.

Cette jonction procurait des vivres à d’Iberville en même temps qu’elle lui offrait un surcroît de forces plus que suffisant pour la prise du fort.

Le dix septembre, il fit mettre à terre des mortiers, des bombes, et fit dresser des batteries. À peine eût-il commencé à canonner le fort, que le commandant, le sieur Henry Baily, qui probablement n’attendait que cela, fit battre la chamade et offrit de se rendre aux conditions suivantes, qui furent acceptées par d’Iberville : que les officiers et les soldats conserveraient leurs effets, qu’ils sortiraient avec les honneurs de la guerre et qu’ils seraient renvoyés en Angleterre.

D’Iberville prit possession de sa conquête et, après avoir tout réglé, s’embarqua pour l’Europe sur le Profond.

Il laissa le commandement au sieur de Sérigny qui attendait qu’on eût réparé les avaries de son navire, le Palmier.

L’année suivante, Sérigny, à son tour, repassa en France, après avoir remis le commandement du fort au sieur de Martigny.

Le fort Bourbon resta à la France jusqu’à la conclusion de la paix d’Utrecht qui cédait Terreneuve, la Baie d’Hudson et l’Acadie à l’Angleterre.

Cependant, se rendre à Québec de la baie d’Hudson n’était pas alors chose facile, surtout pour une femme, à moins qu’on ne fit le trajet à bord d’un vaisseau. Or, d’Iberville avait reçu instruction aussitôt après la prise du fort Bourbon de se rendre en France.

Comme nous venons de le dire, le navigateur canadien mit son pavillon sur le Profond et y transporta l’équipage du Pélican. Après conseil, il fut arrêté que le père Kernouët, Yvonne et Pierre Dumas prendrait passage à bord du Profond, quitte à revenir au Canada par le premier vaisseau qui partirait de France.

  1. Ferland