C. Darveau (p. 204-214).

XXIII.

Le combat.


La surprise des Anglais, — qui, le voyant seul contre trois se flattaient de l’enlever facilement — la surprise des Anglais, disions-nous, fut grande quand ils s’aperçurent que d’Iberville allait les attaquer.

On se rappellera, en effet, que le capitaine du Pélican n’avait que cinquante canons et à peine cent cinquante hommes en état de combattre.

Les navires auxquels il allait faire face étaient le Hampshire, portant cinquante-six canons, le Hudson Bay, de trente-deux et le Derring, de trente-six.[1] Cinquante canons pour répondre à cent vingt-quatre !…

Quand d’Iberville monta sur son banc de quart, tout était en activité sur le pont. Les marins montaient de la cale des amas de grenades et les amoncelaient à des postes divers.

À côté des canons de bronze se rangeaient les canonniers et leurs servants.

Les piques, les haches, les sabres étaient distribués. On partageait les mousquets et les cartouches.

Le gaillard d’arrière et celui d’avant se couvraient de combattants attendant avec impatience le signal de l’attaque.

Ce n’était pas seulement sur le pont que devait se passer l’action meurtrière : les hunes et les vergues se changeaient en citadelles. Les marins gagnaient avec des cris de joie ces postes aériens.

Cacatoès, toujours aimable, que c’était à se demander, suivant l’expression populaire, s’il ne sentait pas sa mort, Cacatoès à son poste, près du grand mat, multipliait les conseils aux trois jeunes mousses du bord à l’éducation desquels il s’était dévoué.

— Mes petits, leur disait-il, vous n’avez pas aujourd’hui de besogne bien difficile. À chacun suivant son âge et son expérience. Mille barbasses ! vous avez lancé des boules de neige et fait faire des ricochets dans l’eau en tirant des cailloux, pas vrai ?

— Oui, maître ! répondirent les trois mousses.

— Et même que je vise crânement bien, sans me vanter ! ajouta Fanfan.

— Nous verrons cela, mon garçon. Vous resterez tous les trois dans cet amas de grenades, c’est la consigne. Les canons feront un bruit d’enfer ; les boulets et la mitraille pleuveront autour de vous, ce n’est rien ! Et puisque c’est votre première campagne et que la peur peut essayer de vous attraper, mes agneaux ! attrapez-là, vous autres et dites-vous : le plus que ça peut faire, c’est de trancher l’écoute, comme qui dirait cracher sa langue !…

Restez-là, car un poste, c’est sacré ! Et le temps que durera la bataille, vous lancerez des grenades sur l’Anglais que Dieu confonde. Avez-vous compris ?

— Oui, maître.

— Et vous jurez d’obéir ?

— Nous le jurons, maître.

— Si vous tenez votre parole, foi de matelot, vous passerez novices… Tout de même, mes petits ! faites un vœu à la Bonne Ste-Anne de Beaupré qui vaut bien Notre-Dame-d’Auray… l’affaire sera chaude.[2]

Le Pélican continuait fièrement sa course. Mais la quantité de toile déployée constituait même un danger pour ce navire. Ce danger cependant était moindre que celui d’être complètement cerné. En effet, la marche des vaisseaux, quoique généralement supérieure, demeurait inégale. Les uns marchaient plus vite, les autres marchaient avec plus de lenteur.

Cependant, ceux qui étaient distancés faisaient force de voiles, obéissant au commandement du chef de la flottille, mais leurs tentatives ne devaient point être couronnées d’un égal succès.

Cette différence dans la marche fut bientôt constatée par d’Iberville dont une lueur d’espoir envahit le cœur.

En distançant ses ennemis, peut-être pouvait-il les combattre tour à tour.

Si grande était sa bravoure, si complète sa confiance dans les marins qui l’entouraient, qu’il garda le sang-froid nécessaire pour la lutte et communiqua à tous sa fermeté et sa résolution.

— Mon vieux caïman, dit le capitaine à Cacatoès qui se trouvait auprès de lui, il faut lestement enlever la victoire sur le premier qui cherche à nous barrer la route. Il faut que ce navire n’ait pas le temps de se reconnaître au milieu de l’ouragan de fer qui va pleuvoir autour de lui.

Si le Pélican était un vaisseau de haut-bord, nous tenterions les chances d’un combat naval en règle et les canons se parleraient de sabord à sabord. Mais nos navires de course, frêles de coque et chargés d’une artillerie légère, doivent éviter les canonnades qui endommagent les vaisseaux et les coulent souvent à pic. Nous en répondons au roi.

Évoluons donc avec une rapidité vertigineuse ; emparons-nous, s’il est possible, de ce navire du diable ; mais quand il devrait périr et disparaître à jamais, hâtons-nous de terminer l’affaire, la vie de tous dépend de notre promptitude, de même que le salut du Pélican.

Cours dans la batterie, donne l’ordre de pointer à couler bas et reviens prendre ton poste : nous allons virer dans un instant !

— Soyz tranquille, mon commandant !

D’Iberville était le plus habile manœuvrier de son temps, avons-nous dit. Ce titre ne lui a jamais été contesté.

Avec son habilité ordinaire, il avait su conserver le vent. Il crut le moment favorable pour en profiter.

Il arriva tout court sur les deux premiers navires, le Hampshire, qui se trouvait le plus rapproché, et le Hudson Bay, et leur envoya plusieurs bordées de fort près pour les désemparer.

Puis embouchant son porte-voix :

— Pare à virer ! cria-t-il.

Les matelots se précipitèrent aux manœuvres, avec une précision, un ensemble, qu’on les aurait crus à bord d’un vaisseau-école dans le port de Brest.

— Envoie à virer ! retentit de nouveau au milieu du sifflement du vent dans les cordages, la voix d’Iberville.

Le vaisseau vint dans le vent avec la docilité d’un cheval de cirque, fit son abattée et prit sa course à la poursuite du Hampshire qu’il rangea sous le vent.

— Pointez à couler bas ! jusqu’à la gueule ! feu !

Ce commandement avait à peine retenti, qu’un nuage de fumée enveloppa le Pélican, tandis que la membrure du vaisseau était secouée dans toutes ses parties.

Aussitôt que le vent eût dissipé la fumée, l’équipage aperçut le navire anglais qui plongeait de l’avant, puis de l’arrière, puis tournait sur lui-même comme un chien qui court après sa queue, puis plus rien qu’une immense clameur qui s’éteignit bientôt dans les flots.

La mer venait de se refermer pour toujours sur le Hampshire englouti avec tout son équipage.

Le coup avait été si prompt, que les marins du Pélican restèrent mornes et sombres. Pas une seule acclamation, pas un cri de victoire !

C’est que, eût-on donné la mort toute sa vie, on ne voit pas stoïquement disparaître ainsi son semblable sans que de terribles réflexions se présentent au cœur et à l’esprit.

— Pare à virer !

Ce commandement vint sortir l’équipage de sa torpeur, et quand le navire eût repris sa course, alors les cris de joie retentirent parce que l’espoir était entré de nouveau dans les cœurs.

Derechef d’Iberville courait à l’ennemi et voulait en finir de suite avec l’Hudson Bay avant que le Derring put le rejoindre.

Le commandant s’approcha d’Urbain qui n’avait pas quitté d’un instant son poste de combat.

— N’est-ce pas fantasmagorique qu’un désastre comme celui-là ! dit-il au jeune officier. Je n’aurais jamais espéré un tel résultat. Eh bien ! mon cher Urbain, nous en rappellerons, et si le troisième navire nous donne seulement une heure de répit, je crois pouvoir assurer que nous nous présenterons dans la baie avec une ou deux prises à la remorque.

— Certes, mon commandant, répondit le jeune homme, l’officier qui a la charge de ce vaisseau ne me paraît pas bien fort, et s’il conserve la même allure, nous avons bien deux heures à nous.

— Dieu le veuille ! fit d’Iberville,

— C’est cause à la bonne Ste-Anne ! dirait Fanfan à ses camarades toujours au pied du grand mat. Aussi je lui promets un cierge long comme Cacatoès.

Le Pélican marchait avec rapidité. D’Iberville avait l’intention de renouveler à l’adresse de l’Hudson Bay la manœuvre qui avait détruit le Hampshire.

Toutes mesures de précaution cependant avaient été prises pour un abordage, s’il était impossible de l’éviter.

Du fond de la cale, on avait monté les grappins d’abordage liés à leurs chaînes de fer.

Lorsqu’il se fut assuré que rien ne manquait de ce que la prudence ordonnait, d’Iberville fit forcer encore la marche du navire qui, favorisé par le vent, devait s’abattre comme un vautour sur sa proie.

La manœuvre échoua cependant. Instruit par la terrible expérience du Hampshire, le commandant du vaisseau anglais loffa au moment où le Pélican se mettait en position pour lancer sa bordée, pour arriver ensuite et rendre l’abordage inévitable.

Avec ses cinq cents hommes d’équipage, le commandant de l’Hudson Bay se croyait bien sûr d’avoir raison facilement des cent cinquante hommes de d’Iberville.

Brusquement, avec un bruit sourd, suivi d’un craquement de toute leur membrure, les deux vaisseaux se heurtèrent. Les marins du Pélican poussèrent un formidable hourra.

Au même instant, et comme si une avalanche de fer tombait du ciel, les grappins d’abordage s’abattaient sur le vaisseau anglais.

Les deux navires, désormais accouplés, allaient devenir le théâtre d’une lutte sanglante et mortelle.

D’Iberville, suivi d’Urbain, s’élança le premier sur le pont de l’ennemi :

— À moi, les enfants ! cria-t-il d’une voix de stentor.

Les matelots se précipitèrent à sa suite.

Ce fut vraiment une grande et mémorable lutte. Un combat de Titans défendant leur drapeau contre un ennemi non sans valeur. Les gueules des mousquets crachaient la mort dans les masses compactes ; les haches d’abordage, maniées par les hardis marins canadiens, faisaient de larges trouées, crevant les poitrines, fendant les crânes, abattant bras et jambes…

Le sang ruissèle sur le pont, les pieds glissent dans des flaques rouges. Chaque blessure devient mortelle ; le pont s’accumule de blessés trop faibles pour se relever, de mourants que les combattants piétinent sans pitié. Les grenades lancées par les mousses éclatent sous les pieds des lutteurs. Canadiens et Anglais sont atteints à la fois.

Au-dessus des piques éclate sans interruption une mousqueterie formidable.

Cependant d’Iberville, qui combattait au premier rang, sur la dunette de l’ennemi, ne tarda pas à se trouver enveloppé. Ses pistolets n’avaient plus de balles et le temps manquait pour les recharger.

Il saisit une hache d’abordage et la fit tournoyer autour de sa tête avec une habileté et une furie qui, durant quelques minutes, le sauvèrent. À sa bravoure, le capitaine du vaisseau anglais devina que ce devait être le commandant si redouté. À la tête de vingt hommes, il s’élança à sa rencontre et ne put l’atteindre protégé qu’il était par le tournoiement fulgurant de son arme.

Cependant, il allait lui devenir impossible de lutter contre tant d’adversaires, quand un homme s’élança à ses côtés.

Celui-là n’avait à la main qu’une barre de fer, mais si lourde que des marins ordinaires l’auraient à peine soulevée. Maniée par Cacatoès, dont la force des muscles était proverbiale, ou le sait, elle semblait légère comme une baguette ; mais l’ennemi s’aperçut bientôt qu’elle fendait les crânes comme une massue, et brisait d’un seul coup les membres. Les sabres s’ébréchaient à son choc. Elle roulait avec une rapidité folle, remplaçant à elle seule un groupe de défenseurs.

D’instant en instant, Cacatoès soufflait un hon ! et un ou plusieurs hommes tombaient. Il y eut bientôt une véritable hécatombe autour de lui.

Repoussé par cette attaque furieuse, l’équipage anglais s’était massé sur le gaillard d’arrière. Dégagés un instant, d’Iberville et Cacatoès, suivis de quelques matelots, allaient recommencer, quand le cri suivant, lancé par une voix de stentor, retentit au-dessus du bruit de la lutte :

— Ventre à terre !…

Les Canadiens reconnurent la voix d’Urbain et obéirent au commandement.

Aussitôt se fit entendre une forte détonation à laquelle répondit un immense cri de douleur et de rage à l’arrière du vaisseau.

Urbain, aidé de Kernouët et de quelques matelots, avait réussi à tourner un canon placé sur le gaillard d’avant, qui, chargé à mitraille jusqu’à la gueule, venait de semer la mort dans les rangs anglais et mettre fin au combat.

  1. Est-il besoin de rappeler au lecteur que tous les détails consignés dans ce livre sont de la plus grande exactitude historique.
  2. La Bonne Ste Anne de Beaupré, dont le pèlerinage est si célèbre aujourd’hui, était déjà en honneur à cette époque parmi les Habitants de la colonie.

    Nous lisons en effet dans le « Petit Manuel du Pèlerin, » publié par l’abbé D. Gosselin en 1879, les lignes suivantes :

    « La Bonne Ste Anne fut si prodigue de ses faveurs pendant les années qui suivirent la fondation de l’église, en 1660, que la vénérable Mère de l’Incarnation, dans une lettre à son fils, du 30 septembre 1665, lui parle des grandes merveilles opérées par cette sainte, dans une église située à sept lieues de Québec, dans un bourg appelé le Petit Cap. »

    « En 1668, M. Morel, missionnaire chargé de la desserte de cette paroisse, fit un recueil des guérisons qui s’y étaient opérées, et que monseigneur de Laval déclara après examen, être conformes à la vérité. Il terminait son jugement en confessant que rien ne l’avait plus aidé dans sa charge que la dévotion des habitants du pays à la Bonne Ste Anne. »

    Ce document se trouve dans les archives du Séminaire de Québec et une copie, par les soins de M. l’abbé A. Gauvreau, a été déposée au sanctuaire de la grande Thaumaturge.

    (Note de l’auteur.)