C. Darveau (p. 192-203).

XXII.

La dernière chance d’Iberville.


En arrivant à la porte du carré du commandant, Cacatoès lança un hum ! sonore, afin de signaler sa présence, puis il frappa discrètement. Ne recevant aucune invitation, il poussa le bouton de la porte, l’entr’ouvrit et passa la tête dans l’entre-baillement.

D’Iberville était à demi-couché sur une immense carte marine piquée en différents endroits de nombreuses épingles. Debout, à quelque distance Urbain, silencieux, suivait l’étude de son chef.

La porte, en se refermant, attira l’attention du commandant qui releva la tête.

— Avance ici ! vieux ! dit-il au matelot.

Cacatoès obéit sans dire un mot et resta planté devant son chef, le bonnet à la main, dans une posture respectueuse.

— Vieux ! lui dit d’Iberville, depuis combien de temps naviguons-nous ensemble ?

— Dame ! mon commandant, c’est pas à dire, il y a bien des années que nous bourlinguons ensemble, puisque c’est moi qui vous ai appris à distinguer un mat de misaine d’un mat d’artimon.

— Oui, vieux, il y a vingt-trois années — j’avais quatorze ans — et il y a vingt-trois années que j’ai appris à te connaître, car nous nous sommes peu quittés. Eh bien ! je te tiens pour un matelot fini, dont les conseils ne sont pas à dédaigner dans les circonstances, extraordinaires.

Par bonheur Cacatoès avait eu la précaution d’ôter sa chique avant d’entrer ; car, certainement, il l’eût avalée, tant l’émotion le gagna…

Il allongea le corps, qui prit l’apparence d’un cordage noir étiré, roula ses petits yeux et porta la main à son gosier, témoignage non équivoque du contentement que la confiance du commandant lui causait.

Si Cacatoès était loquace avec ses camarades, dans ses moments de bonne humeur, alors que le bonnet de laine gouvernait bien, en face de ses supérieurs il était d’une timidité excessive et ne trouvait guère autre chose, pour exprimer sa pensée, qu’une longue série de jurons sonores.

Hélas ! faut-il le constater en passant ? Les descendants de tous les Cacatoès du pays n’ont pas rompu avec la tradition et les terriens, sous ce rapport, ne leur en cèdent pas d’avantage.

Hâtons-nous d’ajouter cependant, qu’en cette circonstance, par respect pour son chef, Cacatoès se contenta d’exhumer du fond de son gosier un hum ! à faire trembler les vitres du grillage,

— Tu comprends, vieux, reprit d’Iberville, et vous aussi, Urbain, qu’il était de mon devoir tout à l’heure, devant l’équipage, de parler comme je l’ai fait. Mais ici, mes amis, il faut tenir un autre langage et ne pas se dissimuler l’horrible vérité… Je croîs le navire perdu !… C’est un conseil de guerre que nous tenons. Que pensez-vous qu’il faille tenter pour le sauver ?

— Que toutes les mille barbasses !… s’il y en avait que deux !… murmura Cacatoès.

— La situation est simple, continua d’Iberville. Pas de secours possibles de terre puisque le fort Bourbon est occupé par les Anglais. Au large, trois navires de haut-bord qui nous barrent la route et qui nous empêchent de prendre chasse. Contre au-delà peut-être de deux cents canons et de mille à douze cents hommes d’équipage, je n’ai à opposer que les cinquante canons du Pélican et mes cent cinquante Canadiens.

— Si encore, il y en avait seulement un de moins… murmura de nouveau Cacatoès.

— Une seule chance nous restait pour éviter un combat ridiculement inégal, reprit le commandant : celle d’appuyer sur tribord et de mettre bravement le cap sur le fort Bourbon ; mais celle-ci vraisemblablement nous échappe aussi, car il doit y avoir là d’autres vaisseaux anglais. Donc, le Pélican est pris entre deux feux.

— Cré mille millions de carcasses !… et dire qu’ils sont trois !…

— Donc, poursuivit d’Iberville, avec un calme superbe en telle occurrence, le navire peut-il lutter ?

Ses deux interlocuteurs gardèrent un silence solennel, que troublait seul les vagues en courroux se brisant sur la carène du vaisseau et le sifflement du vent dans les cordages.

— Le navire peut-il lutter ? reprit le commandant. Voyons, parlez sans crainte, mes amis, je vous y invite, je vous le commande au besoin… Vous, d’abord, Urbain, qui représentez l’état-major ; toi, Cacatoès, réponds au nom de l’équipage. Vous connaissez la situation, que reste-t-il à faire ?

— Mon commandant, dit l’officier ainsi interpellé, je vais vous dire, puisque vous me l’ordonnez, ma pensée toute entière : dans mon âme et conscience, je crois que le navire n’a aucune chance de salut.

— Quoi ? s’écria le vieux matelot, oubliant tout respect et saisissant le poignet du jeune officier, le Pélican se laissera amariner sans lutter ? Il baissera son pavillon devant l’Anglais comme un failli chien… Oh ! mon commandant !…

D’Iberville bondit sur le vieux matelot qu’il saisit à la gorge.

— Que chantes-tu là, vieux caïman de malheur ? dit-il, le Pélican amener son pavillon quand c’est d’Iberville qui le commande !

— Je dis… je dis… grommela Cacatoès, que si on ne lutte pas…

— Pas lutter ! poursuivit d’Iberville, quand il y a Anglais en avant ! Anglais derrière ! Il s’agit de vendre sa peau le plus cher possible, voilà tout. Réponds, Cacatoès. Je sais que tu as plus d’un tour dans ton sac : le Pélican a-t-il une seule chance d’échapper au désastre ? Réponds sans ambage.

— Dame ! mon commandant, il est sûr et certain que si j’en connaissais tant seulement la queue d’une…

— Ainsi tu n’en connais pas ?

— Non, mon commandant.

— Ainsi, le Pélican est bien perdu ? Il sera pris ou coulé par l’Anglais ?

Urbain et Cacatoès baissèrent la tête sans répondre.

— C’est bien, mes amis, reprit d’Iberville ; c’est tout ce que je voulais savoir. Je suis libre d’agir maintenant et j’agirai, soyez en sûrs, de manière à sauver l’honneur du pavillon et le mien… Pas un mot de la scène qui vient de se passer… Si mes braves matelots doivent succomber ici, je veux qu’en mourant pour la France et le roi, ils croient laisser après eux la victoire. Si l’un de vous en échappe, je veux aussi — c’est un désir bien légitime, n’est-ce pas, ô mon Dieu ? — qu’il explique ma conduite et qu’il soit le gardien de ma mémoire contre laquelle il ne puisse planer l’ombre d’un soupçon.

Nous ferons tous notre devoir, mes amis. Je vous remercie de m’avoir compris. L’heure est solennelle, je devrais dire mortelle… En face d’un imminent danger d’où peut-être personne ne sortira, à l’heure des grands désastres, il est une coutume suivie par le maître du bord qui écrit un document signé par tous ses officiers, constatant les dangers de la situation, l’imminence de la perte du navire. Ce testament suprême, roulé par la vague, se trouve quelques jours jeté sur la plage… On apprend alors comment sont morts des braves que le devoir ne vit point pâlir… Je l’ai écrit, ce document qui a déjà reçu la signature de votre collègue, Urbain. Nous le confierons à la mer, tandis que nous remettrons notre sort à Dieu.

D’Iberville lut alors, au milieu d’un silence qui empruntait quelque chose de lugubre, le document suivant :

« Aujourd’hui, ce cinquième jour de septembre, dans l’année de Notre-Seigneur mil six cent quatre-vingt-dix-sept, à bord du vaisseau du roi le Pélican, moi, capitaine du navire, je rédige cette note afin que le roi et nos parents, amis, apprennent un jour, si nous devons succomber dans le combat que nous allons livrer dans un instant, quels événements se sont passés.

« À peine entrés dans la Baie d’Hudson, trois vaisseaux de ligne, comprenant une force considérable, nous barre le passage au nord et nous laissent pris entre deux feux. La mort, une mort presque certaine nous attend. Nous allons accepter le combat ! »

Après avoir hésité quelques instants, le commandant reprit :

« Nous ferons notre devoir en Français, en Canadiens.

« Priez pour les morts ! Nous nous confions à la Providence, sans croire qu’il soit humainement possible de n’être point écrasés par le nombre : dix contre un ! »

« (Signé) Pierre Lemoyne d’Iberville,
« Capitaine du Pélican. »


Sur un signe, Urbain et Cacatoès s’approchèrent de la table et apposèrent leur signature.

Toujours au milieu du silence, d’Iberville enferma cette pièce dans une bouteille, la boucha et la cacheta à ses armes, ouvrit un hublot et la lança dans la mer.

— Maintenant, remontez sur le pont, fit-il en s’adressant au jeune officier, veillez aux manœuvres et observez la marche de l’ennemi, je vous rejoindrai tout à l’heure.

— Attendez, reprit-il comme Urbain allait mettre la main sur le bouton de la porte. Donnez-moi la main, mon ami, et comme il peut arriver que l’un de nous soit tué pendant l’action, laissez-moi vous dire que vous êtes un brave et digne marin et que… je vous aime comme mon fils !

Et d’Iberville qui ne prodiguait pas les éloges et les caresses saisit la main du jeune homme et l’attira sûr son cœur. Presque honteux d’avoir laissé soupçonner la sensibilité de ce cœur, il le repoussa brusquement et lui dit ce seul mot : — Allez !…

— Nous mourrons tous dignes de vous, commandant ! fit le jeune officier en saluant son chef, et il s’élança sur le pont.

D’Iberville resta quelques instants immobile, les yeux fixés sur la porte. Il y avait une larme sous ces paupières basanées par la mer et noircies par la poudre. Puis semblant secouer les pensées sombres qui envahissaient son cerveau, il poussa un soupir et murmura :

— Pauvre enfant ! ce sera mourir bien jeune !… Bah ! après tout ce sera une belle mort, la fin d’un vrai loup de mer, d’un brave !

En se retournant, il aperçut notre ami Catatoès assez embarrassé de sa contenance, se dandinant sur ses jambes pour suivre le tangage du vaisseau qui augmentait de minute en minute.

Le vieux maître n’était pas resté insensible à une scène aussi attendrissante et ses écubiers, comme il aurait dit dans son pittoresque langage, c’est-à-dire ses yeux, embarquaient larmes sur larmes.

D’Iberville l’observa quelques instants en silence, puis s’approchant tout près et le regardant dans les yeux

— Tu pleures, toi, vieux caïman ? dit-il au matelot,

— C’est pas vrai, mon commandant… c’est-à-dire, pardon, excuse… c’est… Ah cré mille millions de n’importe quoi !… s’ils n’étaient que deux…

Et le vieux contre-maître lança un furieux coup de poing sur son bonnet qui prit les formes les plus fantastiques.

— Tu l’aimes donc ton lieutenant ? reprit d’Iberville.

— Comme le nœud aime la garcette, mon commandant.

— Eh bien ! tu vas me jurer que si je suis tué, tu veilleras sur ce jeune homme.

— Oui, mon commandant.

— Et que, moi tué… Bah ! continua-t-il, à quoi bon ! Prisonnier des Anglais… la captivité, les souffrances de toutes sortes en perspective… mieux vaut boire ensemble à la grande tasse.

— Cré nom de nom d’un nom ! maudits anglais de malheur ! et dire qu’ils sont trois……

— Écoute, vieux ! dit tout-à-coup d’Iberville en s’arrêtant. Tout à l’heure, devant Urbain, je n’ai pas lu en entier le document que je viens de jeter à la mer. Voici la partie que je lui ai cachée. Et prenant son livre de bord, il lut les lignes suivantes :

« Je ne veux pas qu’un vaisseau placé sous mes ordres tombe au pouvoir des Anglais ; c’est pourquoi je suis résolu, au dernier moment, de me faire sauter avec tout mon équipage. Au commencement de l’action, je place Cacatoès, un vieux brave, dans la sainte-barbe, chargé de mettre le feu aux poudres. »

Un éclair d’orgueil passa dans les petits yeux du matelot. Les gladiateurs romains saluant César avant d’entrer dans l’arène s’écriaient : « Morituri te salutant ! » Cacatoès se contenta de dire, paroles sublimes dans sa bouche dans un tel moment :

— Merci bien, mon commandant !….

— Viens, ajouta d’Iberville.

Ouvrant alors la porte de la cabine qui lui servait de chambre à coucher, il y pénétra suivi du matelot, enleva deux planches du tillac et montrant l’ouverture :

— C’est par là, dit-il, que je puis descendre à la soute aux poudres. Tu vas t’asseoir sur ce coffre, et dès que tu entendras les premiers coups de canon, tu allumeras ta pipe. M’as-tu bien suivi ?

— Oui, mon commandant.

— Bien. Dès que les canons auront fini de parler, tu secoueras les cendres chaudes de ta pipe au-dessus de cette ouverture. As-tu compris ?

— Mon commandant…

— Tu vas me jurer d’accomplir fidèlement mes ordres et…

— Ah ! mon commandant…

— Comment ! tu as peur ? dit d’Iberville stupéfait en face de l’hésitation du vieux maître.

— Peur !… Ah ! mon commandant ! Peur ! moi ? Un autre que vous aurait déjà avalé sa gaffe…

Et Cacatoès, dans son indignation, porta la main à sa gorge pour rétablir la circulation un moment interrompue.

— Alors pourquoi hésites-tu ? Pourquoi ces réticences ?

— Mon commandant, vous voulez que je m’affale sur cette boîte, que je reste là comme un lascar, tandis que les camarades se drosseront le tempérament et se donneront le dernier coup de torchon ? Impossible, mon commandant, je faillirais à mon serment. Après, je dis pas.

— Si tu es tué ?

— Dame ! c’est pas l’embarras… ils sont trois.

— Voyons, jures-tu ?

— Après ou vers la fin du bal, oui, mon commandant ; mais avant, non, je peux pas.

D’Iberville vit bien qu’il ne vaincrait pas la résistance du vieux maître.,

— Au moins me jures-tu, dit-il, que le moment arrivé, tu n’hésiteras plus et que…

— As pas peur ! mon commandant, les goddem la danseront avec nous s’ils viennent à l’abordage, c’est juré…

D’Iberville prit la main du maître qu’il serra fortement.

— Bien, vieux ! dit-il, bien, très-bien et merci.

— Y a pas de quoi, mon commandant.

— À ton poste, maintenant, et motus pour tout le monde, même à Urbain, tu comprends ?

— Oui, mon commandant.

D’Iberville ouvrit la porte et s’élança sur le pont, suivi de Cacatoès.

— Et dire, grommelait celui-ci, qu’ils sont trois et…

Le reste de la phrase se perdit dans une longue kyrielle des jurons les plus sonores que le vieux maître put trouver dans son immense répertoire. En passant près du mousse Fanfan, celui-là même qu’il avait la coutume de caresser d’une si drôle de façon :

— Veux-tu du tabac, petit ? dit-il à l’enfant en lui présentant sa blague ouverte.

Le mousse resta bouche béante en face du sourire bienveillant du vieux maître qui portait son bonnet plus relevé que jamais :

— La brise adonne ! murmura l’enfant. Mais faut-y que maître Cacatoès croit qu’on va se bûcher pour qu’il soit si aimable que ça !