C. Darveau (p. 61-71).

VI

Exploits d’Iberville.


Notre but unique, en écrivant ces lignes, est de faire aimer et connaître une de nos gloires nationales. Le lecteur voudra bien nous permettre de consacrer ce chapitre au récit, en quelques pages, des exploits d’Iberville jusqu’à l’époque où nous venons de le mettre en scène.

La cour de Louis xiv désirant détruire Pemquid, place fortifiée bâtie sur les terres des Abénaquis, dans l’Acadie, d’où les Anglais auraient pu écraser cette nation, fit armer deux vaisseaux, L’Envieux et le Profond, qui furent placés sous le commandement d’Iberville, avec M. Bonaventure en sous-ordre.

Ces deux vaisseaux, partis de Rochefort, en France, arrivèrent le 26 juin 1696, à la Baie des Espagnols, dans l’Île du Cap Breton, où d’Iberville apprit que trois navires anglais croisaient à l’entrée de la rivière St-Jean.

Les deux vaisseaux français firent voile aussitôt de ce côté, et le 14 juillet rencontrèrent les vaisseaux anglais. D’Iberville démâta le Newport, de vingt quatre canons, et s’en rendit maître sans avoir perdu un seul homme. Une autre frégate anglaise, de trente-six canons, n’échappa qu’à la faveur de la brume.[1]

L’Envieux, le Profond et le Newport mouillèrent à Pentagouet pour réparer leurs avaries qui étaient assez considérables.[2]

Des présents du roi furent distribués aux sauvages qui s’embarquèrent au nombre de deux cent quatre, sous les ordres du baron de St-Castin. Celui-ci avait épousé une indienne de la tribu et s’était fixé parmi eux. Aux Abénaquis se joignirent vingt-cinq soldats de la compagnie de Villedieu, avec leur capitaine et son lieutenant, Montiguy.

Le 14 août, les vaisseaux mouillèrent devant Pemquid, et d’Iberville fit aussitôt sommer le commandant de se rendre. Celui-ci, du nom de Chubb, homme sans expérience de la guerre, haussa cependant le ton, et répondit qu’il défendrait son fort, quand bien même la mer serait couverte de vaisseaux français et la terre de bandes abénaquises.

Cette fanfaronnade ne fut pas suivie des effets qu’on en devait attendre.

Deux pièces d’artillerie et deux mortiers furent débarqués, et, en quelques heures les batteries furent prêtes. Après avoir fait lancer deux ou trois bombes sur le fort, d’Iberville somma de nouveau le commandant de la place de se rendre, et lui fit entendre que si la place était prise d’assaut, les sauvages, résolus de se venger de la trahison commise contre leurs chefs, sous les murs de Pemquid, ne feraient aucun quartier. Chubb accepta les conditions qui lui furent faites.

Le fort de Pemquid fut détruit et une partie de la garnison envoyée à Boston. D’Iberville conduisit l’autre partie à Pentagouet, où il attendit l’effet d’une dépêche adressée au gouverneur de Boston pour l’engager à un échange de prisonniers. Ne recevant aucune réponse, et n’ayant pas assez de vivre pour nourrir tant de monde, il envoya à Boston le reste des soldats et ne retint que les officiers. Il confia ceux-ci à la garde de Villedieu, et le 3 septembre, le Profond, l’Envieux et le Newport mirent à la voile.

À peine avaient-ils doublé des îles de Pentagouet, que d’Iberville aperçut au large sept voiles qui portaient sur eux. Il ordonna au sieur de Lauzon, commandant du Newport, de se rapprocher de l’Envieux. Sur le soir, l’escadre anglaise était fort proche, lorsque d’Iberville fit virer de bord et porter vers terre. Après avoir parcouru une lieue dans cette direction, les vaisseaux français longèrent la côte et tirèrent vers l’Île des Monts-Déserts. Les Anglais n’osèrent les suivre.

Le lendemain, comme ils ne paraissaient plus, d’Iberville s’éleva au large, cingla vers l’Île du Cap-Breton, et alla mouiller le 12 août dans la rade de Plaisance.

Cependant, une frégate anglaise avait été envoyée de Boston pour traiter de l’échange des prisonniers laissés à Pentagouet. Mais, comme le commandant se trouva le plus fort, il ne se contenta point de réclamer ses compatriotes, il arrêta encore Villedieu, chargé de négocier avec lui, et vingt-deux soldats laissés pour protéger ce poste.

L’officier français fut conduit à Boston et jeté dans une prison où il eût à essuyer des mauvais traitements et un secret absolu. Cependant, malgré toutes les précautions de ses géoliers, il trouva moyen d’informer de son emprisonnement le gouverneur du Canada, par quelques lignes tracés avec son sang sur un petit morceau de papier.

Plaisance était la seule place importante que les Français possédaient sur la côte orientale de Terreneuve. Quoique situés dans un des plus beaux ports de l’Amérique, les habitants y vivaient misérablement.

Un fort, assez mauvais, protégeait cette bicoque, et, pour le défendre, le gouverneur n’avait que dix-huit soldats, auxquels, dans le cas d’une attaque, pouvaient se joindre une centaine de pêcheurs, plus habiles à manier la ligne que le mousquet.

Tel était l’état de Plaisance, quand d’Iberville, jaloux de rétablir les affaires de la France dans l’Île de Terreneuve, offrit à la cour de s’emparer des établissements anglais.

Mais l’expédition de Pemquid l’avait retenu si longtemps, qu’il ne put arriver à Plaisance avant le milieu de septembre. M. Brouillan — qui devait le seconder — était convenu de l’attendre jusqu’à la fin du mois d’août. Ne le voyant pas arriver, il s’était mis en mer depuis quelque trois jours avec le vaisseau du roi, le Pélican, et huit bâtiments malouins, pour aller attaquer St-Jean qui était le principal établissement des Anglais.

Cette expédition ne réussit point.

Repoussé par les courants, et informé qu’il y avait dans le port de St-Jean quarante navires, dont quelques-uns avaient depuis dix-huit jusqu’à trente-deux canons, il se rabattit sur le port de Baboul, qu’il prit, ainsi que plusieurs autres, tels que Forillon, Aiguefort, Fremouse, Ragnouse, s’empara de trente navires marchands et rentra à Plaisance, fort vexé de n’avoir pu prendre St-Jean et se plaignant des malouins qui l’avaient accompagné et avec lesquels il s’était brouillé.

Il y rencontra d’Iberville qui se disposait à aller attaquer Carbonière, poste anglais le plus avancé au nord. Par le West et le Postillon, il venait de recevoir des provisions et des hommes avec lesquels il se proposait de traverser les bois à pied.

M. de Brouillan voulut l’arrêter et commanda aux Canadiens de rester. Mais ceux-ci, qui adoraient d’Iberville, déclarèrent qu’ils ne reconnaissaient pas son autorité et qu’ils suivraient leur chef ou se retireraient dans les bois. Brouillan s’arrêta devant la mauvaise humeur que manifestaient les compatriotes d’Iberville. M. de Muy lui fut député pour lui déclarer que Brouillan voulait seulement être présent à la prise de St-Jean, qu’il ne prétendait rien au butin, mais qu’il voulait avoir sa part de danger et d’honneur.

D’Iberville s’efforça de calmer l’irritation des Canadiens et se concerta avec Brouillan pour aller attaquer St-Jean. Appréhendant quelque coup de vent qui aurait pu le jeter au large et peut-être le forcer d’aller en France avec cent vingt hommes qui étaient à ses charges, d’Iberville prit le chemin de terre, à travers les bois, tandis que Brouillan s’embarquait sur le Profond et faisait voile pour Ragnouse, lieu du rendez-vous.

Les Canadiens partirent de Plaisance le jour de la Toussaint 1696, pour camper au fond du port qui a près de deux lieues de profondeur. Le lendemain, ils entrèrent dans le bois, marchèrent au milieu d’un pays mouillé, couvert de mousse, où la glace se brisait sous leurs pas.

Cette pénible marche dura neuf jours, durant lesquels il fallut se frayer un chemin dans des bois épais, traverser à l’eau des rivières et des lacs, par un temps froid. Un aumônier les accompagnait c’était l’abbé Beaudoin, autrefois mousquetaire, mais alors missionnaire dans l’Acadie.

Le dix du même mois, ils arrivèrent au Forillon, où d’Iberville se rendit un peu avant les autres à la tête de dix hommes pour se procurer des vivres qui commençaient à manquer. Fort heureusement ils se saisirent de douze chevaux qui leur servirent de nourriture.

Brouillan était arrivé à Ragnouse. Ayant renvoyé le Profond en France avec quelques prisonniers, il se rendit à Forillon avec cent hommes pour se concerter avec d’Iberville sur leur plan de Campagne. On se décida à ne commencer qu’après avoir bien reconnu la situation des Anglais.

À la tête des Canadiens — parmi lesquels se trouvaient plusieurs gentilhommes, quatre officiers, et notamment Urbain Duperret-Janson, qui venait d’être nommé enseigne de vaisseau — à la tête des Canadiens, disions-nous, d’Iberville se porta sur Bayeboulle, où il s’empara d’un bâtiment marchand dont l’équipage s’enfuit dans les bois avec les habitants du lieu.

Un détachement de vingt hommes fut envoyé vers St-Jean, pendant que plusieurs autres parcouraient les environs pour faire des prisonniers et apprendre l’état des habitants du lieu. On fut ainsi informé qu’il n’y avait à St-Jean que trois navires marchands. Ces découvertes faites, d’Iberville choisit pour son lieutenant Montigny, officier dans une compagnie de marine du Canada, et il fut joint par le parti de Brouillan.

Les neiges avaient commencé à tomber. Le 20 novembre, les Français s’avançaient en ordre de bataille. Montigny, avec trente Canadiens, formait l’avant-garde, et précédait le corps principal de cinq cents pas. D’Iberville et Brouillan suivaient à la tête des troupes.

Après avoir parcouru environ deux lieues et demie, la bande de Montigny se heurta sur un corps de quatre-vingts hommes, postés avantageusement dans le bois et couverts par quelques rochers.

Étonnés un instant, les Canadiens se mettent à genoux pour recevoir l’absolution de l’abbé Beaudoin, puis ils s’élancent tête baissée sur l’ennemi. De Brouillan et d’Iberville arrivent presque aussitôt et attaquent les Anglais en tête et en flanc avec tant de vigueur, que ceux-ci fuient et se réfugient à St-Jean. D’Iberville les y suit et les force à se jeter dans deux forts, dont il s’empare et fait trente prisonniers ; le reste s’enfuit dans un grand fort ou dans une quaiche[3] mouillée dans un hâvre. Sur ces entrefaites, de Brouillan arrive avec ses soldats et sa milice ; tous s’installent dans la ville, pendant que la quaiche sortait du port, emportant une centaine d’hommes et les effets les plus précieux des habitants.

Deux cents Anglais s’étaient retirés dans le grand fort, où ils espéraient être secourus par deux vaisseaux de guerre qu’ils attendaient. Il fallait s’ouvrir un chemin pour reconnaître ce fort. De Muy et Montigny, à la tête de soixante Canadiens, brûlèrent les maisons qui l’environnaient. Placé sur la côte nord-ouest, à mi-côte, ils étaient flanqué de quatre bastions et défendu par douze pièces de canons. Pendant qu’une partie des Canadiens travaillaient à détruire les maisons par le feu, trente autres, conduits par d’Iberville, s’étaient avancés près du fort pour les soutenir.

Comme les Anglais cherchaient à temporiser dans l’attente de secours, les commandants français envoyèrent chercher à Bayeboulle un mortier, des bombes, de la poudre qui avaient été débarqués du Profond.

Ces préparatifs décidèrent les Anglais à parlementer. Le 30 décembre, le commandant de la place demanda une entrevue qui lui fut accordée et à laquelle il se rendit avec quatre des principaux bourgeois. Ils insistèrent pour ne se rendre que le lendemain, se flattant que le vent changerait et permettrait aux deux vaisseaux qu’ils avaient vus louvoyer au large depuis deux jours de rentrer dans le port. Mais d’Iberville n’était pas homme à se laisser prendre ainsi. On lui déclara qu’il fallait se rendre de suite, sans quoi on monterait à l’assaut, et cette menace le décida. La place fut rendue à deux heures de l’après-midi.

Toujours rude dans ses procédés, Brouillan seul signa la capitulation d’une place qu’il n’avait pas prise, sans même prendre la peine de la présenter à celui qui l’avait forcée à se rendre.

Montigny fut envoyé à Portugal Cove pour barrer le passage aux fuyards qui gagnaient Carbonière au nord et en prit trente.

On proposa à Urbain de rester sur les lieux avec soixante hommes de Brouillan ; mais d’Iberville devant continuer la guerre pendant tout l’hiver avec ses Canadiens, c’était suffisant pour le faite refuser.

Quant aux deux navires en vue, voyant la place prise et désespérant de la reprendre, ils retournèrent en Angleterre.

D’Iberville et ses Canadiens, les raquettes aux pieds, n’ayant que leurs armes et un sac sur le dos, parcoururent, pendant deux mois, les établissements situés sur la côte de Terreneuve. Ils s’en emparèrent avec facilité, car la terreur avait saisi les habitants, et il ne restait plus aux Anglais que Bonaviste et l’Île de Carbonière.

« Mais, dit Charlevoix, le premier de ses deux postes était trop bien fortifié pour pouvoir être insulté par une aussi petite troupe de gens, qui, marchant sur la neige et presque toujours par des chemins impraticables à tout autre qu’à des Canadiens et à des sauvages, ne pouvaient porter tout au plus que leurs fusils et leurs épées avec ce qu’il fallait de vivres pour ne pas mourir de faim. »

« Dans cette dernière partie de la campagne, ajoute l’abbé Ferland, d’Iberville enleva six à sept cents prisonniers, qu’il envoya à Plaisance, et dont la plupart échappèrent parce qu’il n’y avait point de lieu pour les garder avec sécurité.

« Dans toute cette campagne, d’Iberville se montra habile homme de guerre. Avec une poignée de Canadiens, dépourvue de secours, il s’empara des côtes de Terreneuve, et répandit, dans tout l’île, la terreur du nom français.

« Les gentilshommes canadiens qui s’étaient engagés dans cette expédition se distinguèrent par leurs qualités militaires. Fils de braves officiers, ils avaient, dès l’enfance, commencé à manier le fusil, à parcourir les forêts, soit en poursuivant les bêtes sauvages, soit en faisant la guerre aux Iroquois.

« Pendant le combat, chacun des canadiens agissait par lui-même, attaquait l’ennemi ou se défendait à sa guise. »

D’Iberville retourna à Plaisance et partit bientôt après pour Québec avec Urbain en attendant des secours qu’il avait demandés en France par M. de Bonaventure. Ceux-ci lui arrivèrent effectivement le 18 mai 1697, conduits par son frère le sieur de Sérigny.

  1. Tous ces renseignements sont empruntés aux relations du temps.
  2. D’après le Dr  E. B. O’Callaghan, Noxoat et Pentagouet se trouvaient situés sur la rivière Nashwauk, vis-à-vis Frédericton, dans le Nouveau-Brunswick.
  3. Petit vaisseau à un pout mâté en fourche.